Jérémie Moreau, Les pizzlys

« Il faut tuer pour se nourrir, c’est ainsi. Mais considérer l’animal que je mange comme une personne, c’est très différent de le considérer comme un objet, ou comme une chose, comme on le fait en France dans les supermarchés. »

Aujourd’hui, une bande dessinée, pour changer ! Ou plutôt un beau roman graphique, qui sort des sentiers battus. C’est l’émission Book club sur France Culture qui m’a donné envie de le lire. Alors, le titre tout d’abord ? Vous aimeriez savoir ce que sont ces pizzlys, et s’ils existent… Hum, j’hésite à vous en dire trop.
Voici l’histoire : Nathan, jeune chauffeur Uber, est au bord du burn-out avec ses longues journées passées au volant, suivies de courts moments passés avec sa petite sœur et son petit frère qu’il élève seul. Des événements imprévus l’obligent à prendre une décision brusque et radicale, celle d’accepter une drôle d’invitation à aller passer quelque temps en Alaska avec ses frère et sœur.
Annie a passé quarante ans à Paris et retrouve, avec ce jeune trio d’invités, son Alaska natale, et les traditions qu’elle n’avait pas oubliées. Les deux enfants, Zoé et Étienne, n’imaginaient même pas le mode de vie auquel Annie les convie, sans connexion, au plus proche de la nature.

« Des fois, j’imagine un monde où toute l’intelligence des scientifiques des villes serait mise au service de la vie dans la forêt.»
Les thèmes de cette très belle histoire sont la reconnexion avec la nature, le changement climatique, la nécessaire adaptation à ce changement. Les croyances des chasseurs-cueilleurs athapascans ajoutent un aspect légèrement fantastique à une histoire sinon assez réaliste, notamment à propos du climat et des fléaux qui frappent les peuples autochtones.
Avec un graphisme original, des couleurs vives et quasiment fluorescentes, des couleurs d’aurores boréales qui envahissent l’image, ce sujet prend une dimension tout à fait intéressante. Seul le dessin des visages ne m’a pas trop plu, ils sont un peu impassibles. Et les pizzlys alors ? Ils sont le résultat d’un croisement entre les ours polaires et les grizzlys, croisement bien réel, rien d’imaginaire dans ces animaux, et leur présence en Alaska est avérée. Étonnant, non ?

Sinon, pour prolonger et relier à l’activité sur les minorités, il existe un livre de Nastassja Martin, sous le titre Les âmes sauvages, à propos de « ces hommes qui se nomment eux-mêmes les Gwich’in et peuplent les forêts subarctiques » d’Alaska, livre cité par Jérémie Moreau comme référence, et que j’essayerai de trouver à l’occasion.

Les pizzlys, par Jérémie Moreau, éditions Delcourt, octobre 2022, 200 pages.

Ron Rash, Plus bas dans la vallée

« Bien qu’il n’ait jamais vraiment cru ce qu’on racontait sur Serena Pemberton qui assassinait ceux qui tombaient en disgrâce, le plus prudent était de partir, et de façon discrète. »

S’il y a un auteur dont je ne raterais à aucun prix les publications, c’est Ron Rash ! Et comme les bibliothèques n’oublient pas non plus de se procurer ses livres, je n’ai jamais trop longtemps à attendre. Cette fois, j’ai eu le plaisir de retrouver Serena, le personnage du roman du même nom lu il y a une dizaine d’années en version originale. Enfin, un plaisir tout relatif, car jamais, au grand jamais, je n’aurais envie de rencontrer réellement Serena.
Elle est revenue du Brésil pour exploiter les parcelles de forêt qui lui restent, et elle soumet les bûcherons à un rythme de travail effréné pour terminer la coupe avant la date-butoir d’un contrat qu’elle a passé. En une centaine de pages, les points de vue varient autour de plusieurs personnages, certains connaissant déjà Serena, d’autres la découvrant. La conclusion inattendue de cette nouvelle m’a ravie, ainsi que les ambiances pleines de tension dramatique, et la description toujours juste des personnages, des paysages, de la forêt martyrisée…

