Vassili Peskov, Ermites dans la taïga

Le journaliste Vassili Peskov est abordé un jour par des géologues qui ont découvert grâce à un vol en hélicoptère, puis rencontré, une famille de « vieux croyants » dans un endroit complètement reculé de la taïga. Ils se sont tenus éloignés de ce qu’ils nomment le « siècle », ils n’ont fréquenté personne depuis plus de trente ans, ne sont au courant ni des dernières avancées technologiques, ni de la seconde guerre mondiale. Leurs croyances les empêchent de plus de se nourrir de produits autres que ceux issus de leur potager, de la pêche ou de la cueillette. En 1982, Peskov rencontre le père, Karp Ossipovitch Lykov et sa fille Agafia. Il les revoit à intervalles irréguliers, les interroge et se lie d’amitié avec eux.

J’ai découvert ce récit passionnant dans la boîte à livres de mon village, et me suis rappelée l’avoir rencontré sur les blogs. Ce fut une lecture très enrichissante, je ne connaissais pas les « vieux croyants » et leur mode de vie très primitif m’a tout à fait fascinée. Le climat de la région de Sibérie, entre lacs Balkach et Baïkal, où ils vivent, est des plus rudes et inhospitaliers, passer de longs hivers sous la neige, et faire pousser des légumes au cœur d’une forêt un défi incroyable. D’autant qu’ils trouvent de plus le moyen de prier plusieurs heurs par jour, en plus de tout le travail physique imposé par leur survie. Quant au personnage central, Agafia, sa curiosité et sa bienveillance la rendent vraiment touchante et inoubliable. Elle vit d’ailleurs toujours dans la taïga où elle est née…
Le livre montre bien à quel point l’auteur s’est attaché aux membres de la famille qu’il a rencontrés, et le ton qu’il emploie pour son récit leur rend le plus bel hommage possible.

Ermites dans la taïga, de Vassili Peskov, éditions Actes Sud, Babel, 1992, traduction de Yves Gauthier, 300 pages.
Repéré chez Keisha et lu récemment par Sandrion. J’ai déjà en ligne de mire Des nouvelles d’Agafia qui se trouve à la médiathèque.

Jurica Pavičić, Le collectionneur de serpents

Dernier recueil de nouvelles du mois, sauf découverte de dernière minute : celui d’un auteur déjà rencontré avec L’eau rouge, un roman noir qui explorait les répercussions d’une disparition, celle d’une jeune fille. Ce devait être le premier auteur croate que je lisais, et j’avais beaucoup apprécié ce roman qu’on a vu, avec raison, un peu partout. Revoici donc Jurica Pavičić avec cinq nouvelles assez longues. Là encore, l’auteur est allé vers les atmosphères sombres, sans que ce soient des nouvelles policières.
La première nouvelle, « Le collectionneur de serpents », montre avec beaucoup de finesse et d’empathie trois jeunes appelés dans la guerre serbo-croate en 1992. Ils passent beaucoup de temps à attendre, et l’un d’entre eux, le plus jeune, tue des serpents et collectionne leurs peaux. Mais le conflit se fait proche…
Dans « Le tabernacle », le lien avec la guerre est plus ténu, mais pas absent. Un homme récupère l’appartement de sa famille, qu’un vieux locataire ne voulait pas quitter, et il y fait une curieuse découverte, dans une chambre inoccupée…
La nouvelle suivante, « La patrouille sur la route », une histoire de frères très dissemblables, est assez triste, et la suivante, « La soeur », au sujet d’une maison pleine de souvenirs, l’est également, mais tellement bien écrite aussi…
La dernière nouvelle « Le héros » renoue avec le thème de la guerre, ou plutôt de ses suites, c’est l’histoire d’un géomètre chargé de venir prendre des mesures pour affiner le nouveau tracé de la frontière. Il est logé chez une veuve sur les hauteurs d’un village. Non, ne cherchez pas, cette nouvelle va prendre des chemins auxquels on ne s’attend pas du tout !
Ce que j’ai beaucoup apprécié avec ces nouvelles, c’est qu’elles prennent le temps de bien installer situation et personnages, et qu’elles arrivent à mêler plusieurs thématiques, d’où l’incertitude à chaque fois sur le thème dominant, à savoir celui qui va amener un tournant dans la vie des personnages. C’est particulièrement le cas dans la dernière nouvelle, mais pas seulement. L’écriture, toujours marquante, doit très certainement aussi à la traduction d’Olivier Lannuzel : c’est un plaisir de lecture, vraiment !

