Chang Kang-Myoung, Parce que je déteste la Corée

parcequejedeteste« Mon pays natal, la Corée du Sud, s’aime d’abord lui-même. Il chérit uniquement les membres de la société qui lui font honneur. Et il colle une image infamante sur ceux qui ternissent son image. Si je me retrouve dans la misère et que je ne suis plus en mesure d’accomplir mon devoir de citoyenne, il ne m’aidera pas, ce sera à moi de faire en sorte de ne pas entacher la gloire de ma patrie. Voilà la mentalité de mon pays. »
Kyena a vingt-sept ans, peu de possibilités d’évoluer dans son métier, la perspective de se marier et de fonder une famille ne l’enchante guère, elle décide de tout quitter pour tenter sa chance en Australie. Des cours intensifs d’anglais lui permettront de se faire une place là-bas, de grimper dans l’échelle sociale, alors qu’en Corée, elle voit bien qu’elle restera comme ses parents, à vivre de petits boulots et dans des appartements miteux. Bien sûr, tout ne se déroule pas avec facilité, mais Kyena s’accroche, et ne manque jamais de ressources, même lorsque tout semble s’effondrer autour d’elle.

« Dans le bonheur aussi il y a les « capitaux » et les « liquidités ». Certains bonheurs viennent du fait qu’on accomplit quelque chose. Le souvenir de cette réussite reste en mémoire et rend les gens heureux un peu chaque jour pendant longtemps. C’est leur capital bonheur. »
Chang Kang-myoung est un journaliste, chroniqueur dans un grand quotidien de Séoul, qui a publié deux romans traduits en français, celui-ci et Génération B. Il s’intéresse à ses concitoyens avec acuité. Ici, il met la fiction au service du thème des jeunes qui s’exilent en Australie pour y trouver une vie meilleure. Leurs motivations, aussi variées qu’elles soient, m’ont intéressée et dressent un portrait de la Corée du Sud qui n’est pas aussi positif que l’image qu’on en a. Les classes sociales très compartimentées empêchent de s’en sortir en restant sur place, d’où le nombre de jeunes qui choisissent l’exil.
Si l’Australie leur semble un Eldorado, le réalité n’est pas aussi simple, notamment le petit monde des immigrés coréens qui reproduit les schémas de leur patrie. Quoi qu’il en soit, le personnage de Kyena est attachant, sa débrouillardise et son appétit de changement font plaisir à lire. Le style ne m’a pas vraiment apporté le petit plus que j’aurais souhaité, mais une lecture dépaysante, et courte, en ce moment, c’est tout à fait ce dont j’ai besoin !


Parce que je déteste la Corée de Chang Kang-myoung, (Hanguki sireoso, 2015), éditions Philippe Picquier, 2017, traduction de Lim Yeong-hee et Mélanie Basnel, 164 pages

L’avis de Luocine.
Challenge coréen chez Christie.
Challenge coréen

 

Anna Enquist, Quatuor

quatuor« Dans le mouvement lent, Hugo et Caroline modulent en alternance les soupirs mélancoliques, ils font la course au vague à l’âme, puis échangent un sourire à la fin du passage. Le trio du menuet est un vrai plaisir, avec ses enchaînements de sauts fiévreux à trois temps ; le finale, exécuté à vive allure, les laisse tous hors d’haleine, comme s’ils venaient de franchir la ligne d’arrivée d’une course d’obstacle. »
Voilà un livre enfin sorti de la pile où il m’attendait. Il m’a permis de retrouver une auteure découverte avec Les porteurs de glace, et de lire dans l’ordre logique puisque Quatuor a été suivi il y a quelques mois par un autre roman reprenant les mêmes personnages, intitulé Quand la nuit s’approche, que je pourrai donc lire par la suite. Le roman que j’avais lu était très sombre, pas dans le sens pessimiste ou mélancolique, non, plutôt explorant les conséquences d’une épreuve, et les nuances de la tristesse. Vous penserez que ce n’est pas très gai, et pourtant, j’avais beaucoup aimé sa plume précise et efficace pour cerner les sentiments.
Venons-en au quatuor du titre. L’une est infirmière, l’autre médecin, l’un dirige un centre culturel, et le quatrième est luthier. Chacun dans son domaine soigne et répare, que ce soit les autres, la culture ou les instruments, chacun traînant plus ou moins vaillamment ses propres chagrins ou ses doutes. Seule la musique les transporte ailleurs, autre part que dans cette ville d’Amsterdam où plus rien ne semble aller. Sans qu’aucune date ne le précise, l’intrigue se déroule dans un futur proche, où la culture n’intéresse plus grand monde, et surtout pas le gouvernement, où les personnes âgées finissent dans des centres fermés où tout le monde ignore ce qui se passe.

