Verena Kessler, Les fantômes de Demmin

Continuant un petit tour du côté de la littérature germanophone, j’ai trouvé en bibliothèque ce roman présenté par Eva au printemps. Le cadre en est la ville de Demmin, en Poméranie, entre Berlin et la mer du Nord. Une adolescente, Larissa, surnommée Larry, y vit une vie un peu morne à son goût. Elle se rêve reporter de guerre, et se prépare par des exercices de survie de son invention.
Le récit commence avec un petit côté roman pour ados avec la voix de Larissa, mais, une fois n’est pas coutume, j’ai aimé ce genre de narration. Il faut dire que Larry est une adolescente attachante, originale et déterminée, et qu’on sent vite que découvrir la ville avec elle ne va pas être un long fleuve tranquille.
Cette ville d’Allemagne est malheureusement connue pour une série de suicides qui s’y sont produits en avril 1945, lors de l’avancée des soviétiques vers la petite cité, une vague impressionnante de suicides sans commune mesure avec ce qui a pu se passer ailleurs. Cet aspect de l’histoire de sa ville n’est pas inconnu de Larry, qui occupe aussi un petit boulot bénévole au cimetière de la ville, autre originalité, assurément. La mémoire des disparus de 1945 est aussi présentée aux lecteurs plus ponctuellement par un deuxième personnage, une dame âgée pour qui les souvenirs de cette époque douloureuse remontent, alors qu’elle s’apprête à déménager en maison de retraite.
Les répercussions d’un drame dans une petite ville comme Demmin, même soixante-dix ans plus tard, même sur des jeunes qui n’étaient pas nés, sont considérables et parfaitement examinées dans ce roman. Pour autant le récit ne perd jamais un certain optimisme, grâce à la jeunesse et la foi en l’avenir de Larissa. C’est une lecture touchante à la fois par ce pan d’histoire allemande évoqué et par le choix des personnages et de la narration : un premier roman très réussi.

Les fantômes de Demmin de Verena Kessler, (Die Gespenster von Demmin, 2020) éditions Actes Sud, avril 2023, traduction de Denis Dumas, 256 pages.

Les Feuilles allemandes sont sur Livr’escapades et Et si on bouquinait.

Jiri Weil, Mendelssohn est sur le toit

« Jusqu’à l’hôtel de ville juif, la rue était semée de grappes humaines qui sans cesse bougeaient, se désagrégeaient, se reconstituaient, les gens courant de-ci de-là, s’attroupant autour d’un homme qui venait d’inventer encore une nouvelle alarmiste, pour ensuite se précipiter vers un autre qui se faisait l’écho d’un bruit plus rassurant. Ils allaient ainsi d’espoir en désespoir, faisant circuler les nouvelles qui, bonnes ou mauvaises, se heurtaient de front. »
La ville de Prague en 1941 est occupée par les Allemands et gouvernée par Heydrich, sinistrement connu pour avoir imaginé la solution finale. Le problème immédiat du gouverneur en ce jour d’octobre 1941 consiste en une statue qui offense sa vue, celle de Mendelssohn sur le toit de l’Opéra. Un sous-fifre délègue à deux petits fonctionnaires tchèques la mission de déboulonner cette statue de compositeur juif. Faute de plaques pour l’identifier, ils hésitent, tergiversent, manquent de détruire Wagner ! Puis finalement demandent de l’aide à un intellectuel juif. Cette anecdote est le prétexte à dresser un tableau de Prague en 1941, mais aussi la ville-ghetto de Terezin…

