Idées de fin d’année (2)

C’est toujours plus délicat de recommander de la fiction à offrir, tant les goûts et les critères de choix varient d’un lecteur à l’autre. Voici en tout cas des livres qui m’ont marquée par leur qualité d’écriture et leur originalité.
Les liens renvoient au billet avec un avis plus détaillé, quand il y en a un, et certains sont déjà en format de poche… ils sont notés (*)

Celui qui veille de Louise Erdrich (*) une histoire très vivante et pleine d’humanité, dans le Dakota des années 50.
Leçons de Ian McEwan, un grand roman, foisonnant, sur l’Europe des soixante dernières années.
Un grand bruit de catastrophe de Nicolas Delisle-L’heureux, un roman d’apprentissage et d’amitié dans le Grand Nord canadien.

Soleil oblique et autres histoires irlandaises de Donal Ryan, à l’écriture éblouissante.
La femme paradis de Pierre Chavagné, un court roman « post-apocalyptique » remarquable par son atmosphère.
Rivage de la colère de Caroline Laurent (*) un beau roman sur le destin des îles Chagos, dans l’Océan Indien.

Les abattus de Noëlle Renaude, un beau roman noir, original et prenant.
Boccanera de Michèle Pedinielli (*) le début d’une série avec une enquêtrice qui sort des sentiers battus.
L’archipel des larmes de Camilla Grebe (*) encore une série (qui peut se lire en désordre) avec des romans remarquablement bien agencés.

On dirait des hommes de Fabrice Tassel, une histoire qui n’est peut-être pas tout à fait ce qu’elle semble être…
Body language de A. K. Turner, une nouvelle série qui a pour cadre une morgue londonienne, et c’est passionnant, si, si !
Maudit printemps de Antonio Manzini (*) un auteur italien de polars à découvrir sans faute !

Et voilà pour ces quelques idées, mais je suis certaine que vous aussi en avez à revendre !

Idées de fin d’année

Arrivant un peu avant ou en lieu et place du traditionnel bilan de l’année écoulée, voici un choix de cadeaux qui peuvent constituer une alternative au dernier Goncourt ou au tout récent Lucky Luke…

Des animaux, de l’humour, des situations bien identifiables, ça marche !
Une baignoire bien remplie de Susanna Strasser, ou un autre de ses albums.
Maman, c’est toi ? de Mathieu Maudet (ses autres albums méritent le détour aussi)
Un meilleur meilleur ami d’Olivier Tallec, un joli album où le personnage principal est un champignon qui se pose beaucoup de questions. Et quels superbes dessins !

La longue marche des dindes de Leonie Bischoff, une très belle bande dessinée, western mais aussi éloge de la différence.
Mémoires de la forêt tome 1, Les souvenirs de Ferdinand Taupe de Mickaël Brun-Arnaud, ravira les amis des animaux.
Le cochon de Noël de J.K. Rowling, un conte de saison qui plaira aux jeunes lecteurs, avec pour seul risque de tomber ensuite dans la marmite « Harry Potter » !

Le jardin des oiseaux, un regard antispéciste sur le vivant, de Jean-Louis Lovisa avec ses pages riches en documentation et ses magnifiques photographies.
Le jardin spontané de Noémie Vialard vous incite à recueillir dans votre jardin des plantes à fleurs qui vont se ressemer toutes seules.
La petite cuisine potagère de Sonia Ezgulian pour se régaler de recettes de légumes de saison.

Sambre, radioscopie d’un fait-divers d’Alice Géraud, l’excellente enquête qui a inspiré la série diffusée récemment
Les nuits que l’on choisit d’Elise Costa, chroniqueuse judiciaire qui a suivi des affaires plus ou moins médiatisées avec rigueur, et non sans émotion.
Les contemplées de Pauline Hillier, une plongée frappante dans une prison pour femmes à Tunis.

Jours de sable, un photographe dans le Dust Bowl dans les années 30, très bien dessiné par Aimé De Jongh
Les pizzlys de Jérémie Moreau, sur le thème de la nécessaire adaptation au changement climatique.
Les entrailles de New York, de Julia Wertz, pour (re)découvrir autrement la ville qui ne dort jamais.

