Gouzel Iakhina, Zouleikha ouvre les yeux

« Parfois, elle avait l’impression qu’elle était déjà morte. Mais lorsque Zouleikha s’approchait des latrines improvisées dans un coin de la cellule, qui consistaient en un grand seau de fer-blanc sonore, et qu’elle sentait ses joues brûler de honte, elle comprenait soudain qu’elle était encore en vie. Les morts ne connaissent pas la honte. »

Dans les années 30, dans le pays Tatar, région russe dont la capitale est Kazan, une jeune femme subit sa vie auprès d’un mari tyrannique et d’une belle-mère qui la prend pour une esclave. Mariée depuis quinze ans à cet homme bien plus âgé, elle a perdu quatre bébés filles toutes petites encore et s’en remet à de vieilles superstitions dans l’espoir d’avoir un enfant. Lorsque les autorités villageoises, sur ordre de Staline, décrètent la « dékoulakisation », à l’encontre des propriétaires terriens, si humbles soient-ils, le mari de Zouleikha est tué en tentant de résister et la jeune femme est déportée avec de nombreux autres habitants.
Le thème est le même que dans L’étrangère aux yeux bleus, mais d’un point de vue totalement différent puisque Zouleikha n’échappe pas au sort qui l’attend, alors que les personnages de l’autre roman tentaient de fuir avec leurs troupeaux. S’ensuit pour la jeune femme une longue errance dans un wagon bondé, puis l’arrivée dans un endroit éloigné de tout, en Sibérie, au bord du fleuve Angara, où les déportés devront s’organiser.

« Du haut de la colline, la plaine s’étendant en bas ressemble à une immense nappe blanche sur laquelle la main du Très-Haut a égrené des perles d’arbres et des rubans de routes. La caravane des koulaks forme un fil de soie fin qui s’étire jusqu’à l’horizon, où le soleil pourpre se lève solennellement.  »

Un premier roman qui embrasse tout un pan de l’histoire de la Russie, du côté des petites gens qui ne comprennent pas forcément dans quoi ils sont embarqués, voici qui m’a tout de suite attirée, et j’ai été ravie de trouver ce roman à Saint-Malo, lors du festival Étonnants Voyageurs. Même si je n’ai pas pu y écouter Gouzel Iakhina, je n’ai pas douté un instant que ce roman allait me plaire. Et il m’a plu au-delà de ce que j’imaginais !
Outre le contexte passionnant, les personnages font la force de ce roman. Comment ne pas s’attacher à Zouleikha, toute menue et discrète, et au bouleversement de sa vie qui la fera passer quasiment du Moyen-Âge à l’époque moderne en seize années de déportation. Quel beau personnage qui malgré les épreuves, trouve toujours une force ultime pour avancer ! Il y a aussi le chef de camp, Ignatov, d’autres « déplacés » dont certains sont des intellectuels venus de Saint-Pétersbourg, comme Isabella ou le peintre Ikonnikov. Et ensuite, arrive Youssouf… des personnages intensément humains qui vont, chacun à leur heure, émouvoir et faire se sentir proche d’eux.
J’ai tout aimé dans ce roman, même l’ambivalence des personnages, qui ne sont ni entièrement mauvais, ni foncièrement bons. Si l’autrice s’est incontestablement bien documentée sur le Tatarstan des années 30, cela reste discret et jamais péremptoire.
L’écriture et la traduction rendent parfaitement les paysages et les saisons, comme les dialogues et les sentiments : que de qualités pour un premier roman ! J’en suis encore sous le charme…

Zouleikha ouvre les yeux de Gouzel Iakhina, (Zouleikha otkryvaet glaza, 2015), éditions Libretto, 2021, traduction de Maud Mabillard, 560 pages.

Pour les curieux, voici une interview intéressante qui n’en dit pas trop sur les livres de l’autrice pour laisser le plaisir de la découverte, et aussi la page consacrée à Gouzel du festival Étonnants voyageurs.

Roman repéré chez Aifelle, Claudialucia et Ingannmic, il participe au défi Pavé de l’été chez Brize.

