Edo Brenes, Bons baisers de Limón

En cherchant à la médiathèque deux bandes dessinées que j’avais notées pour le mois latino, (et que je n’ai pas trouvées), j’ai vu tout à fait par hasard la couverture de celle-ci, et en vérifiant si elle ne venait pas du continent sud-américain, j’ai vu qu’il s’agissait du Costa Rica, un des pays les moins représentés dans nos lectures !

Un étudiant retourne dans sa famille au Costa Rica, dans la petite ville côtière de Limón. Il veut profiter d’un court séjour pour interroger les membres de sa famille encore vivants sur leur jeunesse des années 40 et 50 environ. Que ce soit la famille de son père ou celle de sa mère, il s’agit de jeunes gens de milieu modeste, mais au mode de vie plutôt occidental, pour ce qu’on en voit. L’histoire repose sur des photos et des films de famille qui les montrent le plus souvent dans des situations de loisirs, ce qui est logique : balades à vélo, matches de foot, bal ou fêtes de famille… Un court intermède pour la deuxième guerre mondiale, puis la vie reprend… Mariages, naissances…

Il faut un petit temps d’adaptation pour comprendre que les paroles échangées se superposent aux photos regardées, et ne semblent donc pas toujours en adéquation. D’autres chapitres prennent placent, avec des coloris plus vifs, directement dans les années 40 et mettent davantage l’accent sur les grands-parents du narrateur. Une fois que je m’y suis habituée, j’ai trouvé que les différents types de narration se succédaient de manière bien rythmée et que c’était drôlement bien fait.
Il semblerait que pour ce premier album l’auteur se soit inspiré de la vie de sa famille. Deux arbres généalogiques aident à se repérer parmi les personnages, mais on peut ne pas les suivre assidument. La grand-mère et ses deux amoureux, qui sont les personnages principaux, s’avèrent dignes d’intérêt, et le dessin, assez naïf, convient bien à ce roman familial, nostalgique et chaleureux.
Une découverte qui ne manque pas de charme, donc !

Bons baisers de Limón d’Edo Brenes, éditions Casterman, 2021, traduit de l’anglais par Basile Béguerie, 272 pages.

Un autre avis chez Yv

Le mois latino-américain est chez Ingannmic.

Nina Wähä, Au nom des miens

« Tous les frères et sœurs s’attroupèrent comme d’habitude autour d’Annie, curieux non seulement des cadeaux de Noël exotiques et luxueux dissimulés dans son sac, mais aussi de son ventre rond. Très vite elle sentit ses épaules se détendre, put reconnaître qu’elle avait été inquiète, maintenant qu’elle ne l’était plus. »

La saga familiale de Nina Wähä nous entraîne tout au nord de la Finlande, en Tornédalie, dans les années 80. Annie Toimi, vingt-sept ans, l’aînée d’une famille de douze enfants encore en vie, revient de Stockholm pour les congés de Noël, et aussi pour annoncer à tous qu’elle attend un enfant. Ce qui n’est pas simple, car elle ne vit pas avec Alex, le père de l’enfant à naître, et n’est pas amoureuse, contrairement à lui. Une autre raison va apparaître progressivement, plus dramatique, mais tout est construit pour ne pas en dévoiler trop, ou trop tôt, aussi ne vais-je pas révéler ce que l’autrice prend soin de camoufler. Étonnamment, et c’est une chose que vous verrez rarement dans un roman, tous les personnages sont de la même famille, parents, frères et sœurs et conjoints… et c’est tout ! S’il passe d’autres personnages, ce sont vraiment des figures presque indéterminées, et très fugaces. Avec la famille Toimi, on a déjà un bel échantillonnage d’humains, plus ou moins aimables, avec chacun leurs particularités.