« Il y avait eu d’abord un ordre du protecteur par intérim lui enjoignant de trouver pour les Juifs une cité close. La mort devait faire halte un instant dans une ancienne ville tchèque. C’était indispensable, pour mieux tromper l’opinion internationale. Et il n’était pas non plus inutile, pour prévenir toute velléité de résistance, de donner aux victimes une petite lueur d’espoir. »
C’est typiquement le genre de roman que j’achète un peu sur un coup de tête, sur la foi de la quatrième de couverture qui me suggère une découverte insolite. Après je le laisse en attente et n’ose pas toujours le sortir de mes étagères, de crainte d’être déçue… Le mois de l’Europde l’Est était l’occasion de le sortir ! Le début de quelques dizaines de pages conte l’histoire, réelle, de la fameuse statue, sur un mode parfois teinté d’humour. Il est suivi de chapitres qui passent à d’autres personnages, et déstabilisent donc un peu, mais une fois ceux-ci identifiés, je me suis parfaitement coulée dans le roman. Jiri Weil a imaginé une construction subtile, qui décrit des événements tragiques, puis viennent des passages plus doux qui jettent un regard en arrière sur Prague et ses environs avant l’envahissement par les sinistres drapeaux aux araignées noires.
Et quelle brochette de personnages ! Il y a Reisinger qui perd son poste de gardien pour tomber de mal en pis, il y a Becvar qui ne donne pas satisfaction lors de l’épisode de la statue et qu’une dénonciation fait envoyer pour le travail obligatoire en Allemagne, il y a le Dr Rabinovic obligé de renier tous ses principes pour ne pas mettre en danger sa famille, il y a Rudolf Vurlitzer qui se meurt à l’hôpital, il y a son ami Jan Krulis qui prend soin de trouver des caches pour les deux nièces de Rudolf, il y a Frantisek, l’architecte du ghetto de Terezin, et d’autres encore.
L’humour cynique et grinçant auquel il faut s’accoutumer, et les faits, si terribles soient-ils, décrits par une narration détachée, presque neutre, donnent à ce roman un ton particulier, et proposent une vision de Prague occupée unique et saisissante.

Pour finir, je citerai Philip Roth : « Il faut lire et faire lire le Mendelssohn de Jiri Weil. Ce n’est pas seulement un témoignage poignant porté par une qualité d’écriture rare. C’est aussi une belle leçon d’humanité au sein d’un monde qui s’en trouve trop souvent dépourvu. »

Mendelssohn est sur le toit, de Jiri Weil, paru en 1960, éditions le Nouvel Attila, 2020, traduit du tchèque par Erika Abrams, 318 pages.

Roman remarqué chez Patrice lors du mois de l’Europe de l’Est 2020 et acheté (presque) aussitôt (dès la réouverture des librairies), il participe aussi à l’Objectif PAL.

Joyce Carol Oates, L’homme sans ombre

« Le sujet normal doit, pour envisager l’avenir, mobiliser une certaine dose de souvenirs ; on ne peut prévoir un avenir quand on ne peut se rappeler un passé, car le cyclique, le répétitif entrent pour beaucoup dans notre quotidien. Le seul passé dont E. H. se souvienne est maintenant vieux de plusieurs dizaines d’années, et apparemment il n’y trouve pas de stimulus pour penser à l’avenir. »
Etudier durant trente ans un même sujet qui lui, n’a pas de souvenirs au-delà de soixante-dix secondes, suite à un accident cérébral à trente-sept ans, voici la vie de Margot Sharpe, brillante neuro-scientifique à l’Institut universitaire de neurologie de Darven Park en Pennsylvanie. Elihu Hoopes était un homme intelligent, bien élevé et son brillant avenir a basculé en un jour. Il ne reconnaît plus personne, se fait présenter Margot Sharpe à chaque séance de travail, et se montre galant avec elle, pour l’oublier la minute suivante. Margot, en accord avec ses collègues, procède sur lui à de nombreux tests pour déterminer si quelque forme de mémoire peut se recréer petit à petit, une mémoire gestuelle par exemple. Ce qu’elle ne peut imaginer au départ, c’est qu’elle va s’attacher à son patient, en tomber amoureuse même, jusqu’à compromettre l’intérêt scientifique de ses recherches.