Le collectionneur de serpents de Jurica Pavicic, (Skupljač zmija, 2019), Agullo courts, mai 2023, traduction de Olivier Lannuzel, 192 pages.

Lu par Aifelle et Sacha également pour le défi « Bonnes nouvelles ».



Karel Čapek, La guerre des salamandres et R.U.R.

Aujourd’hui, je vous présente deux pièces de théâtre. Non, ne fuyez pas, tout d’abord parce qu’elles nous permettent de découvrir Karel Čapek, auteur tchécoslovaque devenu classique, ensuite parce que la première pièce est tirée d’un de ses romans les plus connus, et que cette version permet de lire un roman de 380 pages en deux heures, tout au plus.
De plus, ces deux fables politiques restent d’une grande modernité. Dire que R.U.R. a été écrit en 1920, et La guerre des salamandres en 1936 !

« Marek : Mon Dieu, mon Dieu, quand j’ai fait entrer ce capitaine, qui aurait dit qu’on en arriverait là ? C’est comme ça qu’on détruit le monde, pour rien…Tout ça à cause de moi.
L’Auteur : Stop, Marek ! Stop ! Ca ne va pas, qu’est-ce que tu racontes ? Ce n’est pas toi, c’est l’avidité, l’avidité de quelques-uns, la lâcheté des autres. C’est l’indifférence, l’inconséquence, la gloutonnerie, c’est le manque de mesure… »

La guerre des salamandres est ici adaptée par Evelyne Loew et mise en scène par Robin Renucci. Et l’histoire, alors ? Le capitaine Van Toch, faisant escale en Europe, s’associe avec un certain Bondy, homme d’affaires, pour une entreprise de pêche de perles. Il a découvert des salamandres géantes et intelligentes dans une île proche de Sumatra, qui, mangeuses d’huîtres, mais pas intéressées par les perles, pourraient leur faire une main d’oeuvre toute trouvée. Mais d’autres vont vouloir tirer parti de cette manne jusqu’alors inconnue, et exploiter les salamandres à d’autres fins. Celles-ci finiront par se révolter…
Les thèmes abordés par Karel Čapek ne peuvent pas laisser indifférent, même et surtout maintenant : la protection des espèces, le bien-être animal, la montée des eaux des océans, la mondialisation, le pouvoir des médias, et j’en oublie sans doute ! La mise en scène est très intéressante, avec des incursions de l’auteur dans la trame du récit, et j’aurais beaucoup aimé voir cette pièce sur scène. Toutefois, je n’ai pas eu de mal à m’immerger dedans, et suis ravie de la découverte !

« Domin : Alors le jeune Rossum s’est dit : Un homme, ça ressent par exemple de la joie, ça joue du violon, ça a envie de se promener, bref il y a tant de choses qui sont, au fond, inutiles.
Hélène : Oh non !
Domin : Attendez un peu. Qui sont inutiles lorsqu’on doit, disons, tisser ou calculer. Un moteur diesel ne doit pas non plus avoir des franges ou des ornements, mademoiselle Glory. Et fabriquer les ouvriers artificiels, c’est la même chose que de fabriquer les moteurs diesel. La production doit être simplifiée au maximum et le produit le meilleur possible. »

Le deuxième texte était dès l’origine écrit pour le théâtre. Jouée pour le première fois à Prague, en 1921, puis à New York dès 1922, la pièce a été traduite en français, puis montée par Jacques Hébertot et présentée à Paris en 1924.
R.U.R. signifie Rossum’s universal robots, il s’agit d’une entreprise crée par un certain Rossum, qui fabrique des robots d’apparence humaine, capables de faire toutes les tâches ingrates dont les hommes ne veulent plus s’embarrasser. D’ailleurs cette pièce est à l’origine du mot robot qui n’existait pas auparavant, il vient d’un mot tchèque « robota » qui signifie corvée.
Une jeune femme, Hélène, vient visiter l’usine qui fabrique ces robots et finit par rester et épouser le directeur de l’usine. Mais elle reste ennuyée par le fait qu’il manque des sentiments à ces robots presque humains, et en voulant faire leur bonheur, précipite la chute de l’entreprise Rossum.
De mise en scène plus classique, cette pièce étonne aussi par sa modernité. Les questions posées par l’intelligence artificielle y sont très bien développées, s’y mêlent des réflexions sur l’exploitation des travailleurs, et cela en fait une lecture très intéressante.

La guerre des salamandres et R.U.R., Karel Čapek, L’avant-scène théâtre, 2018, 168 pages.