Et vous, avez-vous des idées d’incontournables à offrir ?
A suivre : une sélection de romans, polars ou recueils de nouvelles…

Pauline Hillier, Les Contemplées

Dès les premières lignes, dans le vif, il faut suivre la narratrice d’un véhicule de police jusqu’à une cellule, un « pavillon » comme on l’appelle, où se trouvent déjà une trentaine d’autres femmes. L’absence d’intimité et de possessions personnelles, l’hygiène réduite au minimum, la nourriture infecte, le bruit, les parasites, la brutalité des gardiennes, voilà ce qu’elle va devoir partager avec des femmes de tous âges, meurtrières, voleuses ou victimes de l’appareil judiciaire patriarcal. L’absence de langue commune constitue une barrière, mais bientôt une communication se crée et de petits gestes pleins d’humanité permettent de ne pas sombrer. La narratrice ignore tout des codes de la prison, et même de la durée de sa détention. Les convois vers le tribunal sont un cauchemar, et au procès, elle est nantie d’un traducteur qui ne se donne pas la peine de lui retransmettre ce qui est dit.

Pauline Hillier, incarcérée pour avoir manifesté en soutien à une féministe tunisienne, a vécu elle-même un temps de détention à la Manouba, prison pour femmes de Tunis. Il lui a fallu dix ans pour écrire ce roman, inspiré de ce qu’elle a vécu, sans que les personnes décrites n’y soient exactement les mêmes.
Le plus touchant et le plus effrayant à la fois, ce sont les histoires que ses codétenues finissent par dévoiler, l’une accusée d’adultère, l’autre de fraude, d’autres de prostitution, une autre encore, toute jeune, du meurtre de son violeur. Ce qu’elles racontent est terrible, et montre quelle place les femmes occupent dans cette société où dès le plus jeune âge, elles sont éduquées à se faire discrètes, transparentes, obéissantes au moindre désir masculin.
Un livre fort et bouleversant, avec des portraits de femmes inoubliables.

Les Contemplées de Pauline Hillier, La Manufacture de Livres, février 2023, 204 pages.

Dasola, Delphine, Keisha, Sandrion et A_girl_from_earth sont elles aussi enthousiastes, même si j’ai vu ici ou là que d’autres n’avaient pas accroché…

Mariana Enriquez, Ce que nous avons perdu dans le feu

« Oublier les gens qu’on a seulement connus à travers des mots est bizarre, tant qu’ils existaient ils étaient plus intenses que la réalité, et à présent ils sont plus éloignés que des étrangers. »

La première nouvelle met en scène une jeune fille qui vit seule dans la maison de ses grands-parents dans le quartier devenu le plus mal famé de Buenos Aires. Elle fait la connaissance d’un petit garçon qui vit dans la rue avec sa mère droguée, et s’inquiète pour lui. Avec raison sans doute, car la violence et l’horreur ne sont pas loin. La deuxième nouvelle emmène les lecteurs dans un hôtel où le passé sombre de l’Argentine va ressurgir brièvement, mais fortement.
Les personnages de tous les textes sont des fillettes ou des jeunes filles, parfois de jeunes femmes au début de leur vie adulte : premier couple, premier appartement, premier travail. Cette découverte de la vie s’accompagne de révélations perturbantes, parfois même franchement effrayantes.

« Tous les jours je pense à Adela. Et si son souvenir ne surgit pas au cours de la journée -taches de rousseur, dents jaunes, cheveux blonds trop fins, moignon à l’épaule, bottines en peau de chamois- il revient la nuit, quand je rêve. »