Yamen Manai, La sérénade d’Ibrahim Santos

« – C’est après la terre qu’ils en ont, après la terre et ce qui sort de la terre, dit le vieux Ruiz depuis sa chaise en teck. Ces hommes ont trop de pouvoir pour se contenter d’apprécier une bonne bouteille et décamper. »

Dans un pays jamais nommé, sur une île où l’on cultive la canne à sucre et le tabac, un petit village est resté à l’écart des bouleversements politiques et arbore encore l’ancien drapeau et le portrait du président déchu depuis vingt ans. Jusqu’à ce que le Président-Général et son frère Premier Ministre découvrent un rhum d’une qualité telle qu’ils s’intéressent immédiatement à sa provenance : le village de Santa Clara. Un émissaire est envoyé, qui découvre avec stupeur l’ignorance de tous les habitants. En vue d’une visite ministérielle, il va devoir mettre rapidement cette population au courant, leur apprendre à crier Vive la Révolution, et à jouer l’hymne national. C’est là qu’Ibrahim Santos, chef d’orchestre mais aussi météorologue, intervient…

« Le soir tomba. La lune était belle et ronde et pas une constellation ne cachait ses étoiles. L’air léger portait dans tout Santa Clara l’odeur de la viande de porc grillé, et faisait geindre le maire qui gisait par terre, lampes éteintes, dans l’obscurité de sa maison. »

C’est avec beaucoup d’humour que Yamen Manai dévoile dès la préface le contexte où il a décidé de « rendre le bras d’honneur que lui adressait Big Brother et son sourire de joueur de flûte partout affiché » en écrivant ce roman. Mais c’est le début des années 2010, et les Tunisiens initient le Printemps arabe. Alors, « l’homme qui ne prenait pas une ride s’envole avec sa dulcinée ». Le livre est publié à ce moment-là.
Voilà pour l’histoire avec un grand H.
Quant aux histoires contenues dans ce roman aux allures de conte, ce sont celles, mêlées les unes aux autres, d’Ibrahim Santos, le musicien qui prévoit le temps et aide aux récoltes, d’Eddie, le trompettiste un peu simplet, du maire José Ricardo Silva et de ses cochons bien gras, de Lia Carmen et ses présages, de l’agronome Joaquin Calderon envoyé en mission à Santa Clara… Un conte, avec un zeste de réalisme magique et beaucoup d’humour, de l’imagination à revendre et des dialogues percutants. La critique politique n’est jamais loin, et les dictatures sont bien moquées.
J’ai lu ce roman juste avant d’aller croiser l’auteur à Saint-Malo, et je me suis régalée. J’ai bien sûr demandé à l’auteur, très sympathique, une petite dédicace pour son dernier roman Bel abîme.
Une autre lecture est à suivre, donc !

La sérénade d’Ibrahim Santos, de Yamen Manai, éditions Elyzad, 2011, paru en poche en 2018, 240 pages.

Repéré grâce à Krol.
Le portrait de l’auteur sur le site d’Étonnants voyageurs et les débats à (ré)écouter…

Lectures du mois (27) spécial littérature française

Vous devez savoir, pour ceux qui fréquentent régulièrement ce blog, que j’ai une préférence pour la littérature étrangère. Toutefois, il m’arrive de me laisser tenter par des romans français récents dont les critiques sont bonnes. Il faut bien se tenir un peu au courant !
Voici donc en bref mes ressentis sur des livres dont vous avez sans doute entendu parler, ou peut-être déjà lus.

Caroline Dorka Fenech, Rosa dolorosa, éditions La Martinière, août 2020, sorti en poche.
« Aux fenêtres, les linges pendus paraissaient en lambeaux. Et, à cette heure-ci, il n’y avait personne. Seuls les Messina passaient sous les fils électriques fragiles et noirs qui couraient d’une façade d’immeuble à l’autre, composant une toile d’araignée funèbre au-dessus d’eux. »

Toute la vie de Rosa tourne autour de son fils Lino. Le jeune homme d’une vingtaine d’années monte avec elle un projet d’hôtel à Nice, où Rosa possède déjà un petit restaurant. Jusqu’au jour où Lino est mis en examen pour un meurtre, chose impensable pour sa mère. Sous le choc, elle met tout en œuvre pour prouver l’innocence de son fils.
La force de ce roman assez court réside dans la tension qui parcourt le roman et dans la magnifique scène finale… Sinon, le style un peu inégal, avec de belles descriptions mais des dialogues pas toujours intéressants, font que j’ai été un soupçon déçue, j’attendais mieux de ce premier roman.

