Kristiana Kahakauwila, 39 bonnes raisons de transformer des obsèques hawaiiennes en beuverie

L’envie de découvrir une maison d’édition, Au vent des îles, l’attrait de cette couverture très réussie et la présence de l’autrice au festival America, voici autant de raisons qui m’ont donné envie de lire ce recueil de nouvelles.
(C’est tout à fait le genre de livres qui me motivent pour écrire des billets, tellement plus que ceux qu’on voit partout, mais que pourtant j’oublierai très vite)

« Nous devenons des piliers de la communauté insulaire. Nous nous transformons en ce que nous avons toujours rêvé d’être. Mais parfois, tard le soir, seules sous la courtepointe hawaïenne brodée main que nous avons enfin les moyens de nous offrir, nous regrettons de ne pas avoir suivi nos petits amis de l’université à Washington DC ou à Chicago. Nous aurions pu nous passer du rôle de pilier. Nous aurions pu vivre en femmes ordinaires. »

La première nouvelle, dont l’extrait ci-dessus donne une idée, possède une construction ambitieuse mais parfaite, qui donne la parole uniquement à des femmes. S’expriment ainsi successivement au nom de leur groupe, des surfeuses, des jeunes cadres très investies localement, ou enfin des femmes de chambre. Elles observent une jeune touriste, une de plus, mais celle-ci ne va pas passer le séjour de rêve tant attendu. Avec un style qui mêle humour, précision et énergie, ce premier texte ne manque pas de laisser déjà une forte impression.

« Elle parlait toujours de l’histoire au présent, ce qui ne manquait jamais de l’embrouiller. Pour lui, l’histoire ne se prêtait pas à être réinterprétée ou revécue, elle était seulement accessible par le biais de longues et consciencieuses études. »

La deuxième nouvelle explore le milieu des combats de coqs, mais aussi les thèmes de la fidélité et de la vengeance, qui ne font pas bon ménage.
Dans la troisième, une demande en mariage amène le thème de l’appartenance à un lieu.
La quatrième donne son titre au recueil, titre qui reflète exactement son contenu, numéroté de 1 à 39 : les obsèques à la mode hawaïenne montrent une façon de penser la mort bien éloignée de celle des Américains du continent.
La cinquième évoque le thème de la culpabilité et la sixième et dernière des relations père-fils gangrenées par un silence de plusieurs années.
Toutes montrent une connaissance évidente de l’archipel hawaïen, et des rapports compliqués entre locaux et continentaux, sur fond de traditions et de rêves de modernité. Les personnages, souvent des jeunes qui peinent à trouver leur juste place, sont particulièrement réussis, pas du tout stéréotypés, mais au contraire pleins de facettes dévoilées avec habileté.
Je me suis régalée de bout en bout, et ai beaucoup apprécié la traduction de Mireille Vignol qui a su trouver une façon intéressante de traduire le pidgin local : c’est plus qu’une langue, c’est une façon de penser, qui par exemple n’utilise pas de temps passé.
Je vais garder un œil à la fois sur la maison d’édition et sur la jeune autrice.

39 bonnes raisons de transformer des obsèques hawaiiennes en beuverie de Kristiana Kahakauwila (This is paradise, 2013) éditions Au vent des îles, avril 2022, traduction de Mireille Vignol, 221 pages.

Projet 50 états, 50 romans : Hawaï

Maria Larrea, Les gens de Bilbao naissent où ils veulent

Rentrée littéraire 2022 (1)
« Rêvant de m’appeler Sophie ou Julie, je tenais parfaitement mon rôle de jeune fille modèle devant les parents des copines qui m’invitaient à dîner, à dormir. Je jouais au singe savant. Oh, qu’elle est cultivée pour une fille de femme de ménage ! »

Maria est née à Bilbao, de parents venus tenter leur chance à Paris. Fils d’une prostituée, son père a fait les quatre cents coups chez les jésuites où il était pensionnaire, maintenant il est gardien du théâtre de la Michodière et personnage apprécié dans son quartier. Victoria, la mère de la jeune fille est née en Galice, et a connu aussi un abandon et une vie misérable avant de rencontrer Julian. Maria est leur seule enfant, ils sont fiers de l’emmener chaque été au Pays Basque, et de lui faire connaître ses origines. Malgré tout, Maria sent que quelque chose lui est caché, derrière la mauvaise humeur permanente de son père et la dépression de sa mère. Après une révélation partielle de sa mère, c’est au Pays Basque qu’elle va devoir aller chercher des réponses à ses interrogations.

