Ludovic Manchette et Christian Niemiec, Alabama 1963

« – Vous préférez qu’on dise de vous que vous êtes une femme noire ou que vous êtes une femme de couleur ?
– Je préfère qu’on dise que je suis une femme bien. »

Détective privé alcoolique passablement désagréable, Bud Larkin accepte de rechercher une fillette noire disparue dont la police ne se soucie guère. Lorsque d’autres disparitions suivent, Bud se rend compte qu’il a bien du mal à interroger les voisins ou les témoins éventuels, qui n’ont aucune intention de lui répondre.
De son côté, Adela, jeune veuve et mère de famille, cumule les heures de ménage pour des patronnes plus ou moins bien embouchées, et plus ou moins ouvertement racistes. C’est par un improbable concours de circonstances que Bud s’adjoint l’aide d’Adela, avec laquelle les langues se délient plus facilement. Ces partenaires que tout oppose vont faire le sel du roman.

« – T’es allée voir pour l’annonce ?
– Oui. C’était une porcherie. Et le type, soi-disant un détective… Agressif, grossier, sale. Et arrogant. Et fainéant.
– Un Blanc, quoi. »

Un duo d’écrivains français qui signe un polar situé comme son titre l’indique, en Alabama en 1963, voilà qui s’annonce plutôt intéressant, et qui l’est réellement ! Les personnages, avec leurs qualités comme leurs faiblesses, attirent volontiers la sympathie, et l’histoire est bien dosée, avec une trame policière intéressante, un contexte historique bien campé, et pas mal d’humour. Les relations entre patronnes et employées font penser à La couleur des sentiments de Kathryn Stockett, il y a d’ailleurs dans le roman un petit clin d’œil aux personnages de l’autrice américaine. Il ne faut toutefois pas s’attendre à de grandes envolées littéraires, le style manque un peu de relief mais ce n’est pas si grave car les dialogues, fort nombreux, sont plutôt piquants et très réjouissants !
L’avantage est que le tout ne demande pas une grande concentration : une très bonne lecture d’été, donc !

Alabama 1963 de Ludovic Manchette et Christian Niemiec, Le Cherche Midi éditeur, 2020, 378 pages, sorti en Pocket, 2021.

repéré chez Anne et Dominique.

Ray Bradbury, La sorcière d’avril et autres nouvelles

« Il était clair que les enfants consacraient trop de temps à l’Afrique. Ce soleil ! Il le sentait encore sur sa nuque, comme une patte brûlante. Et les lions ! Et l’odeur du sang. Il était remarquable comme la nursery captait les émanations télépathiques des enfants et créait de la vie pour satisfaire le moindre désir de leur esprit. »

Continuons « Mai en nouvelles » avec ce recueil de quatre textes destiné à la jeunesse et signé Ray Bradbury. L’auteur de Fahrenheit 451 et Chroniques martiennes a écrit ces nouvelles entre 1950 et 1952. Elles sont présents avec une jolie maquette et des illustrations de Gary Kelley.
Des Terriens, tous noirs, installés sur Mars depuis vingt ans, voient atterrir une fusée avec à son bord un vieil homme blanc… Une jeune sorcière a envie d’être amoureuse, mais ne le peut sous peine de perdre ses pouvoirs magiques… Des parents s’inquiètent de voir leurs deux enfants passer de plus en plus de temps dans le monde virtuel qu’ils ont créé… Un gardien de phare attend depuis des années un phénomène étrange venu des profondeurs…

« Le silence des silences. Un silence qu’on aurait pu tenir dans le creux de la main et qui descendit comme la pression d’un orage éloigné sur la foule. Leurs longs bras étaient comme de sombres balanciers au soleil. Leurs yeux étaient fixés sur le vieil homme qui ne parlait plus et qui attendait. »

Quatre ambiances des plus différentes, avec toujours un élément étranger qui fait irruption, qui dérange. Parfois, on est clairement dans l’anticipation comme avec La brousse et sa nursery, pièce qui s’adapte aux envies des enfants, quelles qu’elles soient, ou dans Comme on se retrouve, qui imagine un futur sur Mars. Parfois, les nouvelles sont de l’ordre du fantastique, comme avec La sorcière d’avril ou La sirène.
Les thèmes abordés peuvent donner lieu à des discussions intéressantes avec de jeunes lecteurs : le racisme, la tolérance, les relations parents-enfants, l’évolution des espèces ou les choix à faire en grandissant. J’ai vu qu’il était recommandé à partir de neuf ou dix ans.
Je ne connaissais que Fahrenheit 451 et ne me souvenais plus de l’écriture, là, j’en ai beaucoup apprécié le rythme et le style imagé. Une intéressante découverte !