Voici une lecture que je repoussais depuis de longues années ! J’ai écouté Mariana Enriquez lors d’une rencontre en 2017, à propos de ces nouvelles, précisément, et je l’avais trouvé très intéressante. Je n’avais pas pris de notes, malheureusement, mais j’ai reconnu un passage de la troisième nouvelle qui avait été lue lors de cette rencontre. La jeune autrice a écrit ensuite Notre part de nuit, un bon gros roman de 800 pages et très récemment Du danger de fumer au lit, un deuxième recueil de nouvelles. Je vous conseille d’aller voir la couverture de ce dernier livre, si ce n’est déjà fait.
Me voici donc lancée, six ans après, dans ces douze nouvelles qui m’ont toutes frappée les unes plus que les autres. Quelques lignes suffisent à mettre dans l’ambiance, et quelle ambiance ! Une fois les personnages posés, une sensation de malaise, diffuse, ou plus prégnante, s’installe très vite, et rend la lecture captivante. La pauvreté y est montrée par l’autrice comme une composante essentielle de l’Argentine, ainsi que la violence, qu’elle soit familiale, de rue ou ordonnée par l’état. Les femmes en sont bien souvent les premières victimes, et leurs échappatoires ne sont pas toujours celles auxquelles on penserait spontanément. Les textes vont crescendo, avec des scénarios de plus en plus terribles et fascinants à la fois (mais rien que je ne puisse lire, tout de même). Je peux vous dire qu’après cette lecture, beaucoup de romans risquent de vous paraître bien mièvres.

Ce que nous avons perdu dans le feu, de Mariana Enriquez (Las cosas que perdimos en el fuego) éditions du Sous-sol, 2017, traduction de Anne Platagenet, 240 pages. Existe en poche.

Un autre billet chez Krol.
Première participation au mois latino d’Ingannmic.


Sibylle Grimbert, Le dernier des siens

Rentrée littéraire 2022 (5)
« Il avait ramassé le pingouin comme il l’aurait fait d’une fleur rare à classer dans les collections de Jussieu, par exemple. »

En pleine conférence des Nations-Unis sur la biodiversité, (à laquelle nombre de chefs d’états n’ont pas jugé bon de se rendre), la disparition des espèces due aux activités humaines devrait alerter tout un chacun, et pour ce faire, pourquoi ne pas passer par le biais du roman ?
C’est ce que fait Sibylle Grimbert en emmenant le lecteur dans les années 1835 à 1846, aux côtés d’un jeune scientifique envoyé par le muséum d’histoire naturelle de Lille pour rapporter un spécimen, mort ou vif, de grand pingouin. Dès les premières pages, Gus assiste sur l’île d’Eldey au massacre par des marins d’une colonie de quelques dizaines de grands pingouins. Un seul est récupéré, blessé mais vivant, et Gus se met en tête de le rapporter ainsi en France. Il ne se doute pas qu’il va s’attacher au volatile, tenir compte de ses humeurs et de ses besoins au point de rester avec lui dans l’Atlantique Nord. Tous deux iront, au gré des rencontres et des décisions de Gus, dans les Orcades et les Féroé, ainsi qu’en Islande.

« Gus ne vit plus un spécimen de grand pingouin: il vit celui-ci en particulier, celui qu’il avait sauvé; il observait des usages anciens à travers lui, des habitudes apprises, un enseignement, une intelligence manifestés dans cette créature précise. »

Le jeune zoologiste se passionne d’autant plus pour l’animal, qu’il nomme Prosp, qu’il entend par ouïe-dire, puis constate par lui-même, que plus aucun autre individu de cette espèce ne survit. Il connaissait l’extinction des espèces en théorie, mais se rend compte qu’il y assiste au plus près.
Par la même occasion, nous autres, lecteurs, observons aussi le processus en détail. L’écriture de Sibylle Grimbert rend superbement bien le drame qui s’annonce et la dépression qui touche Gus face à cette extinction. Le fond et la forme se rejoignent dans un très beau plaidoyer pour la protection des espèces, sans procéder à une démonstration, et en gardant bien d’un bout à l’autre du livre à l’esprit que Gus est un homme du dix-neuvième siècle, et ne raisonne donc pas avec les connaissances de notre époque. Et que Prosp est un pingouin, pas un animal domestique !
Une lecture en apnée, avec des personnages très touchants et un décor gris et froid particulièrement bien rendu. Il y aurait encore beaucoup à dire sur ce roman, mais surtout : lisez-le !