« Le Pays basque pour les Basques était son mantra, lui l’immigré qui habitait Paris et buvait du bordeaux dans un restaurant grec tenu par des Égyptiens. Il voulait incruster dans ma cervelle cette fierté de l’appartenance, tu es basque, tu n’es pas espagnole. »

Première lecture de la rentrée littéraire d’août, j’ai pris mon temps, j’avais envie d’une voix nouvelle, et le pari est tout à fait réussi avec ce premier roman d’une jeune autrice, aussi réalisatrice et scénariste.
Le style de Maria Larrea sonne moderne, est vif et parfois cru, sans trop en faire. Il convient parfaitement bien à cette émouvante quête des origines dont on ne sait pas trop si elle est strictement autobiographique ou pas, et d’ailleurs, peu importe ! Le récit n’est pas linéaire, entre le parcours des parents de Maria et ses recherches à propos de ses origines, il va et vient, et là encore, c’est pile ce qu’il fallait. Talent inné ou beau travail éditorial, de toute façon, le résultat donne envie de voir la jeune autrice continuer à écrire.

Les gens de Bilbao naissent où ils veulent de Maria Larrea, éditions Grasset, août 2022, 224 pages.

Chroniqué aussi par Delphine-Olympe, Eve ou Jostein.

Bernardine Evaristo, Mr Loverman

« Comment prendre la décision de tout chambouler en disant à Carmel que je veux divorcer ?
La réalité, c’est que je suis trop habitué à la prison que je me suis fabriquée : juge, maton et crétin de codétenu. »

J’ai découvert Bernardine Evaristo l’année dernière grâce à la traduction de son roman primé Fille, femme, autre par les éditions Globe. Plus qu’une trouvaille, ça a été un véritable emballement pour ce roman choral très contemporain à la fois dans la forme et le fond, et pour ses personnages. J’étais donc pressée de poursuivre l’aventure avec Mr. Loverman, tout en sachant qu’il avait été écrit plusieurs années auparavant, en 2013, par l’autrice britannique.
Le personnage principal en est Barrington Walker, dit Barry, soixante-quatorze ans, et plus de cinquante ans de mensonges envers son épouse Carmel et sa famille. Barry, charmant dandy septuagénaire à la réputation de coureur de jupons, entretient en effet une relation avec Morris, son alter ego, l’amour de sa vie, depuis qu’ils vivaient tous deux à Antigua, bien avant que l’un comme l’autre émigrent à Londres.
Enfin, Barry l’annonce à Morris, il va tout dire à Carmel, faire enfin son coming-out, et ils vont pouvoir vivre tous les deux comme ils l’entendent. Mais le moment ne semble jamais propice, Barry tergiverse, ressasse ses scrupules…

« Je me vois, cinquante ans que je me comporte dans ma propre maison comme une souris d’hôtel, qui grimpe vers sa tanière, tenaillée par l’angoisse. »

De judicieux retours en arrière permettent de mieux connaître les trois personnages principaux, ainsi que les deux filles de Barry, intéressantes par bien des aspects également. Tous ces personnages expressifs, spirituels et spontanés, habiles à parler sans fin de tous les sujets de société, font le charme de ce roman, qui aborde des thèmes aussi passionnants et variés que l’identité, les préjugés, l’immigration, la paternité. Il se révèle toutefois moins bluffant que Fille, femme, autre, pas tout à fait aussi original sur la forme, et comportant quelques petites longueurs, mais si l’on a en tête qu’il a été écrit avant, ce n’est que logique…
Je dirais que si vous devez n’en lire qu’un de cette autrice, lisez Fille, femme, autre et si vous choisissez de lire les deux, mieux vaut commencer par Mr. Loverman. Que vous l’ayez lu ou non, qu’en pensez-vous ?

Mr. Loverman de Bernardine Evaristo, 2013, éditions Globe, février 2022, traduction de Françoise Adelstain, 302 pages.
Lu pour le mois anglais.