La sorcière d’avril et autres nouvelles de Ray Bradbury, éditions Actes Sud junior, 2001, 96 pages.
#maiennouvelles

John Danalis, L’appel du cacatoès noir

« Nous étions tous blancs, avec des visions du monde similaires pour la plupart d’entre nous. […] à part notre prof expérimentée, je ne pense pas que nous étions nombreux dans la salle à connaître – vraiment connaître – une personne indigène. »

Le récit commence lorsque John Danalis, éternel étudiant australien, à quarante ans, décide que sa voie est l’enseignement, et va suivre un cours sur la littérature indigène, cours qui comprend entre autre une partie sur les Aborigènes d’Australie. C’est lors de ce cours qu’il déclare, effarant tous ses camarades de classe, qu’un crâne aborigène surnommé « Mary » trône sur une étagère dans la maison de ses parents.
Vivant depuis son enfance dans un milieu blanc qui distille des propos à tendance raciste et méprise ceux qui aiment les Aborigènes, cela ne l’avait jusqu’alors pas choqué, ce crâne, pas plus que les outils ou objets anciens que son père collectionnait. Une prise de conscience s’ensuit, elle l’amène à vouloir rendre ce reste humain à sa communauté d’origine.

« J’avais juste présumé qu’il existait un endroit quelconque où expédier les « crânes égarés » et voilà, fin de l’histoire. »

Attention, voici un livre très prenant ! Il représente exactement tout ce que j’attends d’un récit nourri de faits réels. Tout d’abord, un sujet original et un angle très personnel pour l’aborder. Ensuite, une attention portée aux personnes et aux détails de leur existence qui permet de bien s’imprégner du sujet. Enfin, une légère dose d’humour ou d’autodérision, ingrédient non négligeable. J’avoue aussi que l’objet-livre en lui-même m’a attiré comme un aimant dès que j’en ai vu la couverture !
Ce texte est très éclairant au sujet du racisme et des épisodes historiques de génocides d’Aborigènes en Australie. Tout Australien blanc les méconnaît forcément, tant cette partie de leur histoire est occultée. L’auteur, rencontrant des Aborigènes très concernés, apporte aussi beaucoup de précisions sur les cérémonies de rapatriement des restes humains, détenus auparavant par des particuliers comme dans le cas de John, ou par des musées étrangers.
Le plus passionnant reste la prise de conscience de John Danalis de tous les clichés sur les Aborigènes trimballés depuis son enfance comme des bagages peu encombrants, et qui lui font honte tout à coup. Passionnantes aussi sont ses rencontres avec des membres de la communauté Wamba Wamba. Je ne vous raconte pas tout, notamment le rôle du cacatoès, ou pourquoi le narrateur sombre dans la dépression, et finit par en sortir.
L’ensemble, avec son style direct et fluide, se lit comme un roman, presque d’une traite !

L’appel du cacatoès noir de John Danalis, (Riding the black Cockatoo, 2009), éditions Marchialy, mars 2021, traduit par Nadine Gassie, 290 pages.

Brit Bennett, L’autre moitié de soi

« Elle avait toujours su qu’on pouvait devenir quelqu’un d’autre. Certains le pouvaient, du moins. Les autres restaient peut-être prisonniers de leur peau. »

La ville fictive de Mallard, en Louisiane, a une particularité, apparue au fil des années, ses habitants sont tous des Noirs à peau claire. Les jumelles Vignes, seize ans, y vivent avec leur mère et leur grand-mère, mais rêvent d’ailleurs. Ce sera La Nouvelle-Orléans où chacune va prendre une voie différente. Il faudra attendre quatorze ans avant que l’une des deux, Desiree, ne revienne à Mallard avec une petite fille et pas mal de désillusions. Ni elle, ni sa mère ne savent ce que sa jumelle Stella est devenue. La deuxième partie du roman va éclairer ce mystère.