Lu pour le mois de l’Europe de l’Est.

D’autres avis : précédemment, Doudoumatous a lu une bande dessinée adaptée de R.U.R., Pativore a lu La guerre des salamandres dans sa version pour le théâtre et Keisha a lu le roman.

Andreï Kourkov, Les abeilles grises

« Il avait pour lui le temps, la patience et le combustible. De quoi tenir jusqu’au printemps. Peut-être même jusqu’à l’été. Il ne manquerait de rien. Ni de charbon, ni de patience. Et de temps encore moins. Il était à présent tout à lui. Tant qu’il serait en vie. »

Dans un petit village de la zone grise entre Donetsk et Ukraine, en 2017, il ne reste que deux habitants, chacun dans sa rue : Sergueïtch, apiculteur d’une cinquantaine d’années, et Pachka, son « ennemi » d’enfance, avec lequel il est bien obligé de composer. Sans électricité, sans magasin sur place, avec juste une vieille voiture, ils restent là, entre les positions des Ukrainiens et celles des séparatistes pro-russes, à attendre la fin d’un conflit qui s’éternise. Entre survie au quotidien et rares passages d’un militaire ou de trafiquants, l’hiver se passe. Puis Sergueïtch décide de laisser sa maison et de conduire ses abeilles pour l’été dans une zone plus calme, en Ukraine. Il campera à côté d’elles. C’est le début d’un périple aux multiples complications administratives, qui le mènera ensuite en Crimée, mais qui lui permettra aussi de voir comment d’autres vivent le conflit, à quelques centaines de kilomètres de chez lui.

« La sagesse de la nature, voilà qui enchantait Sergueïtch. Partout où la sagesse de la nature était apparente et intelligible, il en comparait les manifestations avec l’existence humaine. Il les comparait et ce n’était pas à l’avantage de la seconde. »

J’ai lu plusieurs romans d’Andreï Kourkov, mais celui-ci est le premier à me toucher autant. Au cours de la première partie, dans la solitude où se trouve Sergueïtch, le moindre bruit ou le moindre silence étonne, tout comme les changements de couleurs, notamment tous les contrastes du blanc au gris et au noir, contrastes symbolisés par un cadavre lointain sur la neige. Cette vie quotidienne faite de manques et de renoncements est très émouvante, avec parfois des épisodes plus légers.
Lorsque Sergueïtch se lance dans son voyage avec ses abeilles, l’inquiétude est plus palpable, même si les bombes ne résonnent plus au loin, car il ne sait jamais trop comment il va être considéré par les Ukrainiens ou par les Russes qu’il va devoir côtoyer.
Malgré son thème en demie-teinte, la lecture de ce roman se révèle tout à la fois savoureuse et pleine d’humanité, grâce au personnage de Sergueïtch, avec son bon sens et son empathie pour les autres, quels qu’ils soient.
Beaucoup en ont très bien parlé avant moi, je ne m’étendrai donc pas plus, si ce n’est pour vous encourager à le lire !
Aifelle, Delphine-Olympe, Krol, Luocine et Violette entre autres.

Les abeilles grises d’Andreï Kourkov (2019), éditions Liana Lévi, février 2022, traduit du russe (Ukraine) de Paul Lequesne, 400 pages.

Lu pour le mois de l’Europe de l’Est.

Maryla Szymiczkowa, Madame Mohr a disparu

« Parfois, allongée sur le canapé, elle posait son livre sur sa poitrine, avec l’index comme marque-page, et songeait qu’à une autre époque elle aurait pu être davantage elle-même; elle se voyait conne Cléopâtre, Zénobie, ou encore Grazyna, ou peut-être Elizabeth l’Anglaise… (…)
En attendant, elle devait se contenter de donner ses recommandations à Franciszka, de planifier les repas pour la semaine à venir et de veiller à ce que la poularde fût retirée à temps du four. »

En 1893, à Cracovie, Zofia Turbotyńska, mariée à un professeur de médecine, s’occupe de son intérieur et de diriger ses domestiques, tout en souhaitant de tout cœur parvenir à intégrer la haute société de la ville. Cela consiste à organiser des dîners, à participer à tous les événements culturels et officiels, première d’opéra ou enterrement de personnage public, et aussi à s’engager dans des œuvres caritatives. Ce qui n’est pas simple, certaines étant jalousement gardées par d’autres bonnes dames. Elle réussit à s’engager auprès d’une maison de soins pour personnes âgées, la maison Helcel, juste au moment où une résidente disparaît, puis une autre est assassinée.
Mme Turbotyńska pense que la première dame retrouvée morte a été tuée aussi, et elle voit dans ces événements une occasion de mener une enquête, comme dans les romans policiers, genre nouveau qu’elle adore lire.