« Être si près de ses beaux-frères lui donnait l’impression qu’une mycose commençait à envahir son corps. Ces deux-là dégageaient une odeur de moisi style champignon. Rien d’étonnant vu qu’ils bougeaient à peu près autant que ces végétaux. »

Dans les autres nouvelles, les atmosphères rudes du cœur des Appalaches restent noires, mais l’humour est bien présent aussi. Une sorte de miracle m’a évoqué les films des frères Coen, avec des personnages vraiment réjouissants ! Les autres textes, où les époques et les protagonistes sont des plus divers, ne m’ont pas déçue non plus. On y retrouve toujours l’empathie de Ron Rash, et une noirceur jamais gratuite.
Amateurs de nouvelles noires, à vos carnets !

Plus bas dans la vallée (In the valley, 2020) de Ron Rash, éditions Gallimard, octobre 2022, traduction de Isabelle Reinharez, 240 pages.

Sibylle Grimbert, Le dernier des siens

Rentrée littéraire 2022 (5)
« Il avait ramassé le pingouin comme il l’aurait fait d’une fleur rare à classer dans les collections de Jussieu, par exemple. »

En pleine conférence des Nations-Unis sur la biodiversité, (à laquelle nombre de chefs d’états n’ont pas jugé bon de se rendre), la disparition des espèces due aux activités humaines devrait alerter tout un chacun, et pour ce faire, pourquoi ne pas passer par le biais du roman ?
C’est ce que fait Sibylle Grimbert en emmenant le lecteur dans les années 1835 à 1846, aux côtés d’un jeune scientifique envoyé par le muséum d’histoire naturelle de Lille pour rapporter un spécimen, mort ou vif, de grand pingouin. Dès les premières pages, Gus assiste sur l’île d’Eldey au massacre par des marins d’une colonie de quelques dizaines de grands pingouins. Un seul est récupéré, blessé mais vivant, et Gus se met en tête de le rapporter ainsi en France. Il ne se doute pas qu’il va s’attacher au volatile, tenir compte de ses humeurs et de ses besoins au point de rester avec lui dans l’Atlantique Nord. Tous deux iront, au gré des rencontres et des décisions de Gus, dans les Orcades et les Féroé, ainsi qu’en Islande.

« Gus ne vit plus un spécimen de grand pingouin: il vit celui-ci en particulier, celui qu’il avait sauvé; il observait des usages anciens à travers lui, des habitudes apprises, un enseignement, une intelligence manifestés dans cette créature précise. »

Le jeune zoologiste se passionne d’autant plus pour l’animal, qu’il nomme Prosp, qu’il entend par ouïe-dire, puis constate par lui-même, que plus aucun autre individu de cette espèce ne survit. Il connaissait l’extinction des espèces en théorie, mais se rend compte qu’il y assiste au plus près.
Par la même occasion, nous autres, lecteurs, observons aussi le processus en détail. L’écriture de Sibylle Grimbert rend superbement bien le drame qui s’annonce et la dépression qui touche Gus face à cette extinction. Le fond et la forme se rejoignent dans un très beau plaidoyer pour la protection des espèces, sans procéder à une démonstration, et en gardant bien d’un bout à l’autre du livre à l’esprit que Gus est un homme du dix-neuvième siècle, et ne raisonne donc pas avec les connaissances de notre époque. Et que Prosp est un pingouin, pas un animal domestique !
Une lecture en apnée, avec des personnages très touchants et un décor gris et froid particulièrement bien rendu. Il y aurait encore beaucoup à dire sur ce roman, mais surtout : lisez-le !

Le dernier des siens de Sibylle Grimbert, éditions Anne Carrière, août 2022, 192 pages.

Repéré chez Delphine Olympe.