« A la résidence universitaire, elle côtoyait une ambition acharnée ; lorsqu’elle rentrait chez elle, elle croisait des gens dont les rêves de célébrité avaient déjà été brisés. Des cinéastes qui travaillaient dans des magasins Kodak, des scénaristes qui enseignaient l’anglais aux immigrants, des acteurs qui jouaient des spectacles burlesques dans des bars miteux. Tous ceux qui ne réussissaient pas à percer faisaient partie intégrante de la ville ; sans le savoir, partout on marchait sur des étoiles à leur nom. »

Il faut dire, sans déflorer l’histoire, parce que c’est vraiment le cœur du roman, que leur teint clair permet aux jumelles de passer pour blanches, dans certaines circonstances. Et c’est ce que va choisir l’une d’entre elles, jusqu’à mener une vie où plus personne ne connaît ses origines. La suivre et entrer au plus près de ses pensées et de ses tourments intimes donne des moments vraiment forts du roman.
L’histoire suit chacune des deux sœurs et leurs choix de vie radicalement différents, travail, vie de famille, puis s’intéresse à leurs filles respectives et au bagage de souffrances maternelles, qu’elles ignorent plus ou ou moins, mais portent pourtant l’une comme l’autre. Les thèmes du racisme, de l’identité, mais aussi du mensonge, deviennent de plus en plus présents au fil des pages. L’auteure a vraiment tricoté de manière passionnante non seulement les existences des deux sœurs Vignes, mais aussi celles de leurs familles, de leurs conjoints, de leurs enfants, des personnages qui méritent tous qu’on s’y intéresse.
J’avais décroché rapidement du premier roman de Britt Bennett, Le cœur battant de nos mères, il m’avait donné la forte impression d’être construit pour développer une thèse, sentiment que je n’ai pas éprouvé du tout ici. Ce roman intrigue et interroge, et c’est tout à fait envoûtant.

L’autre moitié de soi de Brit Bennett, (The vanishing half, 2020) éditions Autrement, 2020, traduction de Karine Lalechère, 480 pages.

Daphné l’a lu récemment aussi.

Bernardine Evaristo, Fille, femme, autre

« les frères et sœurs n’avaient qu’à parler pour eux-mêmes
pourquoi était-ce à lui de les représenter, d’assumer ce fardeau qui ne pouvait que le freiner ?
les individus blancs ne sont tenus que de se représenter eux-mêmes, pas toute une race »

Elles sont douze, douze femmes de 19 à 93 ans, presque toutes noires ou métisses, femmes ou sans genre défini, hétéro ou homosexuelles, qui apparaissent les unes après les autres, à la suite d’Amma. Amma est dramaturge, elle monte une pièce de théâtre à Londres, pièce sur les dernières Amazones du Dahomey. Elle réussit enfin à faire le théâtre qu’elle a toujours eu envie de faire, celui qui parle de femmes noires, qui fait fi de la suprématie blanche mâle.
On croise ensuite Dominique, qui s’engagera dans une histoire d’amour toxique, Carole la femme d’affaires et Bummi sa mère, femme de ménage, Shirley qui enseigne à des collégiens, Penelope qui ne connaît pas ses parents, Megan qui devient Morgane, et d’autres encore.
Bernardine Evaristo, auteure britannique d’une soixantaine d’années qui est pour la première fois traduite en français grâce au Man Booker Prize reçu en 2019, imagine la vie de douze femmes britanniques, donc, car il s’agit d’un roman, n’imaginez pas autre chose.
Chacune de ces femmes ressent, plus ou moins, le besoin d’affirmer son identité, d’aller à l’encontre des préjugés, de combattre souvent le racisme, le sexisme, et le plus souvent les deux à la fois. Certaines ont vécu des moments très difficiles, d’autres ont rencontré des personnes, hommes ou femmes, qui les ont aidé à avancer. L’action n’est pas seulement contemporaine, les plus âgées des femmes font remonter des souvenirs d’époques révolues et permettent au lecteur de voir la situation évoluer, en bien ou en mal. La diversité des situations ne conduit pas du tout vers une succession de thèses ou de cas de figures figés. Au contraire, une grande chaleur émane de ces portraits !