« Elihu Hoopes est prisonnier d’un présent perpétuel, se dit Margot.
Comme un homme tournant en rond dans des bois crépusculaires : un homme sans ombre. »
La mémoire, ou plutôt son absence, permet à J.C. Oates d’explorer avec son acuité habituelle le phénomène qui nous permet d’avancer dans la vie, en nous souvenant autant de nos joies et nos plaisirs, que de nos erreurs ou nos douleurs. Scientifique femme dans un monde d’hommes, Margot a beaucoup plus à se battre pour faire admettre ses théories, et beaucoup plus à dissimuler pour ne pas montrer son attachement à son patient.
Le début du roman était prometteur, un élément perturbateur aux environs de la centième page annonçait une suite des plus surprenantes, mais bizarrement l’auteure ne l’a pas exploité plus tard. Il s’ensuit que, entre les nombreux protocoles expérimentaux, le quotidien forcément répétitif du patient, et celui, assez morne, de la scientifique, il ne faut pas s’attendre à une suite de péripéties ou de rebondissements.
Toutefois, l’intérêt du roman n’est pas là, mais dans les nombreuses questions posées par l’absence de mémoire, et son impact sur un individu, voire sur un couple. Comment une personne amnésique se perçoit-elle elle-même et comment les autres la perçoivent, comment des sensations comme la faim, la fatigue ou encore le rire sont dépendantes de la mémoire, une grande quantité d’autres observations scientifiques sont extrêmement bien expliquées, c’est vraiment limpide. Je reste toutefois un peu dubitative face à ce roman original et parfois perturbant, mais pas dénué de quelques longueurs, et que je recommanderais surtout aux fans de l’auteure américaine, ou à celles et ceux que le thème passionne.

L’homme sans ombre de Joyce Carol Oates (The man without a shadow, 2016) éditions Philippe Rey, octobre 2018, traduction de Claude Seban, 393 pages, existe en poche (Points).
Roman sorti de ma pile à lire pour l’Objectif PAL chez Antigone et le mois américain chez Titine (Plaisirs à cultiver)

Julia Glass, La nuit des lucioles

nuitdeslucioles« Jasper ne s’était intéressé aux balades en traîneau que deux ou trois ans après son mariage avec Daphne. La première fois qu’il l’avait emmenée, elle lui avait dit que ça lui rappelait Le Docteur Jivago : elle était Julie Christie et lui Omar Sharif. Étrangement, c’est ce qu’il regrette : une femme qui exagère l’aspect romantique de tout ce qui l’entoure, met l’accent sur la beauté. »
Kit traîne sa déprime chez lui depuis la naissance de ses jumeaux et sa recherche infructueuse d’un poste d’enseignant, jusqu’à ce que sa femme lui propose d’enfin partir se mettre en quête du père qu’il n’a jamais connu. Comme sa mère refuse de répondre à ses questions, il va interroger son beau-père Jasper, avec lequel il est resté en bons termes. Son père ou un membre de sa famille pourra-t-il enfin répondre aux questions que Kit se pose ?
Sous cette jolie couverture de chez Gallmeister (qui représente la maison de Jasper, telle que décrite dans le roman), se cache un roman qui sonne juste et qui amène à rencontrer des personnages gagnant à être connus.

« Vous connaissez cette chanson : What a wonderful world ? Nous l’entendons si souvent qu’elle nous émeut autant qu’une publicité pour de la bière. Mais c’est une belle chanson. L’avez-vous jamais écouté attentivement ? La liste des choses qui prouvent que ce monde est merveilleux ? Je suis toujours ému par cette phrase : « Le radieux jour béni et la nuit noire sacrée. »
Lire un roman de Julia Glass constitue la parfaite lecture d’été, pas mièvre, ni trop optimiste, on y déprime, on s’y dispute, on s’y sépare et on y meurt comme dans la vie, pourtant c’est pour moi ce qui s’approche le plus d’une lecture qui fait du bien, un moment passé avec des gens intéressants, capables de tirer des leçons de leurs erreurs et de se lancer dans des projets captivants.
J’ai beaucoup apprécié la véracité des personnages et les dialogues bien tournés. La proximité immédiate entre le lecteur et Kit et les nombreux membres de sa famille recomposée, ainsi que la construction faite d’ellipses et de retours sur le passé, cet ensemble est séduisant et m’a plu autant que Jours de juin il y a quelques années. Comme dans le précédent, dont il reprend quelques personnages, sans être vraiment une suite, les thèmes de la mémoire familiale, de la paternité et de la maternité, de la maladie également, sont très présents, et intelligemment approfondis.

