« Dans notre vie, il est fréquent de ne pas pouvoir discerner la frontière entre le réel et l’irréel. Et il me semble que cette frontière est toujours mouvante. Comme une frontière entre deux pays qui se déplacerait à son gré selon l’humeur du jour. Il faut faire très attention à ces mouvements. Sinon, on finit par ne plus savoir de quel côté on se trouve. »
Je dois avouer que je suis fan d’Haruki Murakami, avec des hauts et des bas, cependant. Il y a quelques années, je n’avais pas eu envie de connaître la fin de 1Q84, pourtant bien commencé, et même plus que commencé, puisque je l’avais laissé tomber au milieu du troisième tome. Ensuite, j’avais lu avec plaisir un roman plus court (L’incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage) et des nouvelles (Des hommes sans femmes). Mais mon préféré reste, ou restait jusqu’alors, Kafka sur le rivage.
Ce dernier roman en deux volumes me tentait assez pour que je le retienne à la bibliothèque, et que j’envisage d’enchaîner les deux sans trop tarder. Mais venons-en à l’histoire.
« C’est comme si tu essayais de faire flotter une passoire sur l’eau, avait dit le Commandeur. Faire flotter sur l’eau un truc plein de trous, c’est absolument catégoriquement impossible pour quiconque. »
Le roman commence par une scène qui semble préfigurer de la suite, où un individu sans visage marchande avec un peintre qui se trouve dans l’incapacité de faire son portrait. Puis, retour en arrière : le narrateur est le peintre, un jeune homme d’une trentaine d’années. Séparé de sa femme, il commence par errer quelques mois à travers le Japon. Alors, un ami lui propose de garder l’habitation de son père âgé, parti en maison de retraite. Il s’agit d’une maison en pleine montagne, assez isolée, mais avec un atelier où il pourra recommencer à peindre.
Plusieurs événements, qui pris séparément, et racontés simplement, pourraient sembler anodins, vont venir perturber notre jeune peintre, qui fait à ce moment la connaissance d’un voisin nommé Menshiki, assez original et mystérieux. Il découvre également un endroit très particulier dans la forêt, et fait d’autres rencontres qui vont avoir une grande importance par la suite. Les choses s’enchaînent, avec toujours une logique certaine dans le mystère. Les détails quotidiens en viennent souvent à passer de l’ordinaire au surréel, par un simple glissement, provoqué par une odeur, un bruit, une couleur…
« Alors que jusque là je marchais normalement sur ce que je pensais être mon propre chemin, voilà que soudain celui-ci a disparu sous mes pas, et c’est comme si j’avançais simplement dans un espace vide sans connaître de direction, sans plus aucune sensation. »
Quel plaisir de retrouver Haruki Murakami au mieux de sa forme, dans un roman magistral où l’équilibre est parfait entre la succession d’événements, logiques ou surnaturels, et les réflexions et sentiments du jeune peintre. Il se pose bien des questions philosophiques sur le bien et le mal. La part d’ombre de chacun constitue l’un des fils conducteurs du roman, mais pas le seul, la richesse du texte étant particulièrement séduisante. De nombreuses interrogations surgissent lors de la lecture, tant sur des événements naturels que d’autres qui le sont moins, et les pages s’enchaînent inévitablement. Malgré la longueur des deux tomes, aucun ennui n’est venu entacher ma lecture. Et j’ajoute que j’ai admiré, à chaque instant, la traduction, qui en fait une lecture harmonieuse et cohérente.
« Je n’avais aucune garantie quant à l’achèvement du tableau. Son accomplissement n’était qu’une simple possibilité. Il y avait encore quelque chose qui manquait. Quelque chose qui devait être là et se plaignait d’être absent. Ce qui manquait frappait de l’autre côté de la fenêtre séparant la présence de l’absence. Je percevais ce cri muet. »
L’art est omniprésent dans ce roman, son influence sur la vie du peintre et de celui qui regarde un tableau, parfois même aussi sur la vie du modèle lorsqu’il s’agit de portrait. Par la voix du narrateur, il est question d’art classique japonais, le nihonga, d’art figuratif plus contemporain, et d’art non figuratif. Même les passages qui décrivent l’oeuvre en cours de création sont passionnants. La musique a son importance aussi, à commencer par le Don Juan de Mozart, et l’histoire mondiale vient s’inviter avec des prolégomènes qui se seraient déroulés lors de l’Anschluss à Vienne, et de la guerre sino-japonaise.
J’ai quitté à regret ce monde si particulier, ses personnages attachants, j’aurais aimé prolonger encore ce formidable plaisir de lecture. Par un tour de passe-passe comme lui seul peut en créer, l’auteur japonais, que je verrais bien prix Nobel de littérature un de ces jours, réussit tout aussi bien à ouvrir les portes d’un monde parallèle et énigmatique qu’à les refermer… peut-être !
Le meurtre du commandeur livre 1 Une Idée apparaît et livre 2 La Métaphore se déplace, éditions Belfond (2018) traduction d’Hélène Morita avec la contribution de Tomoko Oono, 456 pages et 473 pages.
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