« Mon Dieu, pense Reinier, qu’est-ce qui m’arrive ? Je le laisse entrer chez moi sans rien dire. Il va raconter à ses délinquants de frères tout ce qu’il y a ici, les archets qui valent plusieurs milliers d’euros, le violoncelle qui pourrait se vendre pour cinq cent milles aux enchères… Je pourrais aussi bien attendre qu’ils viennent dévaliser la maison, triple imbécile que je suis. C’est de ma faute. Je n’ai pas toute ma tête. »
Le cinquième personnage est Reinier, un vieil homme qui était un violoncelliste réputé, et le professeur de Caroline, la femme médecin du quatuor. Dans un pays où le gouvernement ne leur est plus d’aucun soutien, Caroline de même que Reinier ont du mal à laisser les autres les aider. Il en va de même, dans une moindre mesure pour les autres personnages, qui ont chacun des tourments dont ils évitent de parler.
Je me suis sentie en phase avec l’écriture précise d’Anna Enquist, faite de phrases courtes et très bien traduite. J’ai trouvé le dosage bien fait entre les moments plus légers et les réminiscences tragiques. Les personnages ont pris rapidement une épaisseur intéressante et la tournure prise par les faits à la fin du roman, quoiqu’un peu surprenante, ne m’a pas gênée. Pour faire court, parce que ma lecture date d’une quinzaine, je peux affirmer que ce roman a rempli parfaitement son rôle, de dépaysement autant que de mise en résonance. Presque un coup de cœur !

Quatuor d’Anna Enquist, (Kwartet, 2014) éditions Actes Sud, 2016, traduction de Emmanuelle Tardif, 303 pages en collection Babel.

Les avis d’Ariane et de Keisha.
Objectif PAL d’avril (à retrouver chez Antigone)
objectifpal2016

Olga Tokarczuk Dieu, le temps, les hommes et les anges

dieuletemps« La condition d’enfant, de même que celle d’adulte, n’était qu’un état transitoire. Misia en eut l’intuition, et, dès lors, observa attentivement les modifications qui se produisaient en elle ainsi que chez les êtres de son entourage. »
Le petit village d’Antan est un village polonais comme les autres, jusqu’à ce qu’on observe de plus près ses habitants, le Mauvais Bougre, la Glaneuse, le châtelain, la femme du meunier, le Noyeur… Le temps qui rythme la vie du village ressemble au nôtre, les jours, les saisons, les naissances et les décès, les événement du XXe siècle y passent comme partout ailleurs. Les guerres en particulier. Mais la sensation du temps y est aussi fort différente d’un personnage à l’autre, d’une vie qui se termine avant d’avoir été vécue à une autre qui n’en finit pas. Tous les chapitres évoquent le temps, par leur titre, et par leur point de vue sur l’histoire du village. Ceux qui m’ont le plus parlé au début du roman, et m’ont immergée complètement dans la lecture du texte, sont « Le temps des enfants » qui montre comment une sorte de vision du monde vient progressivement aux enfants, et « Le temps du moulin à café » qui s’intéresse au temps des objets, pas aussi opposé qu’on l’imagine au temps des êtres vivants.
Ces chroniques villageoises peuvent sembler décousues et un peu déroutantes au début, mais deviennent de plus en plus captivantes au fur et à mesure des chapitres.