La nuit des lucioles de Julia Glass (And the dark sacred night, 2014) éditions Gallmeister poche (2019), traduction de Anne Damour, 489 pages.

Aimé aussi par Aifelle, Cathulu, Keisha et Nadège.

Juli Zeh, Nouvel an

nouvelan.jpgRentrée littéraire 2019 (7)
« Sur tout le flanc de la montagne, il n’y a pas une ombre, pas un arbre, pas un palmier, pas un mur, que des petits buissons d’épines et des éboulis. Au-dessus de leurs têtes, le soleil blanchit tout ce qui l’entoure, comme s’il était en train de brûler le bleu du ciel. »

Pour les vacances de fin d’année, Henning, jeune père moderne qui partage avec sa femme Theresa la garde de leurs deux jeunes enfants, décide une escapade en famille sur l’île de Lanzarote. Se retrouver, profiter des enfants, se reposer… L’occasion pour Henning d’échapper aussi aux crises d’angoisse incompréhensibles qui lui gâchent la vie. Jusqu’au jour de l’an où il se lance enfin, seul, dans la grande balade à vélo, vers l’un des points culminants de l’île, qu’il se promettait.

« En attendant Theresa et les enfants à la table 27, il repensait à cette semaine sans la Chose. Une semaine de vie normale, de sommeil normal, de problèmes normaux, de joies normales. Le plus long répit depuis deux ans. Les jours d’avant, Henning s’était interdit de penser à la Chose, car une simple pensée risquait de la faire sortir de sa tanière. Ce qui ne l’empêchait évidemment pas d’y penser tout le temps. »
Les romans de la rentrée littéraire commencent à arriver dans mes bibliothèques ! Et ainsi, ce roman de la jeune auteure allemande, dont j’ai lu il y a quelques années Corpus delicti, un procès, et que j’avais bien envie de relire. Une histoire qui commence avec l’auscultation, du point de vue de Henning, de la vie de couple de jeunes parents débordés. Mais l’excursion à vélo va faire apparaître bien autre chose, et remonter des souvenirs d’enfance très perturbants. L’écriture claire et l’introspection du personnage principal très soignée, font de ce roman une lecture très prenante.
Une fois de plus,
je ne vais pas trop vous dévoiler les dessous de l’histoire, pour que vous gardiez l’envie de découvrir ce roman. Quant à moi, je pense que je vais me pencher sur les romans de Juli Zeh que je n’ai pas encore lus !

Nouvel an de Juli Zeh, (Neujahr, 2018) Actes Sud, septembre 2019, traduction de Rose Labourie, 192 pages.

Lu aussi par Lewerentz.

Daniel Mendelsohn, Les disparus

disparus« Il se trouve que c’est précisément la façon dont les Grecs racontent leurs histoires. Homère, par exemple, interrompt souvent la marche de l’Iliade, son grand poème épique, pour remonter dans le temps et parfois dans l’espace. »
Deux éléments au moins se sont conjugués pour donner à Daniel Mendelsohn l’envie, ou plutôt le besoin pressant d’écrire ce livre. Tout d’abord le silence familial autour de la mort de son grand-oncle Shmiel, sa femme et ses quatre filles. Non que personne ne voulait en parler, mais cela se résumait à dire qu’ils avaient été tués par les nazis pendant la guerre. Pourtant le grand-père de Daniel Mendelsohn n’était pas avare d’histoires, et la manière sinueuse dont il les mettait en valeur, enchâssant toujours un récit dans un temps historique plus lointain, tournant autour jusqu’à la chute finale, avait toujours séduit son petit-fils.
La mort de son grand-père, et surtout la lecture de lettres pleines de désespoir et d’urgence provenant de Shmiel resté en Pologne à son frère installé en Amérique, vont être les éléments déclencheurs…