Nicolas Gilsoul, Bêtes de villes

« La fauvette à tête noire passait ses quartiers d’hiver sur la côte d’Azur ou en Afrique. Elle préfère aujourd’hui rejoindre le Sud de l’Angleterre, d’abord parce que traverser la Manche est bien plus facile que la Méditerranée, mais surtout parce qu’ici, au pays des scones et des muffins, les mangeoires des Britanniques, grands amoureux des oiseaux, sont bien garnies tout l’hiver. Le changement de cap de la fauvette est devenu incontournable. L’information est même inscrite dans les gênes des plus jeunes. »

Les animaux et les villes, voici un sujet qui a tout pour m’intéresser, d’autant plus que l’auteur est à la fois architecte, paysagiste et grand connaisseur en biologie animale. Les chapitres abordent chacun un animal, des plus connus aux plus improbables, des petites bestioles aux grands mammifères. L’écriture en est vive, ne manquant pas d’humour ni d’anecdotes édifiantes. On apprend énormément de choses, en vrac, sur la moule zébrée à New York, Le scorpion de São Paulo, les kangourous de la forêt de Rambouillet, le merle de l’aéroport de Madrid… Tiens, le voici :

« Près de l’aéroport de Madrid vit un merle mélomane. Vu le grondement sourd des moteurs, il privilégie les sifflements à basse fréquence et adapte ses horaires de chant à ceux des décollages et des atterrissages de grandes lignes. »

Plusieurs thèmes se développent au fil des chapitres. Tout d’abord les dégâts causés par les constructions humaines sur la biodiversité. Mais aussi, les facultés d’adaptation des animaux qui tirent le meilleur parti de leur cohabitation forcée. Il ne s’agit pas seulement pour eux d’aller vider les poubelles pour se nourrir, mais aussi de réagir positivement aux polluants divers, de s’adapter au bruit, à la lumière, aux grandes surfaces bétonnées ou vitrées, de tirer parti des friches et autres endroits abandonnés… Comment la souris de Brooklyn résiste aux polluants lourds, l’escargot d’Amsterdam combat la chaleur, l’hirondelle de la Côte Est évite les gratte-ciels…
Ensuite, le livre imagine comment les architectes doivent réfléchir à tous les habitants des villes lors de leurs projets. Et même, à réutiliser les bonnes idées résultant de l’observation des animaux bâtisseurs et éventuellement les mettre en œuvre dans leurs projets.
Impossible de résumer tout, tellement c’est foisonnant, et rempli d’empathie pour les petites bêtes ! Parfois le style est un peu brouillon, mais avec des chapitres courts et bien différenciés, ça passe très bien.

Repéré grâce à Keisha à laquelle les (bons) livres sur les petites bêtes échappent rarement ! J’ai vu que ce livre est suivi d’un autre : Chlorophylle et bêtes de ville qui semble tout aussi passionnant.

Bêtes de villes, Petit traité d’histoires naturelles au cœur des cités du monde de Nicolas Gilsoul, éditions Fayard, 2019, 288 pages.

Peter Heller, La rivière

« Les murs d’arbres aux essences variées, pins, épicéas, sapins, mélèzes, bouleaux, formaient des remparts de silence lugubre qui pouvaient abriter n’importe quelle mauvaise intention. »

Après La constellation du chien et Céline, je poursuis ma lecture de « tout » Peter Heller avec La rivière. Changement de genre encore, on est ici dans un mélange d’aventures et de tragédie, mêlées de nature writing de la plus belle eau. Une descente de fleuve sur en direction de la baie d’Hudson, en pleine forêt, avec traversées de rapides et portages de canoë, voilà le projet de Jack et Wynn, deux copains de fac fondus d’escapades en pleine nature. Ils se sont fait déposer en hydravion, sont, malgré leurs moyens d’étudiants, bien équipés. Pour corser l’aventure, ils ont choisi de se passer de leurs téléphones portables et comptent se nourrir en partie de leur pêche. Jack et Wynn ont prévu la plupart des ennuis possibles, mais bien sûr, l’imprévisible va s’inviter dans leur périple. J’allais vous citer les aléas auxquels ils vont devoir faire face, du plus anodin au plus grave, mais pourquoi en dire trop ? Alors, humains, animaux ou phénomènes naturels, qu’est-ce qui va venir leur mettre des bâtons dans les roues ? Ou plutôt, sous la coque ?