« Car Isidor se contrefoutait du parti aussi bien que de la fréquentation de l’église. À présent, il lui fallait beaucoup de temps pour réfléchir, se remémorer Ruth, lire, apprendre l’allemand, écrire des lettres, collectionner des timbres, contempler sa lucarne et pressentir, tout doucement, paresseusement, l’ordre de l’univers. »
Dans un chapitre du roman, le châtelain Popielski se pose des questions qui, d’une manière générale sont celles posées par le temps qui défile dans les pages du roman : « D’où venons-nous ? », puis « Peut-on tout savoir ? », « Comment vivre ? », et « Où allons-nous ? » questions par lesquelles le châtelain s’approprie les origines de la philosophie et de la religion.
Grâce à une belle traduction, de celles où on sent les phrases couler, les paragraphes se saisissent de leur rythme propre, et s’enchaînent parfaitement. On ressent la tendresse de l’auteure, mêlée d’une certaine dose de malice, pour ses personnages, mais aussi envers les animaux, les plantes, la nature. Quant à la force des personnages féminins, elle participe à la fascination exercée par le texte. Je pense en particulier à Misia et Ruth.
Olga Tokarczuk a réussi à trouver une très belle alliance entre le décor et la galerie de personnages, l’arrière-plan historique, les éléments du conte, les réflexions philosophiques, sans oublier le découpage original qui aide appréhender l’histoire d’Antan dans sa continuité. J’ai préféré déguster ce roman à petites doses que le dévorer, j’ai eu l’impression que cela lui convenait mieux, et je serais curieuse de savoir si c’est le cas pour d’autres lecteurs aussi.

Dieu, le temps, les hommes et les anges, d’Olga Tokarczuk, (Prawiek i inne czasy, 1996) éditions Robert Laffont (1998, 2019) traduction de Christophe Glogowski, 391 pages.

Ingannmic et Marilyne en ont fait une lecture commune et en parlent très bien ! Lecture pour le Mois de l’Europe de l’Est d’Eva, Patrice et Goran.
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Barlen Pyamootoo, Whitman

whitman« Avant toute chose, se dit-il en reprenant le fil de ses idées, ce que son père lui a appris, c’est de dire avec tes propres mots ce que tu penses au fond, même quand personne ne t’écoute vraiment, et c’est tant mieux si tu finis par te contredire, le monde te semblera alors plus vaste et plus varié que tu ne l’imaginais. »
Brooklyn, 1862, le poète Walt Whitman lit dans un quotidien le nom de son frère George parmi les blessés de la bataille de Fredericksburg. Il décide de se rendre à son chevet, tout en craignant le pire, et au terme d’un périple en train et en bateau, il parcourt les hôpitaux de Washington à la recherche de son frère cadet. Ses connaissances d’infirmier et sa grande empathie pour les souffrances humaines l’incitent à proposer ses services, tout en continuant à chercher George.
Sur un sujet ténu, Barlen Pyamootoo, auteur mauricien, et certainement grand admirateur du poète américain, conduit un très beau récit qui doit reposer autant sur les écrits de Whitman que sur sa propre imagination. L’important n’est pas de savoir ce qu’il a créé de toutes pièces, mais de s’immerger avec lui totalement dans l’époque et les lieux visités, de partir avec Walt Whitman à la recherche de son frère et de son inspiration perdue.