« Pendant longtemps, c’est tout ce que nous avons jamais cru savoir ; et compte tenu de l’étendue de l’annihilation, compte tenu du nombre d’années qui avaient passé, compte tenu du fait qu’il n’y avait plus personne à qui demander, cela paraissait beaucoup. »
Comme dans Une Odyssée, Daniel Mendelsohn part de l’histoire familiale pour faire une œuvre formidable de recherche. Malgré les nombreuses difficultés, il va retrouver des rescapés, installés en Scandinavie, en Israël ou en Australie, et les interroger sur la famille de Shmiel. Sa femme, ses quatre filles, décrites comme superbes, ont laissé des souvenirs variés. Shmiel possédait une boucherie et des camions, il était une figure marquante de la petite ville de Bolechow, à l’est de la Pologne, son épouse est décrite comme accueillante et aimable. Petit à petit, les portraits se précisent, les circonstances de leurs morts aussi, l’implication diverse des voisins, de la communauté polonaise n’est pas occultée.

« À cet instant-là, les soixante ans et les millions de morts ne paraissaient pas plus grands que le mètre qui me séparait du bras gras de la vieille femme. »
Ce n’est pas tant le sujet, enfin, si, c’est bien entendu d’abord le sujet de ce livre qui est passionnant, l’idée même de faire renaître, revivre quelques temps six disparus, sur six millions, en faire des personnes réelles, dont quelques détails de caractères, d’habitudes ou de personnalité peuvent être retrouvés : il était sourd, elle avait de jolies jambes… Mais c’est surtout la manière dont cette enquête est construite, patiemment, pas à pas, mais aussi avec beaucoup d’émotion, lorsque les témoins survivants font remonter des souvenirs vieux de soixante ans, ou refusent de répondre à certaines questions, lorsque des photos ou des murs de maisons se mettent eux aussi à parler.
Écrit avant Une Odyssée, qui rendait hommage à son père et à sa famille, Les disparus redonne vie à la famille de la mère de l’auteur. Un arbre généalogique et de nombreux documents et photos viennent asseoir la réalité de cette recherche. Bien que j’ai trouvé ce livre passionnant, je n’ai pas hésité à faire durer la lecture plus de deux semaines, les 920 pages du livre de poche étant denses et puissantes à la fois. Heureusement, Daniel Mendelsohn ne manque pas d’humour, notamment envers lui-même, ce qui enlève toute lourdeur au texte.
Ce très beau travail de mémoire, de réparation en quelque sorte, qui s’est parfois joué « contre la montre » tant les rares témoins avançaient en âge, est, et restera à l’avenir, une lecture aussi forte que nécessaire, que je suis contente d’avoir entreprise.

Les disparus (The Lost, 2006) de Daniel Mendelsohn, éditions J’ai lu (2009), traduction de Pierre Guglielmina, 924 pages.

Ce pavé attendait dans ma pile depuis plus de dix-huit mois !
Retrouvez les pavés de l’été chez Brize et l’Objectif PAL chez Antigone.
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Rene Denfeld, Trouver l’enfant

trouverlenfant« Comment faites-vous pour les retrouver ? » lui demanda la mère.
Elle leur adressa un sourire lumineux. « Parce que je connais le chemin de la liberté. »
Je suis passée ces derniers temps par une série de lectures qui m’ont laissée de marbre, suivie d’une suite de livres enthousiasmants. Nous voici donc dans la deuxième série avec Trouver l’enfant
Naomi Cottle, une jeune femme d’une trentaine d’années, a fait de la recherche d’enfants son métier, et ses bons résultats font qu’elle est demandée par les parents désespérés de la petite Madison, disparue depuis trois ans. Ils ont tout tenté, mais croient toujours au retour de leur fillette, volatilisée au cours d’une balade en forêt à la recherche d’un sapin de Noël. Naomi peut compter sur ses connaissances parfaites de la nature, sur son intuition et sur son expérience, même si elle ne se souvient de rien avant le moment où elle-même a fui ses ravisseurs. Naomi va devoir louvoyer entre réminiscences du passé et enquête sur le rude terrain où la fillette a disparu.