« Ta fille te ressemble, déclara Mika un soir en se rhabillant.
[…]
– Oui, ou plutôt, j’imagine que tu étais comme ça plus jeune.
– Comme ça ?
Il s’arrêta et lui sourit.
– Oui, sauvage, libre et intelligente comme elle.
Siri secoua la tête. C’était trop à digérer pour elle, qu’on puisse utiliser tous ces adjectifs pour qualifier sa fille, que ce soit en plus des attributs positifs, et enfin qu’il veuille aussi lui prêter ces qualités. »

Ce roman fait appel à beaucoup d’anticipation de la part du lecteur, car Nina Wähä parsème des indices de ce qu’elle va dévoiler plus loin, mais surtout s’attarde avec malice sur chaque membre de la famille, en faisant ressortir son caractère, en se posant des questions sur l’aspect génétique dans ce tempérament. La manière dont les enfants ont été élevés par leurs parents, Siri, la mère, douce mais débordée par les tâches ménagères et Pentti, le père sombre et secret, a-t-elle eu une influence, et laquelle ?
Malgré un rythme un peu inégal dans la narration, et quelques précisions crues, que j’attribue plus volontiers à un sens différent de la pudeur des Scandinaves qu’à une volonté de choquer, j’ai aimé le style de l’autrice, libre et original, et sa manière inimitable de présenter les personnages. Avec eux, on a un peu l’impression de passer en une génération du début du vingtième siècle à la fin du même siècle en quelques années. A la fois dépaysant et rafraîchissant, c’est un roman que je recommande à ceux qui aiment la Scandinavie ou les histoires de famille compliquées, un peu à la manière de la saga des Neshov de Anne B. Ragde.

Au nom des miens de Nina Wähä, (Testamente, 2019), éditions 10/18, 2022, traduit du suédois par Anna Postel, 576 pages.


Ce roman participe au challenge « Auteurs des pays scandinaves » lancé par Céline.



Becky Manawatu, Bones Bay

Rentrée littéraire 2022 (4)
« J’ai fermé la bouche et retenu les mots qui me brûlaient les mâchoires et la langue, le fond de ma gorge. Je les ai mâchés comme une poignée de minuscules échardes et j’ai tenté de les avaler. »

Tout commence quand Arama emménage avec Tante Kat et Oncle Stu, et voit son frère aîné prendre la route vers le nord du pays. Le petit garçon de huit ans se retrouve seul, coincé entre une tante manifestement malheureuse et un oncle qui n’exprime qu’agacement et brutalité. Heureusement, il y a leur voisin Tom et sa fille Beth, vive et délurée, habituée à la vie campagnarde, qui réussit à distraire le petit garçon de son chagrin. Parfois, du moins… Quant à Taukiri, parti avec seulement une vieille voiture surmontée d’une planche de surf et une guitare, les raisons de sa fuite et de sa quête acharnée n’apparaissent pas immédiatement…
La narration alterne entre les deux garçons, chacun à sa manière tentant de vivre avec l’idée que leurs parents ont disparu. Puis un couple, Jade et Toko, intervient aussi dans d’autres chapitres, amenant à se demander leur lien avec les deux garçons. Un couple qui s’aime sincèrement, mais n’arrive pas à se défaire de leurs vies précédentes. Le drame semble inévitable.

« Le côté sans fond de ma vie donnait le vertige. Les choix étaient aussi écrasants que cette terrible mer. »

Après lecture, il ressort que j’ai aimé l’écriture, sensible et parfois déchirante, et la construction qui met en scène une famille sans doute représentative des difficultés à vivre en Nouvelle-Zélande pour une partie de la population, qu’elle soit maorie ou sang-mêlée. L’alcoolisme, la dépendance aux drogues, les violences domestique ou sociétale sont bien présents dans ce roman, mais l’espoir n’en est pas totalement absent, grâce essentiellement aux plus jeunes des personnages.
Je ne pense pas que l’autrice évoque son vécu ou sa famille, mais peut-être s’inspire-t-elle du parcours de personnes qu’elle a croisées. Elle a su en tout cas donner chair à de très beaux personnages, transporter dans de magnifiques paysages, comme l’échappée maritime de Bones Bay qui donne envie d’aller voir par soi-même, là-bas, si loin. Il faut juste accepter que l’atmosphère soit très plombante pour le moral, et bien choisir sa période de lecture.
De nombreux prix ont couronné ce roman, qui devrait plaire à beaucoup de lectrices et lecteurs, je pense à tous ceux qui ont aimé Tropique de la violence de Nathacha Appanah ou Nirliit de Juliana Léveillé-Trudel.