« C’est qu’ils sont généralement taiseux, ceux qui reviennent de la guerre. C’est comme revenir de l’enfer après y avoir enterré ses rêves d’innocence et appris sur soi-même des secrets qu’on ne dévoilera jamais. Et ça donne une bande de gosses désemparés dans un monde devenu trop vieux pour eux. »

Il y a des livres dont on parle partout, et les autres, ceux qui se font discrets, et qui restent à l’ombre, mais pourtant quel dommage, lorsque ce sont des petites merveilles comme celle-ci ! Il est sorti au printemps dernier, et peut-être le moment était-il mal choisi, car si Dominique n’avait pas écrit un billet très tentateur sur ce court roman, il me serait sans doute resté inconnu. Le style un peu déroutant au début, original, sobre et poétique, s’accorde pleinement au sujet. Même les voyageurs d’un train de New York à Philadelphie semblent être des poètes ! Cette très belle écriture m’a rappelé Ali Zamir et Dérangé que je suis.
Et puis, il y a le personnage principal, un homme profondément bon, plein d’humanité, et pour qui nul n’est inférieur ou négligeable… Il semble déteindre sur son entourage, et les gens qu’il croise participent de cette humanité. Inutile de dire que cela fait du bien, ce genre de personnage. Toutefois, les réalités de la guerre de Sécession, les bruits, les cris et les odeurs ne sont pas absents du roman, ni bien sûr les paysages qui inspiraient auparavant le poète.
Le sujet (le poète, la guerre et la création) m’a donné envie de lire ce roman, mais je n’en resterai pas là avec cet auteur !

Whitman, de Barlen Pyamootoo, éditions de l’Olivier , mai 2019, 160 pages.

Lire le monde : l’île Maurice
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Tove Jansson, Fair-play

fairplay« L’été progressait et on était déjà en juin. Joanna continuait de passer d’une fenêtre à une autre, lentement, persuadée que Mari ne l’avait pas remarqué. Elle tapotait le baromètre, sortait dans la cour, descendait jusqu’à la pointe, puis revenait en râlant à cause de la négligence avec laquelle certains objets étaient traités. Elle se plaignait des mouettes qui criaient et copulaient, commentait la radio locale qui diffusait des programmes stupides, notamment sur des expositions de peintres amateurs qui se prenaient pour des génies. »
Mari et Jonna sont artistes et vivent ensemble, en ville ou dans une maison de pêcheur sur une petite île de la Baltique. Elles créent, chacune dans ses domaines artistiques de prédilection, et chacune dans son espace dédié de la maison. Elles vont à la pêche, elles voyagent, au Mexique, en France, elles reçoivent des amis ou connaissances, elles partagent des activités ou se disputent de manière un peu routinière. La vie d’un couple d’un certain âge, qui se connaît depuis fort longtemps, mais continue de s’étonner de telle ou telle réaction pourtant prévisible…

« Le mauvais temps s’approchait. Un spectacle grandiose et étrange se déroulait sur la mer. D’une splendeur encore jamais vue et qui ne se reproduirait probablement jamais. Le ciel s’avançait vers elles, des grains en forme de fins rideaux délicatement dessinés, chacun présentant sa propre particularité. »
Ni récit, ni roman, ni nouvelles, Fair-play consiste en une suite de textes courts, dont les personnages sont inspirés de l’auteure, Tove Jansson, auteure et illustratrice des célèbres Moumines finlandais, et sa compagne, artiste elle aussi. C’est agréable de voir ce livre, qui n’obéit à aucun genre défini, dresser un portrait par petites touches de deux femmes qui peuvent être agaçantes autant qu’attachantes. L’une des nouvelles m’a particulièrement intéressée par la mise en abyme qu’elle propose, en faisant discuter Jonna et Mari à propos d’un texte de cette dernière.
La lecture gagne à être étalée dans le temps, et alors c’est toujours un plaisir de reprendre le livre. Une certaine philosophie, pas dépourvue d’humour, se dégage des pages, un charme aussi, à condition de se laisser faire, et de ne pas chercher midi à quatorze heures.

Fair-play de Tove Jansson (Rent spel, 1989), éditions La Peuplade, février 2019, traduit du suédois (Finlande) par Agneta Ségol, 143 pages.