Brit Bennett, L’autre moitié de soi

« Elle avait toujours su qu’on pouvait devenir quelqu’un d’autre. Certains le pouvaient, du moins. Les autres restaient peut-être prisonniers de leur peau. »

La ville fictive de Mallard, en Louisiane, a une particularité, apparue au fil des années, ses habitants sont tous des Noirs à peau claire. Les jumelles Vignes, seize ans, y vivent avec leur mère et leur grand-mère, mais rêvent d’ailleurs. Ce sera La Nouvelle-Orléans où chacune va prendre une voie différente. Il faudra attendre quatorze ans avant que l’une des deux, Desiree, ne revienne à Mallard avec une petite fille et pas mal de désillusions. Ni elle, ni sa mère ne savent ce que sa jumelle Stella est devenue. La deuxième partie du roman va éclairer ce mystère.

« A la résidence universitaire, elle côtoyait une ambition acharnée ; lorsqu’elle rentrait chez elle, elle croisait des gens dont les rêves de célébrité avaient déjà été brisés. Des cinéastes qui travaillaient dans des magasins Kodak, des scénaristes qui enseignaient l’anglais aux immigrants, des acteurs qui jouaient des spectacles burlesques dans des bars miteux. Tous ceux qui ne réussissaient pas à percer faisaient partie intégrante de la ville ; sans le savoir, partout on marchait sur des étoiles à leur nom. »

Il faut dire, sans déflorer l’histoire, parce que c’est vraiment le cœur du roman, que leur teint clair permet aux jumelles de passer pour blanches, dans certaines circonstances. Et c’est ce que va choisir l’une d’entre elles, jusqu’à mener une vie où plus personne ne connaît ses origines. La suivre et entrer au plus près de ses pensées et de ses tourments intimes donne des moments vraiment forts du roman.
L’histoire suit chacune des deux sœurs et leurs choix de vie radicalement différents, travail, vie de famille, puis s’intéresse à leurs filles respectives et au bagage de souffrances maternelles, qu’elles ignorent plus ou ou moins, mais portent pourtant l’une comme l’autre. Les thèmes du racisme, de l’identité, mais aussi du mensonge, deviennent de plus en plus présents au fil des pages. L’auteure a vraiment tricoté de manière passionnante non seulement les existences des deux sœurs Vignes, mais aussi celles de leurs familles, de leurs conjoints, de leurs enfants, des personnages qui méritent tous qu’on s’y intéresse.
J’avais décroché rapidement du premier roman de Britt Bennett, Le cœur battant de nos mères, il m’avait donné la forte impression d’être construit pour développer une thèse, sentiment que je n’ai pas éprouvé du tout ici. Ce roman intrigue et interroge, et c’est tout à fait envoûtant.

L’autre moitié de soi de Brit Bennett, (The vanishing half, 2020) éditions Autrement, 2020, traduction de Karine Lalechère, 480 pages.

Daphné l’a lu récemment aussi.

NIviaq Korneliussen, Homo sapienne

« Si Dieu est une femme, elle est plus belle que Dieu. Sara. Je pique une gorgée de la vodka d’Arnaq. Pourquoi ne la vois-je que maintenant ? Qui est-elle ? J’ai envie de parler avec elle, de lui demander toutes sortes de choses. J’ai envie de lui demander d’où elle surgit soudain. Mais je ne le lui demanderai pas, puisque je viens seulement de la rencontrer ! »

Fai rencontre Sara lors d’une soirée, et en est toute éblouie. Pour elle qui avait un copain et ne se sentait pas attirée par les filles, c’est le début de quelque chose de nouveau. Va-t-elle la revoir ?
Certains sont en couple, d’autres cherchent et se questionnent, d’autres encore rompent, parfois une nouvelle identité émerge… Les journées sont mornes et les nuits groenlandaises sont longues, l’alcool coule et la musique rythme les va et vient de chacun.