Bones Bay de Becky Manawatu (Auë, 2019) éditions Au vent des îles, septembre 2022, traduit de l’anglais (Nouvelle-Zélande) par David Fauquemberg, 432 pages.

Giulia Caminito, Un jour viendra

« Nicola se sentait l’habitant d’une maison en ruine, il regardait ses propres fragments s’éparpiller, il luttait contre sa chair trop tendre qui ferait le délice d’un premier ogre venu. C’était l’enfant des contes, facile à attraper, bon pour le pâté, incapable de s’enfuir, il engraisserait dans une cage avant d’être cuit à feu doux. »

Tout commence à la fin du XIXème siècle, à Serra de’ Conti, une bourgade des Marches, région côtière de l’Italie centrale. La famille du boulanger, Luigi Ceresa, accumule les malheurs, ses enfants meurent de maladies ou d’accidents les uns après les autres. Il ne reste que Lupo et Nicola, l’aîné aussi fier et costaud que son petit frère est fragile, un intellectuel au sein d’une famille dominée par la figure du grand-père anarchiste. On imagine bien les relations entre les deux frères, l’un protégeant l’autre, mais c’est en réalité plus compliqué que cela. Puis des événements remuent la région, rébellion contre les grands propriétaires, « semaine rouge » d’Ancône, première Guerre mondiale, et les deux frères arrivant à l’âge adulte vont devoir faire des choix.
Parallèlement, d’autres chapitres emmènent entre les murs du couvent qui domine Serra de’ Conti, auprès de l’abbesse Clara, originaire des monts Nouba, en Afrique, qui est intriguée par une novice à fort caractère.

« Il était convaincu que les hommes devaient arrêter de s’imaginer debout, verticaux et tournés vers le ciel comme des arbres, de faire la course à qui a la cime la plus haute, ils devaient plutôt se penser couchés, les uns à côté des autres, des hommes et des femmes horizontaux, qui regardent vers le haut de la même manière et remplissent l’espace avec un seul corps, qui fraternisent et s’ils le veulent, se lèvent ensemble. »

C’est la première fois que je me risque parmi les nouveautés Gallmeister hors États-Unis… Cela sera-t-il une bonne idée ?
Roman noir rural, roman historique et social, histoire (de secret) de famille, Un jour viendra est un peu tout à la fois, mais sans les travers des premiers romans où les thèmes abondent, et où les genres mélangés engendrent une certaine confusion. Non, ici, les coutures ne laissent pas apparaître de surfilages grossiers et l’écriture harmonise le tout : elle est particulièrement ample, forte, et ne saurait être mieux adaptée au sujet. En outre, l’autrice laisse habilement de la place au lecteur pour imaginer et échafauder avant que certains pans de l’histoire ne soient révélés.
Plus que le récit qui m’a permis d’approfondir le peu que je connaissais de l’histoire de l’Italie, plus que les personnages denses et bien présents, c’est le style de Giulia Caminito que je retiendrai, en attendant d’avoir l’occasion de lire son deuxième roman, traduit et paru également chez Gallmeister.

Un jour viendra (Un giorno verrà, 2019) de Giulia Caminito, éditions Gallmeister, 2021, paru en poche, traduction de Laura Brignon, 284 pages.

Lire aussi la chronique de Krol.