« Mum a travaillé huit heures par jour comme salariée, a élevé quatre enfants, tenu son foyer, veillant à ce que le dîner du patriarche soit sur la table tous les soirs et ses chemises repassées tous les matins
pendant ce temps il était dehors en train de sauver le monde
sa seule tâche ménagère consistant à acheter la viande du déjeuner du dimanche chez le boucher – variation banlieusarde du chasseur-cueilleur »


Et la forme, alors ? Les chapitres se succèdent sans donner l’impression de lire des nouvelles, car les protagonistes sont liées entre elles, et reviennent toujours à un moment ou à un autre. Les descriptions sont très vivantes. J’ai l’impression que c’est une manière de présenter des personnages qu’on retrouve souvent dans les romans anglais, qui consiste à les décrire par leurs actions et par leurs discours, plutôt qu’à transcrire leurs pensées intimes. En tout cas leurs actions montrent de fortes femmes, à l’esprit aussi acéré que la langue.
Quant au style lui-même, avec une quasi absence de points et de majuscules et de nombreux retours à la ligne, on pourrait penser à des vers libres, c’est d’une grande liberté en tout cas, mais parfaitement lisible. Cette forme particulière peut déconcerter mais pour moi n’a pas été du tout un frein dès lors que l’intérêt pour les personnages s’est éveillé, c’est-à-dire très rapidement. La forme et le fond se complètent et se renforcent l’un l’autre, et procurent un véritable plaisir de lecture !

Fille, femme, autre de Bernardine Evaristo, (Girl, woman, other, 2019) éditions Globe, 2020, traduction de Françoise Adelstain, 471 pages.

Les avis d’Antigone, de Mes pages versicolores et de Sylire (qui pensait qu’il me plairait. Bien vu !)

Dominique Manotti, Marseille 73

« Le gros Marcel n’a pas de responsabilité hiérarchique définie, il se contente d’un grade de brigadier-chef aux fonctions incertaines. Il ne figure dans aucun organigramme, mais toute la vie de la Police Urbaine passe par lui. »
L’année 1973 a connu en France, et en particulier dans la région de Marseille, une vague de crimes manifestement racistes, à l’encontre d’Arabes, surtout des Algériens. Une dizaine d’années après la fin de la guerre d’Algérie, les nostalgiques de l’OAS étaient nombreux, et possédaient des soutiens un peu dans tous les milieux, notamment dans la Police, d’où une quasi impunité. Le roman présente heureusement un trio de policiers de la PJ qui, à la demande de sa hiérarchie, mais en poussant un peu plus loin que les ordres leur permettent, se met à regarder de plus près les groupuscules d’extrême-droite, et leurs agissements. Là où d’autres classent les affaires d’assassinats sans suite, ils fouillent et questionnent, quitte à se faire des ennemis. Un jeune homme d’origine algérienne qui attendait une fille devant un café est tué un soir d’août 1973. L’enquête confiée à la police de quartier conclut à un règlement de compte entre petits voyous, mais ni notre trio de flics, ni l’avocat de la famille ne croient à cette version, pourtant largement relayée par les médias.

« La touche marseillaise, c’est la complexité des interactions, et le cynisme avec lequel chacun les affiche et s’y complaît. »
Je retrouve Dominique Manotti, dont j’avais déjà lu Lorraine Connection et Bien connu des services de police. De son écriture toujours aussi précise et efficace, elle ne néglige pas la présentation vivante des personnages. Ils sont nombreux, entre différents services de police et de justice, interviennent aussi un grand nombre de groupes ou d’associations, mais présentés très progressivement, de manière à ce qu’on ne s’y perde pas (et un récapitulatif des personnes nommées est présent à la fin, pour les étourdis).
L’auteure réalise un véritable travail d’historienne dans une trame de polar, et en collant au plus près à la réalité des faits survenus en 1973. La limite de ce roman serait peut-être qu’il ne fasse pas partie de ceux dont les personnages sont inoubliables : ils sont en effet nombreux, et tellement ancrés dans la réalité, tellement semblables à leurs contemporains qu’aucun n’émergerait vraiment. Et pourtant, si, le personnage du père de Malek, le jeune garçon tué par balles, reste là, fort et inamovible dans sa dignité. Et bien sûr, la trame elle-même ne s’oublie pas, ni l’ambiance parfaitement restituée. Quant au style, s’il se laisse apprivoiser facilement, il n’est pas si lisse qu’il y paraît, et fait même montre d’originalité avec des changements du il au je qui servent bien le propos.
L’ensemble se lit comme on regarde une bonne série, de celles qui collent à la réalité historique, sans reprendre son souffle !