« Du Groenland à l’infini et retour … What a day to be alive. Elle lit ma petite lettre. La nuit de printemps me donne vie et Sara m’embrasse. What a day to realize I’m not dead. L’amour m’a sauvée. And I realize. This is my coming-out story. »

Un roman choral d’un nouveau genre est né, il conte le quotidien de jeunes urbains, pas spécialement paumés, ni fauchés, mais qui cherchent leur identité, dans la capitale groenlandaise, Nuuk. Leur vie, essentiellement nocturne, est racontée par monologues, émaillés d’expressions, voire de phrases ou de paragraphes en anglais, de successions de textos, d’échanges épistolaires… La première partie tient du roman d’initiation où Fia découvre qui elle est, les autres parties reprennent certains événements du point de vue d’autres personnages : Inuk, Arnaq, Ivik ou Sara, cinq jeunes qui s’interrogent sur leur vie, amitiés, amour, sexualité. Une belle part est faite aux gays et transgenres.
Tous parlent aussi de leur pays, qu’ils aiment et détestent à la fois. L’ensemble, moderne, original et réaliste, peut plaire comme déconcerter. Pour moi, c’est plutôt la deuxième option qui domine. Je trouve l’ensemble prometteur mais un peu inabouti.

Homo sapienne de Niviaq Korneliussen, (2014) éditions La Peuplade (2017) et 10/18 (2020), traduit du danois par Inès Jorgensen, validation linguistique à partir du groenlandais par Jean-Michel Huctin, 190 pages.

Bernardine Evaristo, Fille, femme, autre

« les frères et sœurs n’avaient qu’à parler pour eux-mêmes
pourquoi était-ce à lui de les représenter, d’assumer ce fardeau qui ne pouvait que le freiner ?
les individus blancs ne sont tenus que de se représenter eux-mêmes, pas toute une race »

Elles sont douze, douze femmes de 19 à 93 ans, presque toutes noires ou métisses, femmes ou sans genre défini, hétéro ou homosexuelles, qui apparaissent les unes après les autres, à la suite d’Amma. Amma est dramaturge, elle monte une pièce de théâtre à Londres, pièce sur les dernières Amazones du Dahomey. Elle réussit enfin à faire le théâtre qu’elle a toujours eu envie de faire, celui qui parle de femmes noires, qui fait fi de la suprématie blanche mâle.
On croise ensuite Dominique, qui s’engagera dans une histoire d’amour toxique, Carole la femme d’affaires et Bummi sa mère, femme de ménage, Shirley qui enseigne à des collégiens, Penelope qui ne connaît pas ses parents, Megan qui devient Morgane, et d’autres encore.
Bernardine Evaristo, auteure britannique d’une soixantaine d’années qui est pour la première fois traduite en français grâce au Man Booker Prize reçu en 2019, imagine la vie de douze femmes britanniques, donc, car il s’agit d’un roman, n’imaginez pas autre chose.
Chacune de ces femmes ressent, plus ou moins, le besoin d’affirmer son identité, d’aller à l’encontre des préjugés, de combattre souvent le racisme, le sexisme, et le plus souvent les deux à la fois. Certaines ont vécu des moments très difficiles, d’autres ont rencontré des personnes, hommes ou femmes, qui les ont aidé à avancer. L’action n’est pas seulement contemporaine, les plus âgées des femmes font remonter des souvenirs d’époques révolues et permettent au lecteur de voir la situation évoluer, en bien ou en mal. La diversité des situations ne conduit pas du tout vers une succession de thèses ou de cas de figures figés. Au contraire, une grande chaleur émane de ces portraits !

« Mum a travaillé huit heures par jour comme salariée, a élevé quatre enfants, tenu son foyer, veillant à ce que le dîner du patriarche soit sur la table tous les soirs et ses chemises repassées tous les matins
pendant ce temps il était dehors en train de sauver le monde
sa seule tâche ménagère consistant à acheter la viande du déjeuner du dimanche chez le boucher – variation banlieusarde du chasseur-cueilleur »


Et la forme, alors ? Les chapitres se succèdent sans donner l’impression de lire des nouvelles, car les protagonistes sont liées entre elles, et reviennent toujours à un moment ou à un autre. Les descriptions sont très vivantes. J’ai l’impression que c’est une manière de présenter des personnages qu’on retrouve souvent dans les romans anglais, qui consiste à les décrire par leurs actions et par leurs discours, plutôt qu’à transcrire leurs pensées intimes. En tout cas leurs actions montrent de fortes femmes, à l’esprit aussi acéré que la langue.
Quant au style lui-même, avec une quasi absence de points et de majuscules et de nombreux retours à la ligne, on pourrait penser à des vers libres, c’est d’une grande liberté en tout cas, mais parfaitement lisible. Cette forme particulière peut déconcerter mais pour moi n’a pas été du tout un frein dès lors que l’intérêt pour les personnages s’est éveillé, c’est-à-dire très rapidement. La forme et le fond se complètent et se renforcent l’un l’autre, et procurent un véritable plaisir de lecture !