Le dernier des siens de Sibylle Grimbert, éditions Anne Carrière, août 2022, 192 pages.

Repéré chez Delphine Olympe.

Peter Heller, La rivière

« Les murs d’arbres aux essences variées, pins, épicéas, sapins, mélèzes, bouleaux, formaient des remparts de silence lugubre qui pouvaient abriter n’importe quelle mauvaise intention. »

Après La constellation du chien et Céline, je poursuis ma lecture de « tout » Peter Heller avec La rivière. Changement de genre encore, on est ici dans un mélange d’aventures et de tragédie, mêlées de nature writing de la plus belle eau. Une descente de fleuve sur en direction de la baie d’Hudson, en pleine forêt, avec traversées de rapides et portages de canoë, voilà le projet de Jack et Wynn, deux copains de fac fondus d’escapades en pleine nature. Ils se sont fait déposer en hydravion, sont, malgré leurs moyens d’étudiants, bien équipés. Pour corser l’aventure, ils ont choisi de se passer de leurs téléphones portables et comptent se nourrir en partie de leur pêche. Jack et Wynn ont prévu la plupart des ennuis possibles, mais bien sûr, l’imprévisible va s’inviter dans leur périple. J’allais vous citer les aléas auxquels ils vont devoir faire face, du plus anodin au plus grave, mais pourquoi en dire trop ? Alors, humains, animaux ou phénomènes naturels, qu’est-ce qui va venir leur mettre des bâtons dans les roues ? Ou plutôt, sous la coque ?

« Jack tendit le bras droit devant lui et le leva vers le soleil en partie caché. Il compta les largeurs de main jusqu’aux arbres de l’autre côté de la rivière. Chaque doigt représentait quinze minutes, la main sans le pouce une heure. C’est son père qui lui avait appris ça. “On a un peu plus de quatre heures de lumière”, dit-il. »

Désolée de le clamer ici face aux fans de Pete Fromm, car il en existe je crois, mais Peter Heller est le plus grand, le plus formidable conteur américain d’histoires au cœur de la nature. Il possède un sens du rythme tout simplement parfait, et le calme du début du roman laisse place petit à petit à une tension qui monte crescendo et ne déçoit jamais. Quant à l’écriture, elle allie poésie, réalisme et force des thèmes. Les épreuves de l’amitié, la puissance de la nature, les réactions face aux obstacles, confiance ou méfiance, le tout dans un décor de rêve, qui peut virer au cauchemar. Sans en faire trop non plus, ce qui serait pour moi rédhibitoire, et tout en réussissant, dans un genre assez représenté, à surprendre très souvent… je suis tout simplement fan.

La rivière de Peter Heller, (The river, 2019) éditions Actes Sud, mai 2021, traduction de Céline Leroy, 304 pages.

Luocine le conseille aussi

Antonio Paolacci et Paola Ronco, Nuages baroques

« Personne, absolument personne, pas même les rares touristes, ne prêtait attention au panorama de carte postale qui se déployait derrière la mer : les armatures bleues des grues du port, pareilles à de gigantesques insectes préhistoriques, les couleurs contrastées des containers empilés sur les navires, la vue imprenable sur la Lanterne. »

Mes maigres publications du mois de novembre pourraient laisser penser que je n’ai lu que pour le mois allemand, il n’en est rien, j’ai même beaucoup lu, alternant nouveautés, policiers et pavés qui attendaient dans mes étagères. Le problème étant d’écrire des avis… ce qui fait que je laisse passer sans en parler de nombreux livres qu’on a déjà vu ici et là.
Je vais pourtant faire une exception pour ce polar, un premier roman à quatre mains venu d’Italie. Un joggeur matinal découvre sur le port de Gênes un tout jeune homme, vêtu d’un long manteau rose, agonisant. Andrea, étudiant en architecture, semblait venir d’une fête pour l’union civile pour tous qui s’était tenue non loin de là. Les collègues de Paolo Nigra, sous-préfet de police, pensent aussitôt à une agression homophobe, lui-même préfère explorer toutes les pistes possibles, et ne pas négliger de s’intéresser à l’entourage du jeune homme, ses amis ou un oncle, architecte très connu.