Repéré chez Cathulu et Clara.
Lire le monde et Objectif PAL.
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Shilpi Somaya Gowda, Un fils en or

unfilsenor« Anil savait qu’il devait travailler dur pendant cette année de stage, et il l’acceptait, mais il aurait aimé recevoir de temps en temps une parole d’encouragement de la part d’un chef, ou éprouver la satisfaction d’avoir bien fait quelque chose. Tout comme il aurait aimé que ses patients l’apprécient, ou simplement le respectent. »
Le roman commence dans l’ouest de l’Inde, dans la région du Gujarat. Anil est le premier de sa famille à faire des études supérieures, il va devenir médecin, et poursuit son cursus aux États-Unis, malgré les réticences de sa mère. Toutefois, une raison qui fait céder sa mère c’est qu’elle ne voit pas d’un très bon œil son attirance pour son amie d’enfance Leena, qui vient d’une famille moins aisée. La famille d’Anil est, elle, très bien considérée, et son père, reconnu pour sa sagesse, fait office de conciliateur. Ce qui donne lieu à des paragraphes très intéressants sur cette coutume. À Dallas, Anil a bien du mal à trouver sa place, que ce soit avec ses colocataires et amis, ou dans ses différents stages à l’hôpital.

« Il sembla à Leena que tout se passa très vite après cette journée à la Grande Maison. En l’espace d’une semaine, les préparatifs du mariage avaient commencé.
Il y a eu des rendez-vous avec l’astrologue et le pandit, Leena et sa mère sélectionnèrent des saris de mariage, des bijoux et des motifs de Mehdi pour les pieds et les mains. »

Lorsque Anil est parti, Leena doit accepter un mariage arrangé, elle pense pouvoir faire cela pour plaire à ses parents qui se sont endettés pour elle. Mais certaines familles ne voient dans les mariages qu’un moyen de trouver de l’argent facile, ainsi qu’une servante qu’on n’a pas besoin de payer.
J’ai beau avoir déjà lu des romans indiens, j’ai trouvé celui-ci fort bien fait, riche de nombreux thèmes, et je me suis attachée aux parcours d’Anil et de Leena. J’ai compati aux questionnements du jeune homme, et été submergée de colère à la lecture de ce que vit Leena. Ce sont de beaux portraits que dresse là l’auteure, notamment ceux des femmes sont particulièrement touchants et inoubliables. J’ai beaucoup apprécié que les personnages secondaires aient de la présence et des caractères tout sauf caricaturaux. Je trouve que pour un roman un peu long, les personnages moins importants ne doivent pas faire que de la figuration, sous peine d’ennuyer sérieusement les lecteurs. Pas un brin d’ennui ici, mais la rencontre de belles personnes, qui luttent pour construire leur vie, entre tradition et modernité.

Un fils en or de Shilpi Somaya Gowda, (The golden son, 2016) éditions Mercure de France, 2016, traduction de Josette Chicheportiche, 480 pages, existe en Folio.

Les avis de Daphné, Hélène

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Lire le monde: l’Inde

Anne Griffin, Toute une vie et un soir

touteunevietunsoir« Aujourd’hui, les gens adorent parler. Dire ce qu’ils ont sur le cœur. Comme si c’était facile. Les hommes, en particulier, se font beaucoup reprocher de ne pas faire leur part dans ce domaine. Pour ce qui est des Irlandais… »
Le titre résume parfaitement le roman : Maurice Hannigan, quatre-vingt quatre ans, qui n’a jamais été un grand bavard dans sa vie, laisse un message pour son fils parti aux États-Unis. Accoudé au bar d’un hôtel, vêtu de son plus beau costume, il se livre sous la forme de cinq toasts adressés aux cinq personnes qui ont le plus compté dans sa vie : son frère aîné Tony, sa belle-soeur Noreen, son fils Kevin, son épouse Sadie et la petite Molly. C’est simple, tendre, émouvant sans être tire-larmes, c’est tout juste un roman formidable, et un premier roman, qui plus est.