« Une chose était évidente à ses yeux : en aucun cas Ignacy ne devait deviner que sa femme, au lieu de se consacrer aux occupations propres à son sexe, à sa position et aux règles d’un mariage honnête, folâtrait dans des bâtiments d’utilité publique à la recherche d’un étrangleur-assassin. »

Je commence le mois de l’Europe de l’Est avec ce roman policier historique polonais, du genre « cosy mystery » (je traduirais bien par « enquête au coin du feu ») écrit à quatre mains par un couple de jeunes auteurs, Jacek Dehnel et Piotr Tarcczynski.
Ce qui est pour moi le plus réussi dans ce roman, c’est la reconstitution de l’ambiance de petite ville de province. Les auteurs montrent à la fois la Cracovie bourgeoise et l’aristocratie par laquelle Mme Turbotyńska aspire à être reconnue, et celle des petites gens, essentiellement les domestiques. Les personnages, à commencer par Zofia, son époux Ignacy, la bonne Franciszka ou la soeur Alojza à laquelle Zofia a affaire lors de ses enquêtes dans la maison Helcel, sont très bien décrits, leurs caractères bien plus qu’esquissés, sans caricature aucune.
C’est le gros point fort du roman, son côté très plaisant, plus que l’enquête qui n’en est pas vraiment une. On ne peut pas le reprocher aux auteurs, c’est dans la logique, une dame qui doit rester « à sa place » n’a pas beaucoup de latitude pour interroger ici ou là, voire même pour se déplacer.
J’ai donc trouvé ce roman très sympathique, mais un peu lent et long. Ce n’est que mon avis, Doudoumatous, Eva et Passage à l’est l’ont, elles, particulièrement apprécié, et liront sans doute rapidement le deuxième volume qui sort à la fin du mois.

Madame Mohr a disparu, (Tajemnica domu Helclów, 2015)de Maryla Szymiczkowa, éditions Agullo, août 2022, traduction de Marie Furman-Bouvard, 385 pages.

Première participation au mois de l’Europe de l’Est à retrouver ici.

Ludmila Oulitskaïa, Le corps de l’âme

« Et elle s’avança le long des tuyaux mouvants sur lesquels défilaient non plus des porcs, mais de la viande, et elle marmonnait en son for intérieur :
« Toute cette viande, toute cette viande, où est son âme, je vous le demande… » C’était une jeune fille dotée d’une sensibilité linguistique, à la fin de ses études secondaires, elle avait hésité entre la faculté de lettres et celle de biologie. »

Cet extrait rappelle que l’autrice était tout d’abord une scientifique, comme elle le raconte de manière romancée dans L’échelle de Jacob que j’ai lu il y a deux ans. Comme Ludmila Oulitskaïa m’avait plutôt convaincue dans la forme courte de Mensonges de femmes que dans ce gros roman, c’est avec enthousiasme que j’ai appris la sorti de ce recueil au printemps dernier, et que je m’y suis plongée. La première série de quatre nouvelles, « Les amies », présente des femmes vieillissantes, qui appréhendent leur âge et la fin de leur vie de différentes façons. Par maintes petites touches qui sentent le vécu, l’autrice a créé des personnages qui n’ont besoin que de peu de lignes pour exister, et dont les destins ne m’ont pas laissée indifférente.

« Tout le monde sait que ceux qui travaillent dans les bibliothèques, que ce soit celle de Babylone ou celle d’Alexandrie, ont été de tout temps des gens d’une race particulière – de ceux qui croient au livre comme d’autres croient en Dieu. »

Mais j’ai encore préféré la deuxième série, « Le corps de l’âme » qui comporte sept nouvelles, et pose des questions sur le corps et l’âme, celle des humains, mais aussi celle des animaux, qui s’interroge sur l’art et l’âme également… Ce dernier thème correspond à deux d’entre elles, Un homme dans un paysage de montagnes et L’autopsie, très réussies. Certaines appartiennent clairement au genre fantastique, tout en conservant le ton, la petite musique de Ludmila Oulitskaia, sa manière de montrer la vie des petites gens ou encore de ceux qui a qui la chance a souri un peu plus. Le serpentin, très belle dernière nouvelle, séduira par les images et l’émotion qu’elle procure, tous les amoureux des livres.
Bref, un recueil de textes qui peut emballer autant ceux qui veulent découvrir l’autrice russe que ceux qui admirent déjà ses livres.