Carla Guelfenbein, Le reste est silence

« J’approche de la capitale. Les premiers éclairages des rues dessinent des droites et des courbes sur la surface obscure de la terre. Santiago, qui a l’air plutôt chaotique dans la journée, a la délicatesse d’un dessin quand la nuit tombe. »

Tommy a douze ans, et depuis sa naissance, une enfance excessivement protégée, car une maladie de cœur lui interdit tout effort. Un jour, au détour d’une conversation « mondaine » qu’il s’amuse à enregistrer en cachette, il apprend que sa mère s’est suicidée. Tommy est un observateur infatigable de ce qui l’entoure, et en premier lieu, de sa famille. Son père Juan, chirurgien réputé et sa belle-mère Alma le protègent beaucoup, notamment de secrets de famille qui vont bientôt émerger. Mais l’essentiel ne réside pas seulement dans ces secrets, mais plutôt dans les points de vue de chacun, que ces silences rendent bientôt incompatibles.

« Quand papa ne dit rien, c’est comme si soudain quelqu’un éteignait la lumière et laissait tout le monde dans le noir, perdu dans son coin. Voilà pourquoi les silences de papa sont noirs. »

Trois points de vue sont alternés, un peu comme dans la série « The affair ». Les personnages racontent chacun à leur tour, parfois en reprenant les événements qui mènent au délitement de la famille, de manière subtilement différente. Originalité, des petits signes indiquent en début de chapitre de quel personnage il s’agit, au lieu de leur nom : des vagues, une flèche, un sablier… on comprend vite ce que chacun représente. C’est une famille où beaucoup de choses sont tues, le procédé de reprendre les événements vus par l’un ou l’autre est donc intéressant.
J’ai trouvée très jolie l’idée de Tommy de découvrir et noter dix choses sur sa mère. Le personnage du garçon est sans doute le plus immédiatement attachant, mais les autres ne manquent pas d’intérêt pour autant. Je ne dirai rien de la fin du roman, si ce n’est qu’elle est d’une certaine manière parfaite. Seul léger bémol, si j’aime bien en général que le propos d’un roman soit universel, cette fois j’aurais préféré que le Chili, et ce qui le distingue d’autres pays, soit plus perceptible.

Le reste est silence de Carla Guelfenbein, (El resto es silencio, 2008) éditions Actes Sud, 2010, traduit de l’espagnol par Claude Bleton, 312 pages en poche.

Mimi et Zazy ont aimé aussi.

Le mois latino-américain, c’est chez Ingannmic. Livre sorti de ma PAL pour Objectif Pal.

Michael Christie, Lorsque le dernier arbre

Rentrée littéraire 2021 (4)
« Le fruit ne tombe jamais loin de l’arbre, dit le proverbe. Mais Willow sait d’expérience que ce serait plutôt le contraire. Un fruit n’est jamais que le véhicule par lequel s’échappe la graine, un ingénieux moyen de transport parmi d’autres – dans le ventre des animaux, sur les ailes du vent – tout ça pour s’éloigner le plus possible des parents. »

2038, le temps du Grand Dépérissement. Sur la planète, pratiquement tous les arbres ont disparu, des nuages de poussière envahissent tout, et la survie des humains repose sur des règles drastiques, qui n’empêchent pas une grande pauvreté. Au large de la Colombie Britannique, une petite île constitue l’un des derniers endroits où l’on peut encore voir et toucher des arbres. Jacinda y est guide pour les quelques privilégiés qui peuvent se payer cette excursion parmi des arbres immenses et encore préservés pour un temps.
C’est alors qu’un avocat, ancien ami de Jacinda, lui apprend qu’elle serait la descendante de la famille Greenwood, enrichie grâce à l’industrie du bois, et qui a donné son nom à l’île où elle travaille. À partir de là, le roman va remonter le temps et les générations sur une centaine d’années jusqu’à deux personnages fondateurs : les frères Everett et Harris Greenwood, qui ne sont pas vraiment frères, dont personne ne connaît les parents, et qui vont suivre des voies des plus divergentes.