Fille, femme, autre de Bernardine Evaristo, (Girl, woman, other, 2019) éditions Globe, 2020, traduction de Françoise Adelstain, 471 pages.

Les avis d’Antigone, de Mes pages versicolores et de Sylire (qui pensait qu’il me plairait. Bien vu !)

Ocean Vuong, Un bref instant de splendeur

« Je suis entraîné dans un trou, plus noir que la nuit autour, par deux femmes.C’est seulement quand l’une d’elles se met à hurler que je sais qui je suis. Je vois leurs têtes, leurs cheveux noirs emmêlés d’avoir dormi par terre. L’air rendu âcre par une bouffée de délire chimique alors qu’elles se démènent dans l’habitacle confus de la voiture. »
Un jeune homme adresse une longue lettre à sa mère qui ne la lira sans doute jamais. Exilée traumatisée par la guerre du Vietnam, illettrée, elle a élevé son enfant de manière chaotique, passant de la tendresse à la folie et à la violence. Du père, il n’est guère question, par contre la grand-mère partage leur quotidien, mais elle aussi porte en elle un lourd passé.
Les lecteurs font connaissance du contexte familial par bribes dans la première partie. La langue très poétique promet et apporte effectivement des passages superbes qui forcent à écarquiller les yeux et à relire pour mieux s’en imprégner. Par contre, le manque de fil conducteur m’a un peu gênée, entre l’enfance, le racisme, la guerre au Vietnam, le comportement de Rose, la mère et de Lan, la grand-mère. J’attendais de la deuxième partie un récit plus linéaire et chronologique.

« Je ne savais pas ce que je sais à présent : être un garçon américain, puis un garçon américain avec une arme, c’est se déplacer d’un coin à l’autre d’une cage. »
Les deuxième et troisième parties sont plus centrées sur la rencontre à quatorze ans avec Trevor, un autre adolescent qu’on peut qualifier aussi de perturbé, et la découverte de la sexualité. Entre flux de conscience et poésie, métaphores insolites et scènes pleines de crudité, il faut bien dire que j’ai continué à trouver le temps un peu long, mais pas l’éblouissement attendu. Je suis pourtant preneuse de récits sur l’exil, et la quête de l’identité, de même que de romans d’apprentissage, mais là, les mots trop bien agencés, les images si parfaitement choisies m’ont donné souvent une sensation totalement contraire au but recherché, j’ai trouvé qu’elles éloignaient le narrateur de sa vérité, pour tourner un peu à vide.
Je n’avais pas réalisé en achetant le livre qu’il s’agissait d’autobiographie, d’autofiction ou on appelle ça comme on veut. En tout cas,on y trouve des instantanés qui composent une enfance et une jeunesse, une jeunesse qui n’est pas celle forcément du jeune américain moyen, avec les séquelles de la guerre, l’immigration, la pauvreté, la violence, l’homosexualité, la drogue… Ces instantanés ont beaucoup plu, le roman a été élu meilleur livre de l’année par le
New Yorker, le Washington Post, le Times et le Guardian, je peux donc affirmer qu’il plaira à beaucoup de lecteurs, mais manifestement, au vu de mon expérience de lecture, pas à tous.

Et vous, l’avez-vous lu, ou en avez-vous l’intention ? Je vous quitte avec quelques phrases du livre, de celles qui m’ont parlé sans que le trop-plein de poésie ne me laisse une fois de plus sur le côté. À noter le très beau travail de traduction de Marguerite Capelle.
« Mais le travail est parvenu à suturer une fracture en moi. Un travail fait de liens indéfectibles et de collaboration, chaque plant coupé, ramassé, soulevé et emporté d’un container à un autre dans une harmonie si bien rodée qu’une fois ramassé, pas un pied de tabac ne retouche le sol. »

Un bref instant de splendeur, d’Ocean Vuong, (On earth, we’re breafly gorgeous, 2019) éditions Gallimard, janvier 2021, traduction de Marguerite Capelle, 282 pages.