« La solitude me poussait à faire des choses auxquelles j’aurais jamais pensé avant que ta mère disparaisse. »
Dès les deux premiers chapitres, cela sentait la lecture coup de cœur, et cela n’a fait que se confirmer par la suite. Anne Griffin a su trouver la voix de Maurice et ses mots résonnent longtemps, de ses souvenirs d’enfance sous la protection du grand frère admiré, aux deux dernières années solitaires sans son épouse, en passant par son métier de fermier. Une vie racontée simplement par un homme simple, et qui montre que cela ne l’a pas empêché d’éprouver de grands sentiments, même s’il a souvent eu du mal à les montrer et encore plus à les exprimer. L’aspect social n’est pas écarté, avec l’évolution parallèle de la famille qui les employait, lui et sa mère, lorsqu’il a quitté, très tôt, l’école. C’est l’art de décrire les moments simples et beaux d’une vie qui fait surtout le charme du roman.
Dans ce roman, j’ai retrouvé tout ce que j’aime dans la littérature irlandaise, et ça m’a procuré un très grand plaisir de lecture !

Toute une vie et un soir de Anne Griffin (When all is said, 2019) éditions Delcourt, 2019, traduction de Claire Desserrey, 268 pages.

Hélène (Lettres d’Irlande), Jérôme et Maeve sont unanimes !

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Michèle Forbes, Edith & Oliver

edith&oliver« Se produire sur scène offrait systématiquement la possibilité d’une métamorphose publique : le jeune garçon nerveux et effrayé devenait alors l’homme qui n’a peur de rien. »
En 1906, à Belfast, Edith fait la connaissance d’Oliver à l’issue d’une soirée trop arrosée. Le jeune homme, illusionniste, pourtant doué d’un réel talent, peine à joindre les deux bouts, car les directeurs de théâtre payent les artistes, encore peu syndiqués, le moins possible. D’autant qu’arrive la concurrence des projections de cinéma. Oliver doit enchaîner les tournées dans des salles de plus en plus petites et qui se vident, tout en ayant une famille à nourrir. Edith assure le quotidien, mais Oliver se laisse souvent entraîner à boire, et ses douloureux souvenirs d’enfance n’arrangent rien…

« Il a horreur de ça. Il a horreur de la nuit. Il a horreur de s’endormir. Il a horreur de ne pas s’endormir. Plus encore, il a horreur de penser à ce que sera son réveil. Il redoute d’ouvrir les yeux sur un monde qui aurait changé du tout au tout. »
Je me réjouissais à l’idée de découvrir une jeune et nouvelle (pour moi) auteure irlandaise, avec ce deuxième roman sur lequel j’avais lu des avis plutôt enthousiastes. Cependant à l’issue de ma lecture, je demeure sceptique. S’il y avait quelque chose d’indéfinissable, une atmosphère, un charme, qui me retenait dans le livre et me poussait à tourner ses pages, j’ai été aussi empêchée tout du long de vraiment aimer ce que je lisais.
J’ai pensé que, peut-être, la traduction ne me plaisait pas. Ou alors le style, assez lyrique, hormis les dialogues plus terre-à-terre, la narration au présent, là où le passé aurait mieux convenu.
J’aurais peut-être aimé aussi que le point de vue d’Edith soit plus développé, elle m’a semblé un peu effacée par rapport à Oliver, dès le début où l’on ne comprend pas trop ce qu’elle lui trouve.
Oliver incarne parfaitement le héros antipathique, plus fort en paroles qu’en actes, vivant dans son imagination et incapable de se confronter à la réalité qu’il abandonne sans remords à Edith. J’ai eu de la peine pour elle et les enfants, entraînés par Oliver dans sa chute.