Karine Tuil, Les choses humaines, éditions Gallimard, août 2019, sorti en poche.
« Ils découvraient la différence entre l’épreuve et le drame : la première partie était supportable ; le second se produisait dans un fracas intérieur sans résolution possible – un chagrin durable et définitif. »

Tout le monde connaît les parents d’Alexandre Farel, jeune étudiant brillant à Stanford. Son père présente une émission politique très regardée, sa mère écrit des essais féministes. Mais Alexandre est accusé du viol d’une jeune fille. C’est là que deux ressentis s’affrontent, jusqu’au procès. Pour Alexandre, il y avait consentement, pour Mila, la jeune fille, traumatisée, il y a eu viol.
L’écriture des deux premières parties ne présente aucun intérêt notable… Le style qui consiste à aligner des faits à propos de chaque personnage avec une grande platitude m’a laissée assez effarée et inquiète de la suite. Ajoutons à cela que les protagonistes n’éveillent aucune identification ni compassion et ne montrent que des aspects assez odieux d’eux-même. Heureusement la troisième partie consacrée au procès s’avère plus intéressante à lire tout en ouvrant quelques perspectives et sujets de réflexion, mais je me suis tout de même demandée pourquoi ce roman avait soulevé autant d’enthousiasme…

Alice Zeniter, Comme un empire dans un empire, éditions Flammarion, août 2020, sorti en poche.
« On ne mettait pas les livres dans le salon, c’était trop intime pour être exhibé, la bibliothèque était dans le bureau.
Antoine avait compris que le député n’avait pas besoin de montrer qu’il lisait, c’était acquis qu’un homme comme lui ne pouvait pas ne pas lire. »

Deux personnages principaux se partagent le texte : L, son prénom réduit à une lettre, est une hackeuse bien connue du milieu où elle agit, notamment en venant en aide aux femmes harcelées par un conjoint violent. Antoine, lui, est assistant parlementaire d’un député socialiste. Il s’est lancé dans les études, puis en politique, pour échapper à un milieu d’origine assez modeste, dont il ne parle pas. On se doute que leurs chemins vont finir par se croiser.
Sur le thème des classe sociales et du militantisme, ce roman ne se montre jamais inintéressant, même si ni l’univers des hackers ni celui des assistants parlementaires ne me passionne de prime abord. L’écriture d’Alice Zeniter permet de laisser le lecteur toujours en attente, jamais en rade. Elle a le sens de l’observation, du détail exact, qui donne à chaque scène un air de vécu, et jamais elle ne donne l’impression de déployer une thèse. Encore une fois, cette autrice m’a surprise et épatée !

Pierric Bailly, Le roman de Jim, éditions P.O.L., mars 2021.
« Jim avait beau ne pas être mon fils de sang, je lui avais forcément transmis des attitudes, des traits de caractère, le genre de choses qu’on donne sans s’en rendre compte et sans le vouloir, et puis qu’on finit par avoir du mal à tolérer chez eux, c’est çà le pire. Il y a toujours un moment où on leur en veut d’être ces miroirs miniatures sur pattes. Mais on leur en veut aussi de ne pas nous ressembler totalement, de ne pas être des clones parfaits, d’avoir en plus de çà leur putain de personnalité à eux. »

Aymeric a vingt-cinq ans lorsqu’il croise Florence, quarante ans et enceinte. Le courant passe vite entre eux deux, et le jeune homme se retrouve à élever comme son fils le petit Jim. Entre le Jura et Lyon, sur plus de vingt ans, le roman déroule cette histoire d’amour passionné entre un père et le fils qui n’est pas de lui.
Je suis passée par différents sentiments en cours de lecture, certains passages me plaisant beaucoup et d’autres moins, et si, finalement, mon avis est assez mitigé, la raison en est très certainement le style. Le langage jeune et relâché du narrateur s’accorde parfaitement à son personnage, mais c’est peut-être ce qui m’a lassée, à la longue… Je ne saurais trop dire, pourtant le sujet de la paternité ne manque pas d’originalité, ni de sensibilité.

Si je devais n’en recommander qu’un, ce serait celui d’Alice Zeniter, qui a pourtant les critiques les plus mitigées (sur Babelio, par exemple). Encore une fois, je suis à contre-courant…
Et vous, connaissez-vous ces romans ? Et qu’en pensez-vous ?