 

Sabyl Ghoussoub, Beyrouth entre parenthèses

Rentrée littéraire 2020 (11)
« Moi, je ne sais même pas qui je suis. Je ne suis pas certain d’être la personne qui parle à cet instant. »

Le narrateur franco-libanais, artiste photographe, est encore tout jeune lorsqu’il annonce vouloir visiter Israël, l’envie le tenaillant depuis des années et des années. Mais pour un Libanais, la destination est interdite, et le jeune homme est accueilli à l’aéroport Ben Gourion par des policiers qui l’interrogent avec une certaine circonspection, voulant sans relâche tout connaître de son identité et de ses motivations à effectuer un tel voyage. Plus il essaye de s’expliquer, plus il semble s’enfoncer dans les méandres d’une identité mal assumée ou mal comprise. Cet interrogatoire en pointillés est donc l’occasion pour lui d’essayer de savoir où il en est de son appartenance à un pays ou à un autre, de réaliser aussi que tels et tels « ennemis » se ressemblent à un point inimaginable…

« À l’âge de dix-neuf ans, je suis parti m’installer au Liban, persuadé de libérer la Palestine. J’élaborais des théories sur comment s’organiser pour que les Israéliens, les Palestiniens et les Libanais vivent ensemble. Je voulais que les mizrahim, les juifs orientaux, reviennent vivre dans leur pays d’origine, que les Israéliens deviennent palestiniens, qu’on apprenne l’hébreu au Liban. Je me transformai peu à peu en personnage fou digne d’un roman de Philip Roth. »
Le début m’a beaucoup plu, le style impeccable, l’allusion à Philip Roth, l’humour, m’ont conquise. Après, j’ai trouvé que ça tournait un peu en rond, que l’humour grinçant faisait un peu moins mouche. Puis le texte redevient plus intéressant dans la dernière partie où le jeune artiste est arrivé en Israël, rencontre les amis de Rose qu’il est venu voir, loue une chambre avec vue sur le Liban de l’autre côté de la frontière… Je suis un peu mitigée au final, l’idée de départ intéressante et le regard porté sur le thème de l’identité permettent de produire un texte original, mais pas spécialement porteur d’émotion.

Beyrouth entre parenthèses de Sabyl Ghoussoub, éditions de l’Antilope, 2020, 139 pages.

Eva et Jérôme ont aimé sans réserve.

Retrouvez d’autres lectures pour le Mois de la Littérature libanaise chez Maeve.

Brigitte Giraud, Jour de courage

jourdecourageRentrée littéraire 2019 (9)
« Et cela donnait dans la classe des silences parfois pénibles, entre fatigue et résignation, comme si l’Histoire n’était qu’une chose ancienne, une boîte fermée à double tour, dont les scénarios les plus monstrueux et les zones de mystères ne les excitaient pas. »

Cours d’histoire dans une classe de Terminale ES d’un lycée de banlieue : aujourd’hui, c’est Livio qui va faire l’exposé sur les autodafés perpétrés par les Nazis. Il a choisi le personnage de Magnus Hirschfeld, médecin et chercheur juif, qui avait créé un institut sur la sexualité, doté d’une bibliothèque imposante, et lutté pour les droits des homosexuels. Si Livio a choisi de parler de ce personnage pourtant peu connu, c’est qu’il se reconnaît en lui, et d’ailleurs cela devient de plus en plus clair au fur et à mesure de son exposé.

« Imaginez qu’il vous est impossible de rentrer chez vous, que vous êtes devenu indésirable dans votre propre pays. Ou dans votre propre famille. Livio ajouta cela in extremis, ça lui avait échappé. Et il se rendit compte en le disant que l’homosexualité était la seule minorité qui ne trouve pas forcément de réconfort auprès des siens. »
Dans cet extrait, Livio pense à ses parents qui ne le comprennent pas… L’auteure observe et dissèque les réactions des camarades de classe de Livio, du désintéressement au rejet de ce coming out. Parmi eux, Camille, la confidente et amie de Livio qui pourtant découvre comme les autres cet aspect du jeune homme discret.
Sur un sujet délicat, grâce au parallèle historique et au regard adolescent de Livio, Brigitte Giraud a écrit un livre ramassé, mais plein de tension. C’est fort bien fait, et pour un livre lu il y a trois semaines, le sentiment qu’il m’a laissé n’a fait que grandir, me conforter dans une appréciation positive, qui tient autant à l’écriture qu’au sujet.
J’ai une petite remarque concernant le point de vue. Le style fluide mais parfois digressif, parfois aussi proche du langage parlé, laisse imaginer que le narrateur est l’un des élèves de la classe, mais une phrase comme : « Personne n’avait jamais parlé de sexualité à ces adolescents. » infirme cette hypothèse. Simple remarque de ma part, ce n’est pas gênant, et ce point de vue décentré accentue même l’intérêt porté à l’exposé de Livio et au devenir de l’adolescent au sortir de cette séance.
J’ai retrouvé avec curiosité, et plaisir, l’univers de Brigitte Giraud, après Nous serons des héros et L’amour est très surestimé.