Le monde du music-hall et de l’illusion, son déclin, sont bien dépeints par l’auteure, et cet aspect original, peu exploré dans les romans, est le gros point fort du livre, plus que l’histoire familiale, dure, très sombre, trop typiquement irlandaise, et à laquelle je n’ai pas vraiment cru.

Edith & Oliver de Michèle Forbes (2017) éditions Quai Voltaire (janvier 2019) traduction de Anouk Neuhoff, 438 pages.

Repéré chez LadyDoubleH et Titine dont les avis sont plus positifs.

Lire le monde : Irlande
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Jonas Gardell, N’essuie jamais de larmes sans gants

nessuiejamaisdelarmes.jpg« Car Rasmus fait partie de ces gens très nombreux qui se voient obligés de recommencer à zéro, de tirer un trait et de prendre un nouveau départ. Laisser le passé disparaître dans le brouillard et cesser d’exister.
Comme une brume matinale qui s’évapore dès que le soleil se met à luire. »
En Suède, au tout début des années 80, il n’est pas facile d’être soi-même pour un jeune homosexuel. Quelques années auparavant, l’homosexualité était encore considérée comme une maladie mentale par les médecins et chercheurs suédois. Ni l’église, ni la presse, ni le système judiciaire, ni le monde éducatif ne reconnaissaient cette différence.
À tout juste dix-huit ans, Rasmus quitte le village où vivent ses parents, et la petite ville où il allait au lycée, pour s’installer à Stockholm, pouvoir enfin vivre son identité au grand jour. Cela ne va pas être simple, mais Rasmus va rencontrer Paul et une petite communauté de colocataires. Pour Benjamin, Témoin de Jéhovah, aller à l’encontre des préceptes familiaux va être encore plus compliqué, mais le jour où il croise Rasmus et où le choix se présente à lui, il n’hésite pas.
Vient ensuite le sida, considéré comme la peste des homosexuels, et dans l’entourage de Paul, Rasmus et Benjamin, beaucoup sont touchés, certains plus fort et plus rapidement que d’autres.

« Il remodèle la honte. Il va en faire une identité et une fierté. »
Quand un roman plaît à tout le monde ou presque, je crains toujours de ne pas me joindre à l’unanimité et d’être carrément déçue, mais cela n’a pas été le cas du tout avec ce très beau roman.
J’ai tout aimé de cette lecture : le style qui ne me plairait pas forcément ailleurs, le sujet qui pourrait sembler plombant, ou parfois démonstratif, les personnages qui ne sont pas toujours montrés sous leurs meilleurs aspects. Et pourtant l’ensemble est formidable, bien dosé et impressionnant de sincérité et de justesse, jamais ennuyeux ni didactique. Les personnages secondaires, notamment les parents de Rasmus et ceux de Benjamin, ou les amis des deux jeunes gens, Paul, Reine, Bengt, Lars åke, Seppo, ne sont pas oubliés et approfondissent la description soignée de cette période, et aussi de l’évolution psychologique de chacun, lente et douloureuse bien souvent. L’humour, la dérision ne manquent pas dans le texte et viennent encore davantage éclairer ces portraits.
On pense au film de Robin Campillo, 120 battements par minute, mais le livre possède une dimension supplémentaire, je trouve. C’est difficile d’expliquer ce qui fait la force de ce roman, sa grande liberté peut-être, sa manière de ne pas se cacher derrière des périphrases et d’appeler un chat un chat : efficace et bouleversant à la fois, un grand roman !

N’essuie jamais de larmes sans gants de Jonas Gardell, (Torka aldrig tårar utan handskar, 2012) éditions Gaïa, 2016, traduction de Jean-Baptiste Coursaud et Lena Grumbach, en poche, 847 pages.