« Jack tendit le bras droit devant lui et le leva vers le soleil en partie caché. Il compta les largeurs de main jusqu’aux arbres de l’autre côté de la rivière. Chaque doigt représentait quinze minutes, la main sans le pouce une heure. C’est son père qui lui avait appris ça. “On a un peu plus de quatre heures de lumière”, dit-il. »

Désolée de le clamer ici face aux fans de Pete Fromm, car il en existe je crois, mais Peter Heller est le plus grand, le plus formidable conteur américain d’histoires au cœur de la nature. Il possède un sens du rythme tout simplement parfait, et le calme du début du roman laisse place petit à petit à une tension qui monte crescendo et ne déçoit jamais. Quant à l’écriture, elle allie poésie, réalisme et force des thèmes. Les épreuves de l’amitié, la puissance de la nature, les réactions face aux obstacles, confiance ou méfiance, le tout dans un décor de rêve, qui peut virer au cauchemar. Sans en faire trop non plus, ce qui serait pour moi rédhibitoire, et tout en réussissant, dans un genre assez représenté, à surprendre très souvent… je suis tout simplement fan.

La rivière de Peter Heller, (The river, 2019) éditions Actes Sud, mai 2021, traduction de Céline Leroy, 304 pages.

Luocine le conseille aussi

Peter Heller, Céline

Mois américain, suite… Vous remarquerez que je n’ai pas encore mis un pied dans la rentrée littéraire, mais un œil, oui, et j’ai repéré pas mal de publications très intéressantes, tant en littérature étrangère qu’en littérature française, mais plutôt des noms d’auteurs nouveaux ou pas encore très connus. J’y viendrai, un jour ou l’autre, au gré de mes achats ou des arrivées en médiathèque. En attendant, je ferai peut-être un petit billet avec mes repérages, si ça vous intéresse. (dites-le moi…)

« C’est sans doute le matin, un filet de brume flotte au-dessus de la rivière, comme de la fumée, et un homme est sans doute en train de pêcher, sa canne inclinée en plein lancer.
S’il est là, c’est uniquement pour nous rappeler que les humains ne sont pas de taille face à la grandeur et à la beauté flagrantes.
Que la beauté la plus incontestable est peut-être celle qu’on ne peut jamais toucher. »

Mais revenons à Céline. Sous ce prénom que l’auteur a choisi par amitié pour sa traductrice française, se cache une détective privée atypique : soixante-huit ans et une santé précaire, plus portée à secourir les démunis qu’à ramasser de grosses sommes d’argent. Avec son mari Pete, discret mais efficace, elle accepte de partir, à bord de leur camping-car, à la recherche d’un homme disparu depuis vingt ans. C’est Gabriela, la fille de ce photographe du National Geographic, qui souhaite relancer les recherches qu’elle a déjà entreprises avec d’autres privés. Elle ne croit pas à la version de son père attaqué par un grizzli dans le parc de Yellowstone, même si pas mal d’indices allaient dans ce sens.

« Par ordre de grandeur, les êtres humains restaient l’animal le plus féroce de la planète. »

Tout l’intérêt porté à l’enquête ne serait rien sans l’écriture de Peter Heller et son art de rendre palpables les éléments naturels, la végétation et les paysages. Cela s’est avéré un grand plaisir de lecture, alors que je craignais d’être déçue car La constellation du chien avait placé la barre très haut. J’ai ressenti, là encore, beaucoup de tendresse de la part de l’auteur pour ses personnages et s’il n’y a pas un suspense fou, cela crée une atmosphère plutôt reposante. Quelques péripéties émaillent cependant le roman, tout le monde n’est pas ravi de l’enquête menée par le couple de sexagénaires… Tous deux sont vraiment des personnages attachants, que j’ai eu peine à quitter. Et comme j’ai retrouvé le style qui m’avait emballée dans le précédent roman lu, je déclare que je continuerai à lire cet auteur, sans aucun doute !