« Le temps, Liam le sait, n’est pas une flèche. Ce n’est pas non plus une route. Le temps ne va pas dans une direction donnée. Il s’accumule, c’est tout – dans le corps, dans le monde – , comme le bois. Couche après couche. Claire puis sombre. Chacune repose sur la précédente, impossible sans celle d’avant. Chaque triomphe, chaque désastre inscrit pour toujours dans sa structure. »

Pavé oblige, le roman comporte bon nombre de personnages, mais aucun qui soit inutile à la progression de l’histoire, et quelle histoire extraordinaire ! Même si certains épisodes prennent place à partir de 1908, le cœur du roman se déroule en 1934, en pleine Grande Dépression. L’auteur prend alors son temps pour raconter le moment où tout se joue pour la famille Greenwood, avec un nouveau-né tour à tour abandonné, recueilli et recherché, dont le destin ne peut laisser indifférent.
Le travail du bois et le commerce des arbres ont une grande importance dans le roman, mais l’histoire de famille prend le devant de la scène, pas une histoire facile et souriante, mais un carrousel où chacun doit faire face à son lot d’échecs et de coups du sort. Une construction impeccable, une belle écriture et des personnages, surtout le duo des frères Greenwood, remarquables, voici qui fait un excellent roman pour finir l’année ou pour la commencer.

Lorsque le dernier arbre de Michael Christie, (Greenwood, 2019), éditions Albin Michel, août 2021, traduction de Sarah Gurcel, 590 pages.

Repéré chez Eva, Keisha et Krol, entre autres, et emprunté à la médiathèque.

Brit Bennett, L’autre moitié de soi

« Elle avait toujours su qu’on pouvait devenir quelqu’un d’autre. Certains le pouvaient, du moins. Les autres restaient peut-être prisonniers de leur peau. »

La ville fictive de Mallard, en Louisiane, a une particularité, apparue au fil des années, ses habitants sont tous des Noirs à peau claire. Les jumelles Vignes, seize ans, y vivent avec leur mère et leur grand-mère, mais rêvent d’ailleurs. Ce sera La Nouvelle-Orléans où chacune va prendre une voie différente. Il faudra attendre quatorze ans avant que l’une des deux, Desiree, ne revienne à Mallard avec une petite fille et pas mal de désillusions. Ni elle, ni sa mère ne savent ce que sa jumelle Stella est devenue. La deuxième partie du roman va éclairer ce mystère.

« A la résidence universitaire, elle côtoyait une ambition acharnée ; lorsqu’elle rentrait chez elle, elle croisait des gens dont les rêves de célébrité avaient déjà été brisés. Des cinéastes qui travaillaient dans des magasins Kodak, des scénaristes qui enseignaient l’anglais aux immigrants, des acteurs qui jouaient des spectacles burlesques dans des bars miteux. Tous ceux qui ne réussissaient pas à percer faisaient partie intégrante de la ville ; sans le savoir, partout on marchait sur des étoiles à leur nom. »

Il faut dire, sans déflorer l’histoire, parce que c’est vraiment le cœur du roman, que leur teint clair permet aux jumelles de passer pour blanches, dans certaines circonstances. Et c’est ce que va choisir l’une d’entre elles, jusqu’à mener une vie où plus personne ne connaît ses origines. La suivre et entrer au plus près de ses pensées et de ses tourments intimes donne des moments vraiment forts du roman.
L’histoire suit chacune des deux sœurs et leurs choix de vie radicalement différents, travail, vie de famille, puis s’intéresse à leurs filles respectives et au bagage de souffrances maternelles, qu’elles ignorent plus ou ou moins, mais portent pourtant l’une comme l’autre. Les thèmes du racisme, de l’identité, mais aussi du mensonge, deviennent de plus en plus présents au fil des pages. L’auteure a vraiment tricoté de manière passionnante non seulement les existences des deux sœurs Vignes, mais aussi celles de leurs familles, de leurs conjoints, de leurs enfants, des personnages qui méritent tous qu’on s’y intéresse.
J’avais décroché rapidement du premier roman de Britt Bennett, Le cœur battant de nos mères, il m’avait donné la forte impression d’être construit pour développer une thèse, sentiment que je n’ai pas éprouvé du tout ici. Ce roman intrigue et interroge, et c’est tout à fait envoûtant.