Repéré chez Autist Reading et  Krol, c’est un pavé de l’été, (à retrouver chez Brize), et il était depuis plus de six mois dans ma « pile à lire » (Objectif PAL chez Antigone)
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Johanna Sinisalo, Jamais avant le coucher du soleil

jamaisavantlecoucher« Qu’est-il pour moi ?
Un protégé, un peu comme un pigeon à l’aile cassé ? Ou un animal de compagnie exotique ? Ou une sorte d’invité aux mœurs un peu étranges mais plein de séduction, qui s’attarde quelque temps et partira le moment venu ?
Ou autre chose encore ? »
La lecture du roman Le sang des fleurs m’a donné envie d’en lire plus de son auteure, Johanna Sinisalo, d’où cette lecture commune à laquelle je me suis jointe bien volontiers, pour lire un deuxième roman de l’auteure finlandaise, qui s’avère être le premier qu’elle a écrit.
Pour résumer en quelques mots, la vie de Ange, jeune photographe de publicité, se trouve chamboulée lorsque devant chez lui, un soir, il recueille un jeune individu agressé par des loubards.
Un individu d’une espèce peu commune, puisqu’il s’agit d’un troll. Et l’auteure de citer aussitôt des extraits d’encyclopédies, de journaux ou de livres scientifiques concernant la vie de ces habitants des forêts scandinaves. Les adultes peuvent atteindre deux mètres de haut, et sont carnivores, mais le protégé d’Ange est un bébé, tout attendrissant. Le jeune homme juge cependant plus prudent de n’en parler à personne et commence pour lui une longue série de dissimulations et mensonges divers, grâce auxquels il va bientôt ne plus trop savoir où il en est.

thomas_dambo2« Ses yeux brûlent tels des incendies de forêt dans la nuit. »
L’écriture claire et précise de Johanna Sinisalo, pas exempte de jolies phrases plus lyriques quand le moment l’exige, s’empare du sujet et, le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle ne recule devant rien, quand elle tient une idée. Elle va jusqu’au bout du bout, quitte à proposer des situations un peu scabreuses parfois.
Vous aurez donc compris que s’il arrive qu’on sourie parfois, il ne s’agit pas d’une fantaisie dans le genre des romans de Arto Paasilinna, ni d’un conte, mais d’une extrapolation sur une situation : « Et que se passerait-il si les trolls existaient et que quelqu’un recueille un jeune égaré ? » Cette supposition est prétexte à réfléchir sur l’intelligence animale qui ne se laisse pas toujours dominer par l’intelligence humaine. C’est d’ailleurs un thème qui sera développé dans Le sang des fleurs. De même, le roman travaille sur l’opposition entre vie sauvage et civilisation, la sauvagerie n’étant pas forcément du côté le plus évident. Alors, le message passe parfois un tout petit peu en force, sans trop de subtilité, mais rappelons qu’il s’agit d’un premier roman. La construction à plusieurs voix est bien utilisée, et renforce l’avidité à savoir comment tout cela va tourner.
thomas_dambo1J’ai trouvé très intéressantes les questions soulevées, et ai, dans une certaine mesure, essayé de comprendre les réactions du personnage principal. Les seconds rôles, collègue, ami, voisine ou amant de Ange, servent surtout à maintenir le suspense, mais attirent moins la sympathie.
Le point fort du roman, son indiscutable originalité, l’inscrit dans le même thème que celui lu auparavant, le thème de la relation de l’homme à la nature, indispensable et fondamental. Si j’ai préféré Le sang des fleurs, ce livre peut permettre de découvrir une auteure inclassable, qui gagne vraiment à être connue.

Jamais avant le coucher du soleil de Johanna Sinisalo, (Ennen païvänlaskua ei voi, 2000) éditions Actes Sud, 2003, traduit par Anne Colin du Terrail, 318 pages, existe en poche.

Les illustrations présentent les trolls géants en bois, créations de Thomas Dambo, un artiste danois.

Lecture repérée chez Keisha, pourvoyeuse d’idées de romans sortant des sentiers battus, et en commun avec A girl from earth et Inganmic.

Lire le monde : Finlande