Céline de Peter Heller, (Celine, 2017) éditions Actes Sud, 2019, traduction de Céline Leroy, 448 pages en poche.
Deuxième billet pour le mois américain et beaucoup d’autres idées à piocher ici (réparties selon les 50 états).

Antonio Moresco, La petite lumière

« Qu’est-ce que ça peut bien être, cette petite lumière ? Qui peut bien l’allumer ? », je me demande tout en marchant dans les rues empierrées de ce petit hameau où personne n’est resté. « Est-ce que c’est une lumière qui filtre d’une petite maison solitaire dans les bois ? Est-ce que c’est la lumière d’un réverbère resté là-haut, dans un autre hameau inhabité comme celui-ci, mais de toute évidence encore relié au réseau électrique, qu’une simple impulsion allume toujours à la même heure ? »

Un homme vit volontairement seul, de manière simple et frugale, dans un petit hameau sur la pente d’une montagne. Il observe l’éveil de la nature, les plantes, il parle aux oiseaux, rencontre un vieux chien, descend faire quelques achats au village le plus proche. Une chose l’intrigue vraiment, c’est une petite lumière qui chaque soir, à la même heure, s’allume sur l’autre flanc de la montagne. Il s’interroge, pose des questions aux villageois, puis finit par aller voir l’origine de cette lumière. Et là, il se retrouve face à d’autres questions, encore plus profondes, qui vont le mener encore plus loin…

« Le ciel est traversé par les dernières hirondelles qui volent, çà et là, comme des flèches. Elles passent en rase-mottes au-dessus de moi, s’abattant tête la première sur de vastes sphères d’insectes suspendus entre ciel et terre. Je sens le vent de leurs ailes sur mes tempes. Je vois distinctement devant moi le corps noir, plus caréné et plus grand, de quelque insecte englouti par une hirondelle qui le suivait le bec grand ouvert en lançant des cris. »

J’avais vu ce livre il y a quelques années sur plusieurs blogs et l’avais oublié, jusqu’à ce qu’il m’arrive entre les mains par hasard. (au fond de la bibliothèque du village, dans une caisse de livres donnés par un lecteur ou une lectrice). Une occasion à saisir…
C’est un roman qui ne va pas jouer sur de nombreux rebondissements pour avancer, qui ne va pas répondre à toutes les questions posées, qui va prendre son temps, ensorcelant et touchant mélange d’une histoire presque fantastique, de remarques naturalistes et de pensées éparses provoquées par l’observation de la nature.
Le narrateur parle peu de lui, pas du tout des raisons qui l’ont amenée dans ce hameau perdu, si toutefois il y a des raisons. Il s’interroge beaucoup, pas seulement sur la lumière mystérieuse, mais sur le sens de sa vie, même s’il ne le formule pas vraiment ainsi. Roman sur les forces de la nature, sur la solitude, sur la brutalité du monde, La petite lumière atteint son but avec une économie de mots qui laisse sans mots, justement.

La petite lumière d’Antonio Moresco, (La lucina, 2009), éditions Verdier, 2014, traduction de Laurent Lombard, 125 pages.

Aifelle, Dominique et Luocine l’ont lu aussi… et vous, connaissez-vous ce roman, ou d’autres de l’auteur ?

Juhani Karila, La pêche au petit brochet

« Un malheureux concours de circonstances avait eu pour conséquence qu’Elina devait sortir le brochet de l’étang chaque année avant le 18 juin. 
Sa vie en dépendait. »

Elina, jeune chercheuse en biologie, revient chaque année dans sa Laponie natale, au-delà du cercle polaire, pour accomplir un rituel. Une pêche au brochet dans un petit étang marécageux, infesté de moustiques, taons et autres insectes suceurs, et défendu par un ondin ergoteur. La raison de cette inlassable pêche au brochet, il va falloir bien des pages et des péripéties pour la connaître. Parallèlement, Janatuinen, une jeune policière, arrivée du sud elle aussi, est à la poursuite d’Elina, et va se trouver confrontée à des phénomènes pour elle totalement inexplicables et irrationnels. D’autres personnages haut en couleurs vont venir se mêler à leurs deux quêtes, avec plus ou moins de bonheur.