« Santamaria se faufila sous le ruban, se fraya un chemin parmi la foule et ouvrit le passage à l’homme, intimant aux curieux de le laisser avancer. Une fois à ses côtés, elle s’approcha tout près pour lui murmurer : « Dottò, il était temps, ceux-là partent en cacahuète. Si vous me passez l’expression. »

Le roman se passe en 2016. Paolo Nigra est homosexuel, ses collègues sont au courant, contrairement à l’entourage de son amoureux, acteur en plein tournage d’une série où il joue… un policier ! Cela peut créer des situations gênantes, surtout pour les autres, car Nigra prend souvent les choses avec humour, même les réactions les plus ouvertement discriminatoires.
Je sens que ce nouveau policier, épaulé par une équipe particulièrement haute en couleur, va devenir un de mes chouchous, comme Ricciardi à Naples ou Camilleri en Sicile, si toutefois l’éditeur continue à faire paraître les traductions suivantes. Je vote pour !
Le duo d’auteurs réussit aussi bien les dialogues que la trame policière, la peinture des caractères que l’évocation d’une ville peu mise en avant dans la littérature. Un sans-faute que je recommande vivement.

Nuages baroques de Antonio Paolacci et Paola Ronco, (Nuvole barocche, 2019) éditions Rivages, octobre 2022, traduction de Sophie Bajard, 350 pages.

Kristiana Kahakauwila, 39 bonnes raisons de transformer des obsèques hawaiiennes en beuverie

L’envie de découvrir une maison d’édition, Au vent des îles, l’attrait de cette couverture très réussie et la présence de l’autrice au festival America, voici autant de raisons qui m’ont donné envie de lire ce recueil de nouvelles.
(C’est tout à fait le genre de livres qui me motivent pour écrire des billets, tellement plus que ceux qu’on voit partout, mais que pourtant j’oublierai très vite)

« Nous devenons des piliers de la communauté insulaire. Nous nous transformons en ce que nous avons toujours rêvé d’être. Mais parfois, tard le soir, seules sous la courtepointe hawaïenne brodée main que nous avons enfin les moyens de nous offrir, nous regrettons de ne pas avoir suivi nos petits amis de l’université à Washington DC ou à Chicago. Nous aurions pu nous passer du rôle de pilier. Nous aurions pu vivre en femmes ordinaires. »

La première nouvelle, dont l’extrait ci-dessus donne une idée, possède une construction ambitieuse mais parfaite, qui donne la parole uniquement à des femmes. S’expriment ainsi successivement au nom de leur groupe, des surfeuses, des jeunes cadres très investies localement, ou enfin des femmes de chambre. Elles observent une jeune touriste, une de plus, mais celle-ci ne va pas passer le séjour de rêve tant attendu. Avec un style qui mêle humour, précision et énergie, ce premier texte ne manque pas de laisser déjà une forte impression.

« Elle parlait toujours de l’histoire au présent, ce qui ne manquait jamais de l’embrouiller. Pour lui, l’histoire ne se prêtait pas à être réinterprétée ou revécue, elle était seulement accessible par le biais de longues et consciencieuses études. »

La deuxième nouvelle explore le milieu des combats de coqs, mais aussi les thèmes de la fidélité et de la vengeance, qui ne font pas bon ménage.
Dans la troisième, une demande en mariage amène le thème de l’appartenance à un lieu.
La quatrième donne son titre au recueil, titre qui reflète exactement son contenu, numéroté de 1 à 39 : les obsèques à la mode hawaïenne montrent une façon de penser la mort bien éloignée de celle des Américains du continent.
La cinquième évoque le thème de la culpabilité et la sixième et dernière des relations père-fils gangrenées par un silence de plusieurs années.
Toutes montrent une connaissance évidente de l’archipel hawaïen, et des rapports compliqués entre locaux et continentaux, sur fond de traditions et de rêves de modernité. Les personnages, souvent des jeunes qui peinent à trouver leur juste place, sont particulièrement réussis, pas du tout stéréotypés, mais au contraire pleins de facettes dévoilées avec habileté.
Je me suis régalée de bout en bout, et ai beaucoup apprécié la traduction de Mireille Vignol qui a su trouver une façon intéressante de traduire le pidgin local : c’est plus qu’une langue, c’est une façon de penser, qui par exemple n’utilise pas de temps passé.
Je vais garder un œil à la fois sur la maison d’édition et sur la jeune autrice.