Sophie Bouillon, Manuwa Street

« Mr Zulum devait avoir une soixantaine d’années, peut-être plus. Il avait les traits marqués, le visage abîmé par de larges cicatrices de brûlures et ses mains étaient dures comme de la roche. Il n’avait pas dû avoir une vie facile. Pourtant, ce matin-là, il s’était effondré. Je crois bien qu’avant lui, je n’avais jamais vu un vieil homme pleurer. Et depuis, moi aussi, je commençais à craquer. »
Pour changer, je vous présente aujourd’hui un récit documentaire et non un roman. La journaliste Sophie Bouillon travaille pour l’AFP à Lagos depuis 2016, mais c’est sur l’année 2020 qu’elle concentre son récit. Elle décrit la capitale du Nigeria, une ville tentaculaire, bouillonnante de vie, et autant assujettie aux traditions qu’ouverte aux nouveautés. On découvre grâce à elle Lagos aux débuts de l’épidémie de coronavirus, à partir de mars 2020, quand la méfiance est grande envers les Blancs et « leur virus ». S’ensuivent la misère et le silence provoqués par le confinement. La journaliste raconte aussi une explosion meurtrière, l’expulsion violente de tout le quartier de Tarkwa Bay rasé par des promoteurs, les manifestations de la fin de l’année dans un pays habituellement résigné et peu militant… et c’est passionnant !

« Bien que toutes les classes sociales vivent en apparence aux antipodes les unes des autres, elles interagissent, elles se connaissent, elles échangent, elles partagent les mêmes religions et les mêmes cultures. […] Allez au mariage de la fille du multimilliardaire Aliko Dangote ou de son valet de chambre, vous mangerez le même riz jollof, les mêmes ignames, vous danserez sur les mêmes tubes de Wizkid ou du dernier Burna Boy. »
Ce document est particulièrement bien composé de façon à mettre en avant les spécificités de la mégalopole de vingt millions d’habitants sans pour autant ressembler à un article de magazine. C’est un hommage au peuple de Lagos, dont des figures reviennent et émergent au fil des pages, celles des habitants de Manuwa Street.
Un hommage sincère, personnel et touchant. À lire ou à faire lire !

Manuwa Street de Sophie Bouillon, éditions Premier Parallèle, mars 2021, 136 pages.

Lu pour le mois africain à retrouver Sur la route de Jostein.

Karina Sainz Borgo, La fille de l’Espagnole

« Ce jour là, je suis devenu ma seule et unique famille. Les dernières bribes d’une vie qu’on allait pas tarder à m’arracher à coup de machette. A feu et à sang, comme dans toute cette ville. »
Peu après les funérailles de sa mère, restant seule, sans aucune autre famille, Adelaida Falcon assiste à de violentes manifestations au cœur de Caracas, tout près de son immeuble. Les soutiens au gouvernement ne s’embarrassent de scrupules d’aucune sorte, et lorsqu’un groupe de femmes décide de prendre son appartement comme plaque tournante de leur trafic, Adelaida est complètement impuissante. Elle trouve refuge chez une voisine, la fille de l’Espagnole. Un refuge bien précaire, d’autant que tous ses souvenirs, toutes ses possessions, ont été détruites par les occupants de son appartement tout proche, qu’elle doit se cacher, et que les ressources de la jeune femme s’amenuisent. Adelaida va devoir prendre une suite de décisions qui la conduiront à changer complètement de vie.

« Vivre, un miracle que je ne parviens pas encore à comprendre et qui nous mord avidement avec les crocs de la culpabilité. Survivre fait partie de l’horreur qui voyage avec celui qui fuit. Une bête perfide qui cherche à nous mettre à terre quand elle nous trouve sains et saufs, pour nous faire savoir que quelqu’un méritait plus que nous de continuer à vivre. »
Le tableau de la ville soumise à une crise économique sans pareille, à des violences incessantes, contraste avec les souvenirs plus doux de l’enfance de la narratrice. L’atmosphère est tendue, dure, parfois difficilement supportable. Seul le projet qu’Adelaida finit par former pour échapper à tout cet effondrement m’a permis de continuer la lecture, en espérant une accalmie. L’état d’âme de la jeune femme, entre culpabilité et déchirement, est très bien décrit.
Mais ce roman n’est pas pour les âmes sensibles et j’ai failli deux ou trois fois en arrêter la lecture. Même s’agissant vraisemblablement d’une dystopie, d’une projection dans un futur pire que le présent. Sachant qu’au Venezuela, la vie quotidienne n’est déjà pas des plus simples, cet avenir bien sombre prend des allures de réalité, et la part qui relève de l’imagination de l’auteure, qui a elle-même dû quitter son pays, semble bien mince. À lire pour qui veut connaître un pan de la littérature vénézuélienne. L’écriture tendue et nerveuse de l’auteure fait plonger dans un univers des plus noirs, il vaut mieux le savoir avant de choisir ce livre.