« L’être tenait un grand faitout à deux mains et buvait. Janatuinen recula jusqu’au mur du fond, sans jamais cesser de viser le monstre. Celui-ci avait une fourrure rêche comme si la nuit même s’était matérialisée sous forme de crins flexibles et frisés. »

Attention, lecture atypique ! Je connaissais un peu la littérature finlandaise, avec Arto Paasilinna ou Johanna Sinisalo, et j’avais déjà rencontré dans leurs romans, dans un contexte par ailleurs tout ce qu’il y a de plus contemporain, des créatures issues de la mythologie nordique. Je n’ai donc pas été étonnée de voir apparaître un ondin dans les eaux d’un paisible étang, mais un peu plus ensuite lorsque un grabuge a été évoqué, puis lors de l’apparition d’un teignon.
Et ce n’est pas tout ! C’est tout un bestiaire fantastique, suscité peut-être par les longues nuits d’hiver ou par des imaginations très fertiles, qui se plaît à mettre des bâtons dans les roues des deux héroïnes. Je laisse aux futurs lecteurs la surprise de les découvrir…
C’est pour le moins décoiffant, et un peu déstabilisant. Attirée vers ce livre dès sa sortie, puis de nouveau intriguée par l’argumentaire du responsable du stand de La Peuplade du festival Étonnants voyageurs, je me suis laissé tenter, mais ai mis un peu de temps à être convaincue. Légèrement débordée par le nombre de créatures étranges, j’ai trouvé que l’histoire aurait gagné à être un soupçon moins loufoque.
Toutefois j’ai fini par me laisser faire, et en retire au final une impression de lecture plaisante, souvent très drôle, avec des personnages entraînants, et qui s’avère recommandable tant comme lecture d’été que pour découvrir la jeune littérature finnoise.

La pêche au petit brochet de Juhani Karila, (Pienen hauen pyydystys, 2019), éditions La Peuplade, 2021, traduit du finnois par Claire Saint-Germain, 434 pages.

Dorothy M. Johnson, Contrée indienne

Le mois de mai est depuis quelques années dévolu au genre de la nouvelle, à l’initiative d’Electra et Marie-Claude, et c’est une très bonne idée… Le genre est souvent un peu négligé, et je suis la première à faire passer d’autres lectures avant un recueil de nouvelles. Et pourtant, c’est souvent l’occasion de belles découvertes. Je vais vous en présenter quelques-unes au cours du mois.

« Mahlon Mitchell vécut avec les Crows pendant cinq ans quand il était jeune homme, les quitta sans un adieu puis, vieux et vaincu, revint vers eux. »

Parmi les onze nouvelles qui composent ce recueil, quelques-unes commencent comme cela, par une phrase qui a elle seule résume tout le texte. D’autres débutent plus abruptement, en pleine action, pas sans violence : « Elle resta debout là où des mains brutales l’avaient poussée. Les Indiens lui avaient jeté une couverture puante sur la tête pour qu’elle ne puisse pas voir les soldats sur la colline, juste au-dessus d’elle. »
Certaines nouvelles racontent toute une vie, et d’autres, un épisode marquant, toutes sont d’une force assez incroyable, concises et percutantes, avec des personnages très forts, qui peuvent être des enfants, des femmes, des personnes très âgées. L’homme qui tua Liberty Valence et Un homme nommé Cheval ont donné lieu à des longs métrages de cinéma, et les autres nouvelles auraient pu l’être tout autant.
Elles racontent, de manière vive, et émaillée de dialogues, la conquête de l’Ouest, les affrontements entre Indiens, pionniers et soldats, les enlèvements, les relations parfois plus apaisées, les traditions Sioux ou Blackfoot, entre la fin du 19ème et le début du 20ème siècle. Si ces nouvelles s’apparentent au genre du western, c’est sans aucune caricature, et sans prendre parti pour un camp ou pour l’autre, exercice pourtant délicat.
Je crois que je n’avais pas été aussi emballée par un recueil de nouvelles depuis Flannery O’Connor et Les braves gens ne courent pas les rues. C’est une petite pépite, bien homogène au niveau du décor, avec des personnages singuliers et des destins incroyables.