Marseille 73 de Dominique Manotti, éditions Les Arènes (Equinox), juin 2020, 385 pages.

Colson Whitehead, Nickel boys

Rentrée littéraire  2020 (2)
« Les reportages photo de Life l’emmenaient en première ligne, dans le boycott des bus à Baton Rouge, dans les sit-in de Greensboro, partout où des jeunes guère plus âgés que lui prenaient les commandes du mouvement. Ils essuyaient des coups de barre de fer, le jet de lances à incendies, les crachats de femmes blanches en colère, et ils étaient capturés sur pellicule dans de formidables actes de résistance. »

L’histoire de la Nickel Academy devient sous la plume de Colson Whitehead, essentiellement celle d’Elwood Curtis, jeune garçon puis jeune homme, grandi au son du discours de Matin Luther King à Zion Hill, le seul qu’il possède et passe régulièrement sur sa platine.
Dans les années soixante, Elwood, au gré de petits boulots, notamment dans un restaurant et chez un marchand de journaux, prend conscience des inégalités, s’intéresse à la lutte pour les droits civiques, se rêve même en jeune militant. Survient un enchaînement malheureux de circonstances, et Elwood, à dix-sept ans, se retrouve entre les murs de la Nickel Academy.
Inspirée d’une école qui a réellement existé, maison de « redressement » pour garçons en Floride, avec une partie réservée aux Noirs et une autre pour les Blancs, Nickel semble regrouper tous les pervers et les racistes, enchantés de ne pas être obligés de revêtir la tunique du Ku Klux Klan pour assouvir leurs penchants. Ces sévices demeureront bien camouflés, tant et si bien qu’il faudra attendre la découverte, des décennies plus tard, d’un cimetière clandestin, pour deviner où étaient passés les jeunes soit-disant évadés.
Si Elwood n’ignorait pas la discrimination, il fait connaissance à Nickel avec le racisme dans ce qu’il a de plus cruel et de plus systématique. Entre les garçons qui ont atterri là, c’est un peu le règne du « chacun pour soi », favorisé par des privations et des tyrannies en tous genres. Elwood s’y lie cependant avec Turner, moins idéaliste et plus dégourdi que lui.

« Fuir était une folie, ne pas fuir aussi. En regardant ce qui s’étendait à l’extérieur de l’école, en voyant ce monde libre et vivant, comment ne pas songer à courir vers la liberté ? À écrire soi-même son histoire, pour changer. S’interdire de penser à la fuite, ne serait-ce que pour un instant volatil, c’était assassiner sa propre humanité. »
Sur un thème déjà rencontré sous la plume de Richard Wagamese dans Jeu blanc, j’ai eu le sentiment que, comme dans Underground railroad, l’auteur n’avait pas fait le choix d’une gradation dans l’horreur, qui aurait mis le lecteur dans la position d’attendre toujours pire des penchants racistes exercés par les plus cruels des responsables de l’école. Il a, semble-t-il, fait plutôt le choix inverse, et je lui en suis très reconnaissante.
Cependant, sa très grande, son immense colère contre ceux qui ont perpétré ou cautionné ces exactions racistes est bien réelle et irrigue le roman. L’écriture, fluide et sobre, ne cherche pas à provoquer ou diriger les sentiments du lecteur, pour lequel les faits parlent d’eux-mêmes. Le personnage d’Elwood est intensément touchant, avec son idéalisme, et le contrepoint apporté par son ami Turner est le bienvenu.
Une ellipse temporelle intervient environ aux deux tiers du roman, qui amène à s’interroger sur les événements passés, et à y revenir avec le point de vue d’un homme mûr toujours hanté par sa jeunesse. C’est un coup de maître de la part de l’auteur, mais je n’en dirai pas davantage… Un roman à lire, assurément, et qui me restera longtemps en mémoire.

Nickel boys de Colson Whitehead, (The Nickel boys, 2019) éditions Albin Michel, août 2020, traduction de Charles Recoursé, 259 pages.

Lilly trouve le roman bouleversant, Mes pages versicolores est plus mitigée. C’est un roman essentiel pour Jostein, un roman marquant pour Mumu dans le bocage et pour Plaisirs à cultiver.