La fille de l’Espagnole, de Karina Sainz Borgo (La hija de la Espagnola, 2019) éditions Gallimard, janvier 2020, traduction de Stéphanie Decante, 240 pages.

Le mois latino-américain continue chez Goran et Ingannmic.

 

Barbara Kingsolver, Des vies à découvert

Rentrée littéraire 2020 (13)
« Si sa maison s’écroulait sur sa tête, elle serait capable de détaler sur l’herbe et de finir une nouvelle construction tout entière avant de mettre ses enfants au lit. Terrible était la chute dans la vie d’un homme, songea Thatcher, pour se trouver ainsi frappé de jalousie envers une araignée. »
De quoi s’agit-il dans ce roman ? De deux familles à un siècle et demi d’intervalle dans une même petite ville rurale du New Jersey. Dans les deux cas, leur maison menace ruine et cause bien des soucis à ses propriétaires : en 1870, il s’agit de Thatcher, adepte des idées de Darwin, qui enseigne les sciences et se heurte aux idées passéistes de son supérieur hiérarchique. Malheureux en ménage, il trouve cependant quelqu’un avec qui partager ses idées en la personne de sa voisine Mary Treat, femme libre à l’esprit scientifique remarquable. Une passionnante plongée dans le dix-neuvième siècle, et les débuts à la fois du féminisme et du darwinisme, que des esprits rétrogrades combattent de toutes leurs forces.

« Le mot normal n’entrait pas dans le chant d’expérience de Willa. Son premier enfant s’était résigné aux soucis adultes à peu près quand il était entré en maternelle, et la deuxième semblait vouloir faire durer l’âge terrible de deux ans jusque dans la vieillesse. »
L’autre versant du roman se situe au moment de la campagne électorale de Trump en 2016. Willa vient d’hériter d’une maison déglinguée où elle tente de concilier tout à la fois : s’occuper du nouveau-né de son fils, de son beau-père malade, travailler en journaliste free-lance, essayer d’obtenir des subventions pour réparer sa maison. Son mari professeur est accaparé par son travail, elle trouve finalement du soutien auprès de sa fille de vingt-six ans, qu’elle considérait plutôt comme immature, et qui s’avérera un peu comme Mary Treat en son temps, un élément précurseur, bien ancrée dans le siècle qui commence.

« Avec ces marteaux qui cognaient à un rythme infernal, impossible de s’abstraire : BANG bang BANG bang, pause. BANG bang BANG bang, pause. Un clou avait-il besoin de quatre coups de marteaux exactement ? Ou bien y avait-il deux hommes, GRAND COGNEUR et petit cogneur, travaillant côte à côte ? Chaque pause correspondait-elle à un clou qui se mettait en place ? »
N’ayant que peu d’accès aux nouveautés dans la petite bibliothèque de mon village, j’ai trouvé des livres numériques en prêt dans celle du département, à ma grand joie. Voilà qui permettra de compléter mes achats en librairie.
Je retrouve ainsi Barbara Kingsolver dont j’avais déjà lu quelques romans, mais c’est la première fois que je suis aussi séduite par son habileté à mêler des thèmes passionnants. Mon résumé très réducteur vous laissera encore beaucoup à découvrir de ce roman épatant que j’ai eu du mal à lâcher. Je n’ai pas évoqué l’humour de l’auteure, l’extrait ci-dessus vous permettra de vous en faire un idée, et ceux qui ont à faire des travaux chez eux s’y reconnaîtront. Le thème de l’habitat revient dans le roman, et celui de la place des femmes dans la société, celui de la maternité également.
Ce roman riche et passionnant plaira à celles et ceux qui ont aimé Prodigieuses créatures de Tracy Chevalier, mais grâce à son versant contemporain, vous constaterez qu’il est plus militant, souvent émouvant, souvent drôle aussi, bref, il m’a conquise !

Des vies à découvert de Barbara Kingsolver (Unsheltered, 2018) éditions Rivages, août 2020, traduction de Martine Aubert, 570 pages.