« Dehors, une neige printanière cinglait puis ronronnait. Les arbres levaient leurs bras pour la toucher. Le soleil était loin, très loin : une goutte de citron impuissante à bien réchauffer. »
Avec une écriture très sensible et évocatrice, le roman fait la part belle à la nature, mais surtout aux personnages. Naomi s’avère immédiatement très attachante, et les contacts qu’elle noue dans la région de Skookum, Oregon, permettent de faire la connaissance de nombreux individus dont les portraits ne manquent pas de sensibilité non plus. Particulièrement bien échafaudé, le roman offre un superbe mélange de nature, de poésie et d’enquête policière. Des indices parsemés de manière qui pourrait sembler trop visible laissent deviner certaines choses, mais comme ce n’est pas la recherche du coupable qui est primordiale, cela n’a pas finalement trop d’importance.

« Elle ne croyait pas à la résilience. Elle croyait en l’imagination. »
Le thème de la disparition d’enfants fait que certains passages mettent mal à l’aise, incontestablement, mais sans que j’aie eu le sentiment que l’auteure le faisait avec l’intention de gêner le lecteur, mais plutôt par une sorte d’honnêteté vis-à-vis de son sujet, ou dans le but de ne pas laisser dans l’ombre justement ce qui pourrait troubler. L’oubli et la mémoire jouent aussi un grand rôle, et c’est un thème qui m’a toujours passionnée, quand c’est bien fait.
Entre Room d’Emma Donoghue et Bondrée d’Andrée A. Michaud, ce roman a su me séduire,  je me surprends déjà à espérer la suite, et je suis tout à fait prête à retrouver cette enquêtrice, qui ne ressemble à aucune autre, dans un deuxième roman.

Trouver l’enfant de Rene Denfeld (The child finder, 2017) éditions Rivages/noir, janvier 2019, traduction de Pierre Bondil, 300 pages.

Pour Clara ça coince, Léa a adoré…

tous les livres sur Babelio.com

 

Shari Lapena, L’étranger dans la maison

etrangerdanslamaison« Est-ce que c’est ça, « sentir son monde s’écrouler »? Quelques instants plus tard, il relève les yeux. Il ignore totalement ce qui va lui tomber dessus, il sait juste que le coup sera terrible. »
J’ai remarqué l’année dernière le premier roman (Le couple d’à côté) de cette auteure canadienne de thrillers, sans penser à passer à l’acte, mais le fait qu’elle soit invitée aux Quais du Polar cette année m’a donné envie d’y jeter un coup d’œil.
Classiquement dans ce genre de roman à suspense conjugal, un couple marié, bien sous tout rapport, aisé et amoureux, va se trouver confronté à un événement déstabilisant qui remet en question leur couple, et bien plus encore.
Dans ce roman, cela commence très vite, avec Karen, l’épouse, qui se retrouve à l’hôpital suite à un accident de voiture dans un quartier mal famé. Ni elle ni son mari ne savent ce qu’elle pouvait faire là. Karen a perdu tout souvenir de l’accident, elle se souvient seulement que peu de temps auparavant elle avait remarqué des intrusions bizarres à leur domicile, des objets déplacés, des choses infimes…