Dorothy Marie Johnson (1905-1984) a passé son enfance dans le Montana, elle a été rédactrice dans des magazines à New York tout en écrivant des nouvelles. Retournée dans le Montana où elle enseignait, elle est devenue membre honoraire de la tribu Blackfoot.
Et vous, connaissiez-vous cet autrice ?

Contrée indienne de Dorothy M. Johnson, (Indian country, 1948 à 1953), éditions Gallmeister, 2013, traduction de Lili Sztajn, 230 pages.

Aimé aussi par le Bouquineur.

#maiennouvelles

Jim Lynch, Le chant de la frontière

« Tout le monde se souvenait de la nuit où Brandon Vanderkool avait survolé le champ de neige des Crawford et capturé le Prince et la Princesse de Nulle Part. Cette histoire était si insolite et elle fut répétée tant de fois de manière si vivante qu’elle s’incrusta dans les mémoires des deux côtés de la frontière, au point d’oublier qu’on n’en avait pas été témoin personnellement »

J’essaye de trouver chaque mois dans ma pile à lire un roman de chez Gallmeister, (je suis un challenge sur Instagram) mais pour le mois de février, je n’ai pas fait vraiment bonne pioche… Pourtant, j’avais beaucoup aimé Les grandes marées découvert en VO il y a bon nombre d’années et son personnage de jeune garçon fasciné par le monde marin. Je m’imaginais ici un peu la même chose avec un fou d’oiseaux !
Effectivement Brandon Vanderkool se passionne depuis son enfance pour l’ornithologie, il dessine des oiseaux, comptabilise les espèces qu’il croise à longueur de journée, se documente à fond sur tous les volatiles. Oui, mais Brandon doit aussi travailler pour venir en aide à son père dont l’exploitation laitière vivote difficilement. Il s’est donc engagé dans la Border patrol, puisqu’il vit à deux pas de la frontière canadienne, dans l’état de Washington. Et voilà que Brandon, brave garçon à la psychologie particulière, mais aussi géant de deux mètres de haut, se met à multiplier les arrestations, tant il a le don pour se trouver au bon endroit au bon moment (ou au mauvais, si on préfère).

« Norm se tourna face au Canada et lança un regard noir en direction des collines tape-à-l’oeil à l’est d’Abbotsford, où de gigantesques fenêtres scintillaient telles des piscines verticales. Là-bas, une maison sur trois cultivait de la marijuana à ce qu’on racontait. Vrai ou pas, ça correspondait au sentiment grandissant de Norm : l’économie marchait sur la tête. »

Ce roman m’aurait sans doute davantage plu s’il avait tourné seulement autour de la personnalité de Brandon, mais une foule de personnages sont venus s’y ajouter, des deux côtés de la ligne, et une affaire de trafic de drogue, et une autre d’éleveur au bout du rouleau, et une histoire d’amour naissante, et des querelles de voisinage, et que sais-je encore…
L’auteur dépeint tout cela avec beaucoup d’humour, et un poil de fantaisie, mais il ne se passe pas grand chose, cela s’apparente plutôt à une chronique villageoise, ce qui n’est pas mon genre de prédilection, c’est sûr. Le contexte « post-11 septembre » et la peur d’arrivée de terroristes par la frontière canadienne ajoutent une dimension de plus, mais pas trop exploitée.
Retrouvailles un peu ratées avec l’auteur, donc, et pas vraiment du nature writing comme je m’y attendais. Pour cela, je conseille plutôt Les grandes marées.

Le chant de la frontière de Jim Lynch (Borders songs, 2009), éditions Gallmeister, 2020, traduction de Jean Esch, 390 pages en poche.

Brize et Ingannmic sont plus enthousiastes que moi, Hélène un peu mitigée aussi.