Repéré chez Cathulu, Keisha et Papillon.

Dominique Manotti, Marseille 73

« Le gros Marcel n’a pas de responsabilité hiérarchique définie, il se contente d’un grade de brigadier-chef aux fonctions incertaines. Il ne figure dans aucun organigramme, mais toute la vie de la Police Urbaine passe par lui. »
L’année 1973 a connu en France, et en particulier dans la région de Marseille, une vague de crimes manifestement racistes, à l’encontre d’Arabes, surtout des Algériens. Une dizaine d’années après la fin de la guerre d’Algérie, les nostalgiques de l’OAS étaient nombreux, et possédaient des soutiens un peu dans tous les milieux, notamment dans la Police, d’où une quasi impunité. Le roman présente heureusement un trio de policiers de la PJ qui, à la demande de sa hiérarchie, mais en poussant un peu plus loin que les ordres leur permettent, se met à regarder de plus près les groupuscules d’extrême-droite, et leurs agissements. Là où d’autres classent les affaires d’assassinats sans suite, ils fouillent et questionnent, quitte à se faire des ennemis. Un jeune homme d’origine algérienne qui attendait une fille devant un café est tué un soir d’août 1973. L’enquête confiée à la police de quartier conclut à un règlement de compte entre petits voyous, mais ni notre trio de flics, ni l’avocat de la famille ne croient à cette version, pourtant largement relayée par les médias.

« La touche marseillaise, c’est la complexité des interactions, et le cynisme avec lequel chacun les affiche et s’y complaît. »
Je retrouve Dominique Manotti, dont j’avais déjà lu Lorraine Connection et Bien connu des services de police. De son écriture toujours aussi précise et efficace, elle ne néglige pas la présentation vivante des personnages. Ils sont nombreux, entre différents services de police et de justice, interviennent aussi un grand nombre de groupes ou d’associations, mais présentés très progressivement, de manière à ce qu’on ne s’y perde pas (et un récapitulatif des personnes nommées est présent à la fin, pour les étourdis).
L’auteure réalise un véritable travail d’historienne dans une trame de polar, et en collant au plus près à la réalité des faits survenus en 1973. La limite de ce roman serait peut-être qu’il ne fasse pas partie de ceux dont les personnages sont inoubliables : ils sont en effet nombreux, et tellement ancrés dans la réalité, tellement semblables à leurs contemporains qu’aucun n’émergerait vraiment. Et pourtant, si, le personnage du père de Malek, le jeune garçon tué par balles, reste là, fort et inamovible dans sa dignité. Et bien sûr, la trame elle-même ne s’oublie pas, ni l’ambiance parfaitement restituée. Quant au style, s’il se laisse apprivoiser facilement, il n’est pas si lisse qu’il y paraît, et fait même montre d’originalité avec des changements du il au je qui servent bien le propos.
L’ensemble se lit comme on regarde une bonne série, de celles qui collent à la réalité historique, sans reprendre son souffle !

Marseille 73 de Dominique Manotti, éditions Les Arènes (Equinox), juin 2020, 385 pages.

Laurent Petitmangin, Ce qu’il faut de nuit

Rentrée littéraire 2020 (3)
« Désormais, on allait devoir vivre avec ça, c’était ce qui me gênait le plus. Quoi qu’on fasse, quoi qu’on veuille, c’était fait : mon fils avait fricoté avec des fachos. Et d’après ce que j’en avais compris, il y prenait plaisir. On était dans un sacré chantier. La moman pouvait être fière de moi. Fus avait fini par se lever et dire : « Cela ne change rien. »
Une semaine a passé depuis mon dernier billet et si les lectures progressent bien, mes avis peinent à suivre. Priorité à la rentrée littéraire, donc, avec un roman français, premier de son auteur, qui a attiré mon attention, et presque aussitôt, été attrapé en librairie !
De quoi est-il question dans ce court roman ? Un père élève seul ses deux garçons après la mort de leur mère, dans une petite ville du nord-est de la France. Il travaille dur, milite à gauche, et regarde avec fierté ses deux gamins grandir. Fus (comme Fussball, football en allemand) et Gillou, tout en continuant à bien s’entendre, prennent des chemins bien différents, le plus jeune veut continuer ses études à Paris, comme Jérémy, un ami de la famille. Quant à l’aîné, il vire plus mal, se met à fréquenter des jeunes d’extrême-droite, et à partager leurs idées. C’est une famille où l’on préfère ne pas aborder frontalement les problèmes, ne pas provoquer de scission irrattrapable, mais plutôt tenter de convaincre par l’exemple, ou de traiter les dissensions par le silence et l’indifférence.