« Pendant que le jour se lève, une brume légère monte du jardin. Elle reste longtemps derrière la porte-fenêtre à essayer de se rappeler. Il lui semble que sa vie entière en dépend. »
Je suis un peu mitigée suite à cette lecture. La narration au présent et le style assez plat donnent l’impression d’une histoire un peu simplette, ce qu’elle n’est pas du tout, il faut s’attendre à bien des imbroglios, des non-dits et des manipulations… Ma lecture est passée par des hauts et des bas, des moments où j’ai apprécié la tension que l’auteure réussissait à créer, et d’autres où je trouvais l’intrigue pas follement originale. P
ourtant l’envie de savoir la suite est toujours demeurée, et bien m’en a pris car la fin, surprenante, donne rétrospectivement du piment à l’ensemble du roman.
Je pense que le style thriller domestique est un peu trop exploité par les auteurs et les éditeurs, au risque de lasser le lectorat. Après trois ou quatre romans de ce style, j’ai l’impression d’avoir atteint ma limite.
À cela je dois ajouter le fait que Les furies de Lauren Groff joue un peu sur ce registre, mais avec une écriture et une profondeur que ses consœurs (ce genre de thriller psychologique étant plutôt féminin) peinent à atteindre. Il devient donc difficile de lire un de ces romans en ayant à l’esprit Les furies, qui, même si je ne l’ai pas adoré, tourne toutes les comparaisons en sa faveur.
Au final, un roman convenablement prenant, mais pas inoubliable.

L’étranger dans la maison, de Shari Lapena (A stranger in the house, 2017) éditions Presses de la Cité (janvier 2019) traduction de Valérie Le Plouhinec, 304 pages.

Eve-Yeshé a passé un bon moment, Sharon a aimé.

Merci à Explorateurs du polar sur lecteurs.com et aussi à Netgalley

Tiffany Tavernier, Roissy

roissyRentrée littéraire 2018 (16)
« Marcher. Toujours marcher. Quarante-huit heures sur place ont suffi pour que j’intègre l’information. Marcher, oui. Sans cesse. Seul moyen de ne pas se faire repérer par l’un des mille sept cents policiers affectés à la sécurité ou par l’une des sept cents caméras qui, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, filment les allées et venues de tous. Marcher, aller d’un bout à l’autre des aérogares, revenir sur ses pas. »
Une femme tire sa valise d’un terminal à l’autre de Roissy, s’arrête parfois, commence des conversations avec des passagers en partance, s’invente des destinations, des attentes, des vies… Elle ne part jamais, change d’apparence pour déjouer la vigilance des agents de sécurité et des caméras. Elle fait partie des SDF de l’aéroport, des invisibles qui parcourent tous les endroits, ouverts au public ou non, de l’immense bâtiment.
La narratrice est là depuis huit mois, depuis qu’elle a oublié son identité, et elle n’envisage pas de quitter ces parois vitrées et ces couloirs interminables qui constituent son univers. Ce monde à part, clos, en marge, parfois souterrain, recèle de la folie, à certains moments de la violence, mais aussi des touches d’humanité. Connaissance est faite avec les nombreux personnages qui composent cette foule en déshérence.

« Ici, je suis en sécurité. Personne ne peut me trouver, pas même ce type croisé devant les portes du Rio. Qui, à la surface, pourrait imaginer que des hommes ont choisi de vivre à plus de huit mètres sous terre dans ces galeries souterraines ? Boyaux qui se déploient sur des dizaines et des dizaines de kilomètres sous l’aéroport. »
La narratrice pourrait continuer à errer ainsi pendant des mois encore, elle se débrouille pour subsister, jusqu’à ce qu’elle remarque un homme qui revient chaque jour à l’accueil du vol Rio-Paris, et que lui aussi la repère…
Que dire de mon ressenti ? J’ai admiré l’écriture pleine de sensibilité, et j’ai été plus qu’étonnée par le sujet intéressant et très bien documenté des sans-domicile qui peuplent l’aéroport, partiellement pris en charge par des associations, mais qui reviennent toujours hanter couloirs et galeries souterraines.
Et malgré tout, je n’ai été qu’à moitié convaincue, le mélange n’a pas bien pris ; peut-être le thème de l’amnésie, et du retour progressif de la mémoire, était-il de trop. Je n’ai lu que des avis positifs, je comprends que d’autres puissent adorer ce roman, mais j’ai eu quelques petits passages à vide vers le milieu, rattrapés par un début et une fin où j’étais beaucoup plus présente à ma lecture, heureusement, et que j’ai pleinement appréciés.