L’autre moitié de soi de Brit Bennett, (The vanishing half, 2020) éditions Autrement, 2020, traduction de Karine Lalechère, 480 pages.

Daphné l’a lu récemment aussi.

Eric Plamondon, Oyana

« Je n’ai jamais oublié cette phrase qu’il m’avait dite : une langue c’est un patois qui a gagné la guerre. »

En 2018, l’organisation séparatiste basque ETA annonce sa dissolution. C’est alors qu’Oyana, qui vit depuis plus de vingt ans à Montréal avec son époux, décide de partir sur un coup de tête pour retrouver sa région d’origine. Elle écrit à son mari une longue lettre où elle dévoile petit à petit les circonstances dramatiques qui l’ont forcée à partir et à se protéger sous une autre identité. Comme dans Taqawan, des écrits documentaires retracent en parallèle l’histoire du mouvement ETA.

« Une fois que l’on s’est arraché à la géographie d’un lieu, on doit s’accrocher à son pays intérieur. »

Pour terminer Québec en novembre, j’aurais préféré finir en apothéose, mais mon ressenti reste un peu mitigé. Je ne me suis pas trop attachée au personnage d’Oyana, malgré son parcours mouvementé.
La présentation sous forme d’aveux écrits par Oyana, revenant sur sa jeunesse, ne m’a portée à me sentir concernée, et j’ai trouvé que le texte manquait de rythme. Ce qui s’explique peut-être par le dénouement. En effet, celui-ci marque par son intensité et la surprise finale semble avoir été présente à l’esprit de l’auteur dès le début. N’ayant pas ce final en tête, bien évidemment, je n’ai pas vu où l’auteur voulait aller, et me suis retrouvée sans perspective, hésitante, pendant une bonne partie du roman.
Pourtant les thèmes de la lutte armée, de la culpabilité, de l’exil aussi, sont très intéressants et amènent des pages qui ne manquent pas de force, mais l’ensemble m’a paru ou trop long, ou trop court, sans m’embarquer tout à fait.

Ce n’est que mon avis : Keisha ou Mes échappées livresques ont été emportées par ce texte. Et vous, l’avez-vous lu ?

Oyana de Eric Plamondon, éditions Quidam, mars 2019, 147 pages, existe au Livre de Poche.

Québec en novembre, c’est chez Karine et Yueyin.

Leah Hager Cohen, Des gens comme nous

« Car qui dit mariage dit toujours présence d’un intrus. Par définition. Un mariage, ça signifie qu’une personne étrangère entre dans la maison. »
Alors qu’elle se prépare au mariage de sa fille Clem avec sa petite amie, Bennie Blumenthal réfléchit avec son mari Walter à la décision éventuelle de quitter leur maison, mais, dans le doute, ils ne veulent pas encore en parler à leurs enfants. D’autant que ce projet est lié à l’arrivée d’une communauté de juifs hassidiques qui rachètent des maisons dans leur petite ville de Rundle Junction, dans l’état de New York, provoquant des réactions diverses et variées chez les habitants, pas toujours des plus tolérants. Bennie doit aussi prendre soin de sa grand-tante très âgée, en visite pour le mariage, qui a toujours connu la petite ville, son premier souvenir remontant à 1928 où un terrible incendie a endeuillé la cité.