Le mois américain est à retrouver ici.

Philip Roth, Opération Shylock

« Toute ma vie, je me suis mis dans des situations aussi difficiles, mais jusqu’à présent, en gros, c’était dans mes romans. Qu’est-ce que je dois faire maintenant pour me sortir de là ? »

Voici un roman d’un bon gros format confortable, qui m’a permis de retrouver l’écriture marquante de Philip Roth, mais qui n’est pas des plus faciles à résumer. Le narrateur en est Philip Roth lui-même, sortant d’une dépression massive causée par un médicament. Il doit se rendre à Jérusalem pour des entretiens avec l’auteur Aharon Appelfeld, lorsque ce même Aharon, ainsi que le cousin du narrateur, lui apprennent qu’un individu se fait passer pour lui (lui, Philip Roth) à Jérusalem, et propage en son nom une thèse nommée « diasporisme ». Il vous faudra lire le roman pour en savoir plus, et découvrir comment se passe le voyage à Jérusalem. Il faut y ajouter le procès, qui se déroule dans la capitale israélienne, d’un ukrainien, accusé d’être le « bourreau de Treblinka ». Ce procès aura aussi une grande importance dans le déroulement des événements.

« J’ai toujours considéré Aharon comme quelqu’un dont la maturation s’est effectuée dans des convulsions de la pire cruauté qui soit et qui a cependant réussi à retrouver son côté d’homme ordinaire justement parce que c’est un homme extraordinaire ; c’est quelqu’un qui a su dépasser la futilité et le chaos et dont la renaissance sous la forme d’un être humain équilibré, écrivain de très grand talent de surcroit, constitue une réussite qui, à mes yeux, relève du miracle ; d’autant plus que c’est le fruit d’une force intérieure absolument invisible à l’œil nu. »
J’ai choisi de lire ce roman sur la base du résumé, alléchant, et parce que j’avais la plus grande confiance en l’auteur. J’ai retrouvé ici plutôt la veine du Complot contre l’Amérique, qui montre cette fois encore qu’humour et littérature, profondeur et dérision, peuvent faire bon ménage.
Parmi les excellentes surprises que recèlent ce livre, retrouver, et en quelque sorte côtoyer, Aharon Appelfeld, dont j’ai tant aimé ce que j’ai lu, et qui est à mes yeux une personne hors du commun, était la plus importante. Mais ce roman en recèle encore bien d’autres, et sous des dehors assez loufoques, apporte par la voix de divers personnages des théories parfois caricaturales, parfois sérieuses, sur l’antisémitisme, et montre la manière dont les Juifs sont, encore et toujours, perçus par les autres, fussent-ils habitants de la Palestine, Américains ou Européens. Le texte regorge de pages passionnantes, et, malgré d’incontestables longueurs, Philip Roth sait toujours où il va, et maîtrise totalement lesdites longueurs, et le tour subtil que prend son histoire de doubles, qui ressemble parfois à une suite, très réussie, de poupées gigognes. J’avoue avoir trouvé parfois que c’était un chouïa trop long, pour décider à la page suivante qu’il y avait des choses tellement formidables dans ce livre qu’il aurait été vraiment dommage de déclarer forfait !

Opération Shylock Une confession (Operation Shylock A confession, 1993) éditions Gallimard puis Folio, 1995, traduction de Lazare Bitoun, 653 pages en poche.

Pavé de l’été chez Brize. Mois américain
chez Titine.

Yewande Omotoso, La voisine

« Le ressentiment est différent de la colère. La colère est un dragon brûlant tout le reste. Le ressentiment dévore vos entrailles, perfore votre estomac. »
Nous sommes avec ce roman (qui m’a permis de retrouver les excellentes éditions Zoé) en Afrique du Sud, mais n’imaginez pas la misère des townships, car les deux femmes âgées qui sont au centre du roman habitent un quartier assez aisé. L’une était architecte, mais elle est ruinée par l’inconséquence de son mari, l’autre était une designer renommée. L’une a des enfants, mais les voit très peu, l’autre non. Hortensia possède un sacré caractère et ne se rend aux réunions de quartier que pour relever vigoureusement tout ce qui peut ressembler à une atteinte raciste, notamment venant de Marion, sa voisine. Il n’est pas faux que Marion a quelques préjugés, qu’elle tente vaillamment de combattre… Mais lorsque votre voisine, la seule noire du quartier, acariâtre et sèche, n’inspire pas la sympathie, ce n’est pas des plus faciles. Même lorsque les événements les rapprochent plus encore qu’elles ne le souhaiteraient.