Roissy de Tiffany Tavernier, éditions Sabine Wespieser, août 2018, 280 pages.

Des avis plus enthousiastes chez Joëlle, Mimi ou Zazy.

Aharon Appelfeld, Histoire d’une vie

histoiredunevieHistoire d’une vie pourrait être considéré comme le texte idéal pour découvrir Aharon Appelfeld, puisque, bien que noté roman, c’est manifestement un récit autobiographique. Mais c’est davantage aussi, un ensemble de réflexions sur sa vie, sur la mémoire, sur les langues, sur l’écriture…
On y retrouve des sujets présents dans ses autres romans, mais sachez qu’il y évoque très peu les camps, ou le moment où il a perdu ses parents.
Né en Bucovine, Aharon Appelfeld n’a que sept ans au début de la guerre, dix ans lorsqu’il s’échappe d’un camp et erre plusieurs années dans des forêts d’Ukraine, ce décor présent aussi dans Les partisans. On le retrouve ensuite en Italie, puis sur un bateau en partance pour Israël, comme dans Le garçon qui voulait dormir.
Il dit lui-même avoir eu du mal à entrer dans l’écriture, ne jamais avoir aimé « le pathos et les grands mots », et ce récit peut paraître minimaliste, mais pour moi, cela ne lui donne que plus de force. Je vais laisser la parole à l’auteur, décédé il y a peu, au travers d’extraits qui m’ont parlé.

À propos de la mémoire :
« Les mots avec lesquels je souhaitais décrire la sensation se sont dérobés. Comme je n’ai plus de mots, je reste assis, les yeux ouverts, et la nuit blanche coule en moi. »
ou encore :
« La Seconde Guerre mondiale dura six années. Parfois il me semble que ce ne fut qu’une longue nuit dont je me suis réveillé différent. »

Sur la mémoire du corps : « De mon entrée dans la forêt, je ne me souviens pas, mais je me rappelle l’instant où je me suis retrouvé là-bas, devant un arbre couvert de pommes rouges, si stupéfait que je fis quelques pas en arrière. Mon corps se souvient mieux que moi de ces pas en arrière. Chaque fois que je fais un faux mouvement du dos ou que je recule, je vois l’arbre et les pommes rouges. »

Au sujet de sa langue maternelle et des autres langues parlées chez lui dans son enfance (le ruthène, le roumain, l’allemand et le français) : « Nous baignions dans quatre langues qui vivaient en nous dans une curieuse harmonie, en se complétant. […] Les quatre langues n’en formaient plus qu’une, riche en nuances, contrastée, satirique et pleine d’humour.».

À propos de l’écriture :
« J’avais d’autres amis qui, durant ces années, ne demandaient qu’à m’écouter et à m’aider. Ils faisaient si peu de cas d’eux-mêmes que je ressentais à peine leur présence. Ils me murmuraient toujours le mot juste, fécond, le mot qui prenait racine et déclenchait la floraison. »

Histoire d’une vie d’Aharon Appelfeld (Sippur hayim, 1999) éditions l’Olivier, 2004, paru en Points, traduction de Valérie Zenatti, 214 pages.

Les avis de Keisha, Luocine, Malice et de Sylire. A noter, pour ceux qui auraient tout lu de l’auteur, son dernier roman Des jours d’une stupéfiante clarté, qui vient de sortir aux éditions de l’Olivier.

Livre sorti de ma PAL pour l’Objectif PAL d’Antigone et Lire le monde avec Sandrine.
obj_PAL2018  Lire-le-monde

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