39 bonnes raisons de transformer des obsèques hawaiiennes en beuverie de Kristiana Kahakauwila (This is paradise, 2013) éditions Au vent des îles, avril 2022, traduction de Mireille Vignol, 221 pages.

Projet 50 états, 50 romans : Hawaï

Gouzel Iakhina, Zouleikha ouvre les yeux

« Parfois, elle avait l’impression qu’elle était déjà morte. Mais lorsque Zouleikha s’approchait des latrines improvisées dans un coin de la cellule, qui consistaient en un grand seau de fer-blanc sonore, et qu’elle sentait ses joues brûler de honte, elle comprenait soudain qu’elle était encore en vie. Les morts ne connaissent pas la honte. »

Dans les années 30, dans le pays Tatar, région russe dont la capitale est Kazan, une jeune femme subit sa vie auprès d’un mari tyrannique et d’une belle-mère qui la prend pour une esclave. Mariée depuis quinze ans à cet homme bien plus âgé, elle a perdu quatre bébés filles toutes petites encore et s’en remet à de vieilles superstitions dans l’espoir d’avoir un enfant. Lorsque les autorités villageoises, sur ordre de Staline, décrètent la « dékoulakisation », à l’encontre des propriétaires terriens, si humbles soient-ils, le mari de Zouleikha est tué en tentant de résister et la jeune femme est déportée avec de nombreux autres habitants.
Le thème est le même que dans L’étrangère aux yeux bleus, mais d’un point de vue totalement différent puisque Zouleikha n’échappe pas au sort qui l’attend, alors que les personnages de l’autre roman tentaient de fuir avec leurs troupeaux. S’ensuit pour la jeune femme une longue errance dans un wagon bondé, puis l’arrivée dans un endroit éloigné de tout, en Sibérie, au bord du fleuve Angara, où les déportés devront s’organiser.

« Du haut de la colline, la plaine s’étendant en bas ressemble à une immense nappe blanche sur laquelle la main du Très-Haut a égrené des perles d’arbres et des rubans de routes. La caravane des koulaks forme un fil de soie fin qui s’étire jusqu’à l’horizon, où le soleil pourpre se lève solennellement.  »

Un premier roman qui embrasse tout un pan de l’histoire de la Russie, du côté des petites gens qui ne comprennent pas forcément dans quoi ils sont embarqués, voici qui m’a tout de suite attirée, et j’ai été ravie de trouver ce roman à Saint-Malo, lors du festival Étonnants Voyageurs. Même si je n’ai pas pu y écouter Gouzel Iakhina, je n’ai pas douté un instant que ce roman allait me plaire. Et il m’a plu au-delà de ce que j’imaginais !
Outre le contexte passionnant, les personnages font la force de ce roman. Comment ne pas s’attacher à Zouleikha, toute menue et discrète, et au bouleversement de sa vie qui la fera passer quasiment du Moyen-Âge à l’époque moderne en seize années de déportation. Quel beau personnage qui malgré les épreuves, trouve toujours une force ultime pour avancer ! Il y a aussi le chef de camp, Ignatov, d’autres « déplacés » dont certains sont des intellectuels venus de Saint-Pétersbourg, comme Isabella ou le peintre Ikonnikov. Et ensuite, arrive Youssouf… des personnages intensément humains qui vont, chacun à leur heure, émouvoir et faire se sentir proche d’eux.
J’ai tout aimé dans ce roman, même l’ambivalence des personnages, qui ne sont ni entièrement mauvais, ni foncièrement bons. Si l’autrice s’est incontestablement bien documentée sur le Tatarstan des années 30, cela reste discret et jamais péremptoire.
L’écriture et la traduction rendent parfaitement les paysages et les saisons, comme les dialogues et les sentiments : que de qualités pour un premier roman ! J’en suis encore sous le charme…

Zouleikha ouvre les yeux de Gouzel Iakhina, (Zouleikha otkryvaet glaza, 2015), éditions Libretto, 2021, traduction de Maud Mabillard, 560 pages.