« On arrivait à vivre comme cela, en sachant, tant bien que mal. Les deux durant la semaine, les quatre pendant le week-end. La semaine, Fus et moi, on était en apnée, on parlait sans se parler. On posait les pieds là où on pouvait encore les poser. »
Les protagonistes n’ont pas toujours les mots, ressemblant comme des frères aux personnages de Leurs enfants après eux de Nicolas Mathieu. Les styles diffèrent cependant, l’écriture est plus concise, plus ramassée ici, les sentiments sont exprimés sans emphase et les situations de crise peuvent se cacher derrière un grand écart temporel. J’ai beaucoup apprécié cette manière de raconter qui est en parfaite adéquation avec les caractères et avec le sujet. Comment ce père va-t-il réagir face au fils qui, sans esbroufe ni opposition bruyante, embrasse des idées totalement opposées aux siennes ? Comment va se dénouer cette situation intenable, et qui le devient de plus en plus ?
Le lecteur peut s’identifier ou pas, le choix lui est laissé, et c’est aussi une des grandes forces du texte. Au final, une belle écriture, un sujet qui interpelle et un bon dosage de non-dits, jusqu’au final qui pourrait être un peu déroutant, mais cela n’a pas été mon cas. Je recommande, pour qui a envie d’un roman noir et sensible à la fois, et que le thème de l’amour paternel intéresse.

Ce qu’il faut de nuit, de Laurent Petitmangin, éditions La Manufacture de Livres, août 2020, 188 pages.

Si Delphine-Olympe reste un peu sur sa faim, c’est un coup de maître pour Joëlle et une très belle découverte pour Mimi Pinson.

Jack London, La peste écarlate

pesteecarlate« – Imaginez-vous, mes enfants, des troupes d’hommes plus nombreuses que des bandes de saumons que vous avez vues souvent remonter le fleuve Sacramento, des troupes d’hommes que dégorgeaient les villes, qui, comme des bandes de fous, se déversaient sur les campagnes, dans un inutile effort pour fuir la mort qui s’attachait à leurs pas. »
Aujourd’hui, nous nous sommes donné rendez-vous à plusieurs blogueuses pour une lecture commune de La peste écarlate de Jack London. C’est un court roman, 142 pages dans mon édition numérique, suivie de deux nouvelles dont je ne parlerai pas aujourd’hui, Construire un feu et Comment disparut Marc O’Brien.
Voici le sujet de La peste écarlate : en 2073, cela fait soixante ans que l’humanité a sombré à la suite d’un fléau survenu en 2013, une maladie d’une virulence rare qui tue les humains en quelques heures. Un vieillard survit difficilement avec ses petits-enfants « vêtus de peaux de bêtes » et se remémore sa jeunesse. Il répond aux questions des jeunes garçons sur la vie d’avant, et l’épidémie dévastatrice. Cela résonne fort avec l’actualité, bien sûr, et pas de manière rassurante. Par exemple, le rôle de l’état se trouve expédié en quelques lignes dans le récit du vieillard, et les communications disparaissent tout aussi rapidement, « dix mille années de culture et de civilisation s’évaporèrent comme l’écume, en un clin d’oeil. ». Le vieil homme, alors jeune professeur d’université à San Francisco, confronté à la Peste rouge lors de sa fuite hors de la ville, ne développe pas la maladie, et comme lui, quelques dizaines d’humains. Il en rencontre certains au bout de longues années solitaires. Quelques tribus se reforment…