« Nous ne sommes pas du même côté. Vous devriez le savoir à présent. Quoique vous disiez, je ne suis pas d’accord avec vous. Quoique vous ressentiez, je ressens le contraire. »
Ce roman qui pourrait sembler narrer une histoire des plus simples, ne cède pas à la facilité, et suggère le dépaysement tout en imaginant une histoire universelle. La jeune auteure réussit déjà à se mettre à la place de femmes qui ont vécu une vie bien remplie, et qui n’espèrent que la tranquillité. Ensuite, elle y ajoute l’ingrédient des parti pris racistes, et elle décrit très bien cet environnement des banlieues chics de Cape Town. L’écriture vive et pleine d’humour et de tendresse pour les personnages m’a paru parfaitement adaptée. J’ai passé un bon moment entre les pages de ce livre, la meilleure fiction que j’ai lue dans les dernières semaines.

La voisine de Yewande Omotoso, (The woman next door, 2016) éditions Zoé, février 2019, traduction de Christine Raguet, 288 pages.

Elles ont aimé aussi : Aifelle, Alex,
Athalie, Ingannmic.

L’Objectif PAL de juin, c’est chez Antigone.

Thomas Mullen, Temps noirs

tempsnoirs« Boggs sait que sa démarche ne le mènera nulle part. Il n’y aura pas de poursuite immédiate, pas de barrages routiers et, par conséquent, aucune arrestation. Les trafiquants d’alcool seront sous peu de retour dans leurs montagnes. »
Deuxième tome d’une série commencée avec Darktown, maintenant sorti en poche, Temps noirs permet de retrouver les agents policiers noirs engagés par la ville d’Atlanta en 1948 pour faire régner la loi dans les quartiers où habitent leurs concitoyens de couleur. Ils doivent composer avec des moyens restreints, l’impossibilité d’appréhender eux-même des suspects, et l’hostilité de leurs collègues blancs comme de la population. Un véritable sacerdoce !
Sur fond de trafic de drogue, se pose la question cruciale des Noirs qui commencent à emménager dans des quartiers autrefois réservés aux Blancs, réveillant ainsi le Ku Klux Klan et une autre organisation tout aussi raciste, parée de symboles nazis au lieu des macabres draps blancs.

« Toutes les variantes de la haine raciale seraient-elles en train de converger sur ce quartier ? »
Dans ce roman, on retrouve, en passant, l’avocat Thurgood Marshall dont le nom m’est connu depuis que j’ai lu Little Rock, 1957. Comme l’intrigue se déroule en 1950, si l’avocat militant des Droits Civiques n’est pas encore aussi connu, il agit déjà contre la ségrégation, et dans le roman, fréquente le révérend Boggs, père de Julius, l’un des policiers. Il est le genre de personne qui peut servir de médiateur, quand Noirs et Blancs se mettent autour d’une table pour discuter, ce qui à Atlanta, dans ces années-là, demeure exceptionnel.
La vie privée des policiers les plus représentatifs de la série est habilement mise en scène par l’auteur : l’un se fait du souci pour sa fiancée et d’anciennes histoires qui ressurgissent dans la vie de celle-ci, l’autre pour son beau-frère agressé de nuit tout près de chez lui. Le point de vue de Rake, policier blanc à l’esprit ouvert et non corrompu, une exception, apporte un contre-point intéressant. Les situations difficiles auxquelles les policiers se trouvent confrontés les mettent parfois à l’extrême limite de la légalité.
Bien documentés, rondement menés, sans que manquent quelques scènes d’action, ces romans réussissent à garder un juste équilibre entre aspect historique et suspense. Pour l’instant, seuls deux sont parus, même aux États-Unis, vous pouvez donc vous y atteler sans craindre de vous trouver embarqués dans une série trop longue…

Temps noirs, de Thomas Mullen (Lightning men, 2017) éditions Rivages Noir (mars 2020) traduction de Anne-Marie Carrière, 461 pages.
Merci aux éditions Rivages pour cette lecture !