Pour les curieux, voici une interview intéressante qui n’en dit pas trop sur les livres de l’autrice pour laisser le plaisir de la découverte, et aussi la page consacrée à Gouzel du festival Étonnants voyageurs.

Roman repéré chez Aifelle, Claudialucia et Ingannmic, il participe au défi Pavé de l’été chez Brize.

Fiona Kidman, Albert Black

« Tandis que les incendies éclataient chaque année à Belfast, on mettait des livres au feu du haut en bas de la Nouvelle-Zélande. La police courait d’une librairie à une autre, envahissait les bibliothèques de prêt et s’abattait sur les petites crèmeries de quartier qui avaient en stock quelques éditions de poche, raflant au passage des livres et des bandes dessinées. »

Nouvelle-Zélande, 1954 : le gouvernement fait brûler les livres subversifs qui incitent les jeunes (surtout les filles, bien sûr) à la débauche, et rétablit la peine de mort. A cette même époque, la méfiance est grande envers les immigrés, écossais ou irlandais venus avec un billet de bateau à 10 livres chercher du travail dans ce pays neuf. Des emplois, ils en trouvent, mais pour ceux qui tôt ou tard finissent par avoir le mal du pays, le retour n’est pas au même tarif !
En attendant, garçons et filles fréquentent les bars, s’amusent au son du juke-box et des musiques à la mode. C’est ainsi que vit Albert Black, surnommé Paddy, jeune irlandais de vingt ans débarqué quelques mois auparavant. Après avoir été hébergé par une veuve sympathique dans la région de Wellington, il décide de trouver un emploi mieux rémunéré à Auckland, mais fait aussi des rencontres qui vont peser sur sa destinée.

« Les lumières sont toujours allumées dans les couloirs de la prison , une lueur glauque fluorescente qui se faufile par le judas des portes, si bien qu’au plus profond de la nuit, il est impossible d’être soulagé par l’obscurité clémente. »

Voici un livre, je ne dis pas un roman puisqu’il s’agit de personnages réels et de faits survenus dans les années cinquante en Nouvelle-Zélande, voici un livre donc qui m’a complètement accaparée, ce qui est difficile ces derniers temps. Il se montre aussi prenant qu’un roman policier, tout en brassant bon nombre de thèmes forts. Que ce soit le mal du pays ressenti par Paddy, la panique morale du gouvernement néo-zélandais dans ces années-là, la justice et les médias qui condamnent avant de juger, la peine de mort, chaque sujet est étudié avec toutes ses facettes, et jamais plaqué sur le texte.
Je ne connaissais pas l’autrice, mais j’ai le sentiment qu’elle s’est investie à fond dans l’écriture de ce livre. Tout en respectant l’exactitude des faits, elle a réalisé un très beau travail d’écriture, que la traduction a bien rendu, et tout au long du livre, j’ai apprécié la manière de raconter, en passant d’un personnage à un autre, en retournant parfois en Irlande, en mettant en scène chaque témoin, chaque intervenant du procès.
J’ai pensé à d’autres livres, De sang froid de Truman Capote ou L’inconnu de la poste de Florence Aubenas, mais la comparaison n’était pas en faveur de ce dernier. Albert Black, peut-être parce qu’il se réfère à un fait-divers plus ancien, tient beaucoup mieux la route, c’est une très belle convergence entre des thèmes forts, une écriture engagée et une structure intéressante.

Albert Black de Fiona Kidman, (This mortal boy, 2018), éditions Sabine Wespieser, avril 2021, traduction de Dominique Goy-Blanquet, 347 pages.