« La même histoire, dit-il en se parlant à lui-même, recommencera. Les hommes se multiplieront, puis ils se battront entre eux. Rien ne pourra l’empêcher. Quand ils auront retrouvé la poudre, c’est par milliers, puis par millions qu’ils s’entretueront. Et c’est ainsi, par le feu et par le sang, qu’une nouvelle civilisation se formera. »
Le roman est prétexte pour Jack London à aborder ses sujets de prédilection, le monde du travail, et la répartition des richesses, richesses bien peu utiles dans le monde tel qu’il le décrit. Le rôle de la culture reste important pour le grand-père, plus qu’un souvenir, puisqu’il a gardé des livres alors qu’aucun de ses petits-enfants n’imagine même à quoi ils servent. Ils ont du mal à comprendre le langage du vieil homme, tout occupés qu’ils sont à chasser ou à pêcher, leur vocabulaire est essentiellement pratique et ignore l’abstraction.
Je ne connaissais pas ce roman, écrit en 1912, qui mérite pourtant de figurer parmi les meilleurs romans d’anticipation. Pas aussi pessimiste qu’il peut le sembler au départ, il se termine sur une note d’espoir. Si l’histoire est un perpétuel recommencement, la civilisation finira forcément par reparaître, avec ses éternels dominants et ses habituels dominés, mais une forme de civilisation tout de même…
C’est étonnant de voir l’auteur décrire en 1912 le monde perdu de 2013, et ses ressemblances avec celui que nous connaissons. L’imagination des écrivains me remplit toujours d’admiration ! Quant à l’écriture, sa force emporte et immerge complètement dans une Californie retournée à l’état sauvage, auprès de ces personnages désemparés, dans des paysages qu’on s’imagine aussitôt. Plus je découvre Jack London, notamment par les nouvelles, (Les temps maudits) plus je suis étonnée par la multiplicité des univers qu’il a décrit !

La peste écarlate (The scarlett plague, 1912) de Jack London, traduction de Paul Gruyer et Louis Postif, Bibliothèque électronique du Québec, 142 pages.

Lecture commune avec ClaudiaLucia, Lilly, Miriam, …
Challenge Jack London
Challenge jack london 2copie

Bernhard Schlink, Olga

olga« Elle est facile à garder, elle aime avant tout se tenir debout et regarder autour d’elle. »
La voisine chez qui la mère laissait sa fille n’avait pas voulu le croire, tout d’abord. Mais c’était vrai. La petite fille d’un an se tenait debout dans la cuisine et regardait une chose après l’autre, […] »
J’ai aimé d’emblée l’incipit qui met en scène cette toute petite fille, et ensuite l’enfance difficile d’Olga à la fin du XIXème siècle dans une petite ville de l’actuelle Pologne, et qui m’a rappelé, je ne sais trop pourquoi, Le petit Saint, roman de Georges Simenon. Impression confirmée après lecture : sans être une sainte, Olga fait toujours montre d’une droiture et d’une continuité sans faille dans ce qu’elle recherche. Ce qui pourrait agacer, mais comme l’auteur fait preuve de sobriété dans l’écriture, sensible mais sans pathos, cela passe bien. Il montre aussi comment ce caractère un peu monolithique est le résultat d’une éducation, d’un manque d’affection, et de circonstances sociales et historiques.

« D’Olga, j’ai aussi hérité le goût des promenades dans les cimetières, et quand c’est un cimetière particulier, particulièrement ancien ou particulièrement beau, enchanté ou bien angoissant, j’inclus Olga dans mes pensées. »
Le roman est construit en trois parties, la première va de l’enfance à la retraite d’Olga, la seconde raconte des épisodes de sa vie et de sa vieillesse par la voix d’un jeune homme dans la famille duquel elle faisait de la couture. La troisième partie est constituée d’un ensemble de lettres retrouvées, je vous laisserai apprendre de quelle manière. Au cœur du roman, l’histoire d’amour entre Olga et Herbert, un jeune homme de famille fortunée, qui devient officier et ne rêve que de conquêtes et de découvertes. Il finira par prendre en plein hiver la route du passage Nord-Est vers le Pôle Nord, voie qu’il espère être le premier à parcourir. L’auteur s’est inspiré d’un personnage ayant réellement existé, et lui a inventé une compagne en la personne d’Olga.
Je pensais que le thème du roman était le secret, ou le mensonge, d’autant plus que ce thème avait déjà inspiré Bernhard Schlink. Maintenant, je dirais plutôt qu’il s’agissait pour l’auteur de mettre en avant la fidélité à soi-même et à ses idées. Pour cela, Olga est, dès son enfance, particulièrement remarquable, et le restera jusqu’à sa mort.
Un beau roman, pour un beau personnage, incomparable, qui ne peut laisser indifférent, me semble-t-il.

Olga de Bernhard Schlink, éditions Gallimard (janvier 2019) traduction de Bernard Lortholary, 267 pages. Noté chez Krol et Marilyne.