« L’important, ce n’est pas de lutter contre le changement, c’est d’en être curieux, d’y être attentif, de dialoguer avec la réalité du changement, cette réalité qui ne cesse d’évoluer. Chanter à l’unisson avec elle. Aider à inventer de nouveaux couplets. »
Beaucoup de thèmes viennent fusionner dans cette histoire de famille, sans pourtant jamais ressentir une impression de trop-plein : la tolérance, la parentalité, la transmission.
Bon, j’avoue que trois semaines après l’avoir fini, les détails comme les noms des personnages, leurs degrés de parenté, m’échappent un peu, et que me reste uniquement le souvenir d’une lecture plaisante, originale par certains côtés, assez conventionnelle par d’autres. L’observation amusée des personnages constitue le point fort du roman. Malheureusement, le personnage de la future mariée m’a agacée plus d’une fois, tant elle est immature, et autocentrée. Par contre, ses parents, son petit frère Tom, ou la grand-tante Glad, provoquent beaucoup plus de sympathie. La maison a beaucoup d’importance, ce qui est un aspect que j’aime bien aussi.
Je ne vous conseillerai pas de vous jeter sur ce roman séance tenante, mais si, comme moi, vous l’empruntez à la bibliothèque, sachez que si vous aimez les histoires de famille, un peu à la manière d’Ann Patchett, vous pourrez passer un bon moment.
Certains d’entre vous l’ont-ils lu ?

Des gens comme nous de Leah Hager Cohen (Strangers and cousins, 2019) éditions Actes Sud, janvier 2020, traduction de Laurence Kiefe, 320 pages.

Repéré chez l’amie Brize.

Marie-Hélène Lafon, Histoire du fils

Rentrée littéraire 2020 (12)
« André avait toujours eu deux mots pour ses mères. C’était un peu difficile à expliquer. Il disait maman pour Hélène, sa tante, qui l’avait élevé à Figeac, et ma mère pour Gabrielle, sa mère, qui habitait Paris ; il ne l’avait côtoyée que quatre semaines par an pendant les dix-sept premières années de sa vie, et moins encore depuis qu’il ne vivait plus dans sa maison d’enfance. »
Voilà un extrait qui, en peu de mots, dit tout ou presque. On comprend aisément qu’André n’a pas été élevé par sa mère, célibataire, mais par sa tante et son oncle, et vécu au milieu de ses cousines, et que donc, il n’entretient que peu de rapports avec Gabrielle qui vit à Paris. Le roman commence ailleurs, à Chanterelle, un petit village du Cantal, des années auparavant, avec une scène que je ne raconterai pas, et qui sera évoquée plusieurs fois par la suite, comme une légende familiale triste, qui n’est pas cachée, mais qui provoque trop de chagrin pour en parler.
Le roman chemine depuis bien avant la naissance d’André jusqu’à la fin de sa vie, de Chanterelle à Figeac ou à Paris. La société provinciale change, la vie rurale n’est plus ce qu’elle était, les distances ne sont plus ressenties de la même façon. Les relations familiales évoluent, se déplacent, mais restent fortes. Et l’absence de père se fait plus ou moins sentir.

« Il voudrait ne pas ruminer, ne plus ruminer ; encore un mot de Léon pour les pensées qui ne vous lâchent pas, creusent un trou dans le ventre et serrent la poitrine. »
Curieux roman finalement que cette histoire du fils, qui a tout de la saga familiale, sur plusieurs générations et avec secret de famille à l’intérieur. Et pourtant, rien ne ressemble vraiment à des précédentes lectures de ce genre. Tout d’abord, si l’action se déroule sur une centaine d’années, et avec un bon nombre de personnages, le roman tient pourtant sur 171 pages, aussi denses que sobres. Ensuite, la chronologie va de l’avant, puis revient en arrière pour mieux sauter quelques années. L’ellipse y est cultivée comme un art ! Troisième point, le personnage central, André, né de père inconnu, élevé par sa tante, s’en sort plutôt bien dans la vie, et ce dès ses jeunes années, où il illumine le foyer qui l’a accueilli. Pas d’accumulations de drames, même s’il en est un, fondateur, dans la vie du père d’André.
Outre le thème de la recherche de racines, et la description des caractères et des liens familiaux, c’est la langue qui frappe, avec ses mots élégamment choisis, son ton toujours juste.
Un roman qui m’a tenue en haleine, sans chercher à trop en faire, et que j’ai trouvé plein, intense, et très réussi.

L’histoire du fils de Marie-Hélène Lafon, éditions Buchet-Chastel, août 2020, 171 pages. Prix Renaudot 2020.