Jour de courage de Brigitte Giraud, Flammarion, août 2019, 156 pages.

Coup de cœur pour Antigone, un roman intense pour Cathulu, un roman empli de justesse pour Clara.

Jonas Gardell, N’essuie jamais de larmes sans gants

nessuiejamaisdelarmes.jpg« Car Rasmus fait partie de ces gens très nombreux qui se voient obligés de recommencer à zéro, de tirer un trait et de prendre un nouveau départ. Laisser le passé disparaître dans le brouillard et cesser d’exister.
Comme une brume matinale qui s’évapore dès que le soleil se met à luire. »
En Suède, au tout début des années 80, il n’est pas facile d’être soi-même pour un jeune homosexuel. Quelques années auparavant, l’homosexualité était encore considérée comme une maladie mentale par les médecins et chercheurs suédois. Ni l’église, ni la presse, ni le système judiciaire, ni le monde éducatif ne reconnaissaient cette différence.
À tout juste dix-huit ans, Rasmus quitte le village où vivent ses parents, et la petite ville où il allait au lycée, pour s’installer à Stockholm, pouvoir enfin vivre son identité au grand jour. Cela ne va pas être simple, mais Rasmus va rencontrer Paul et une petite communauté de colocataires. Pour Benjamin, Témoin de Jéhovah, aller à l’encontre des préceptes familiaux va être encore plus compliqué, mais le jour où il croise Rasmus et où le choix se présente à lui, il n’hésite pas.
Vient ensuite le sida, considéré comme la peste des homosexuels, et dans l’entourage de Paul, Rasmus et Benjamin, beaucoup sont touchés, certains plus fort et plus rapidement que d’autres.

« Il remodèle la honte. Il va en faire une identité et une fierté. »
Quand un roman plaît à tout le monde ou presque, je crains toujours de ne pas me joindre à l’unanimité et d’être carrément déçue, mais cela n’a pas été le cas du tout avec ce très beau roman.
J’ai tout aimé de cette lecture : le style qui ne me plairait pas forcément ailleurs, le sujet qui pourrait sembler plombant, ou parfois démonstratif, les personnages qui ne sont pas toujours montrés sous leurs meilleurs aspects. Et pourtant l’ensemble est formidable, bien dosé et impressionnant de sincérité et de justesse, jamais ennuyeux ni didactique. Les personnages secondaires, notamment les parents de Rasmus et ceux de Benjamin, ou les amis des deux jeunes gens, Paul, Reine, Bengt, Lars åke, Seppo, ne sont pas oubliés et approfondissent la description soignée de cette période, et aussi de l’évolution psychologique de chacun, lente et douloureuse bien souvent. L’humour, la dérision ne manquent pas dans le texte et viennent encore davantage éclairer ces portraits.
On pense au film de Robin Campillo, 120 battements par minute, mais le livre possède une dimension supplémentaire, je trouve. C’est difficile d’expliquer ce qui fait la force de ce roman, sa grande liberté peut-être, sa manière de ne pas se cacher derrière des périphrases et d’appeler un chat un chat : efficace et bouleversant à la fois, un grand roman !

N’essuie jamais de larmes sans gants de Jonas Gardell, (Torka aldrig tårar utan handskar, 2012) éditions Gaïa, 2016, traduction de Jean-Baptiste Coursaud et Lena Grumbach, en poche, 847 pages.

Repéré chez Autist Reading et  Krol, c’est un pavé de l’été, (à retrouver chez Brize), et il était depuis plus de six mois dans ma « pile à lire » (Objectif PAL chez Antigone)
pave-2019-pm-or obj_PAL_2019.jpg