Le corps de l’âme de Ludmila Oulitskaïa, (O tele douchi), éditions Gallimard, avril 2022, traduction de Sophie Benech, 208 pages.

Ismaïl Kadaré, Qui a ramené Doruntine ?

« Peut-être que ce genre de choses plaît aux jeunes mariées d’aujourd’hui. Peut-être qu’elles aiment chevaucher la nuit enlacées à une ombre, dans les ténèbres et le néant. »

Perdez tout repère temporel, vous qui commencerez ce conte. Y parcourt-on des temps anciens, où l’on se déplace à cheval, ou plus modernes, puisqu’un inspecteur de police est chargé par les autorités laïques comme religieuses de mettre fin à une rumeur qui apporte avec elle une certaine perturbation ?
En effet, Doruntine, une jeune femme partie depuis trois ans se marier et vivre au loin, revient un soir dans sa famille. Elle ignore que ses frères sont morts de faits de guerre ou de maladie pendant son absence et elle affirme, provoquant un grand choc à sa mère, que c’est son frère Konstantin qui est venu la chercher, et derrière lequel elle a chevauché de longues nuits. Bien qu’elle n’ait pas distingué son visage, elle en est sûre, c’était lui. Konstantin était réticent à ce mariage en Bohême, et avait promis à sa sœur que si elle le désirait, il viendrait pour la chercher et lui permettre de revoir sa famille. Comment Konstantin a-t-il pu tenir sa promesse au-delà de la mort ?
Quantité de suppositions et de rumeurs circulent. Le capitaine Stres devient obsédé par cette affaire, d’autant qu’il est pressé par ses supérieurs et rattrapé par sa fascination passée pour Doruntine.

« À cause du froid, les gens se déplaçaient moins, mais, curieusement, la rumeur courait tout aussi vite que si le temps avait été plus clément. On eût même dit que, figée par le froid hivernal, cristalline et scintillante, elle filait plus sûrement que les rumeurs d’été, sans être exposée comme elles à la touffeur humide, à l’étourdissement des esprits, au dérèglement des nerfs. Néanmoins, cela ne l’empêchait pas, en se répandant, de se transformer de jour en jour, de s’amplifier, de s’éclaircir ou de s’assombrir. »

J’ai été attirée immédiatement à la sortie de ce roman, grâce à la conjonction du nom d’Ismaïl Kadaré (dont j’ai beaucoup aimé Avril brisé et Le palais des rêves), du titre énigmatique et de la réédition par Zulma… que des signes encourageants !
Et ma lecture a été très plaisante, avec sa langue rappelant celle des contes, mais utilisant aussi à merveille le dialogue ou les parenthèses de manière très moderne, et son thème s’inspirant d’un vieux mythe albanais : la « bessa ». La bessa est une promesse, une parole donnée, que rien, même la mort, ne saurait empêcher. On est parfois dans le domaine du surnaturel, avec ce cavalier sans visage, sans identité. Mais aussi, comme dans un roman policier, l’auteur, par les réflexions du capitaine Stres, explore des pistes, cherche des explications à ce phénomène étrange, et s’interroge, avec l’esprit critique qui le caractérise, sur la force de la promesse, sur le poids des traditions, sur le carcan religieux. Le texte rend à merveille les rudes saisons albanaises et la beauté des paysages. Les personnages sont passionnants, en particulier le policier, dans lequel l’auteur s’est projeté, entraînant à sa suite les lecteurs, ravis.

Qui a ramené Doruntine ? d’Ismaïl Kadaré (1986), éditions Zulma, 2022, traduction de Jusuf Vrioni, 175 pages.

Marilyne et Nicole ont aimé aussi.

Gouzel Iakhina, Zouleikha ouvre les yeux

« Parfois, elle avait l’impression qu’elle était déjà morte. Mais lorsque Zouleikha s’approchait des latrines improvisées dans un coin de la cellule, qui consistaient en un grand seau de fer-blanc sonore, et qu’elle sentait ses joues brûler de honte, elle comprenait soudain qu’elle était encore en vie. Les morts ne connaissent pas la honte. »

Dans les années 30, dans le pays Tatar, région russe dont la capitale est Kazan, une jeune femme subit sa vie auprès d’un mari tyrannique et d’une belle-mère qui la prend pour une esclave. Mariée depuis quinze ans à cet homme bien plus âgé, elle a perdu quatre bébés filles toutes petites encore et s’en remet à de vieilles superstitions dans l’espoir d’avoir un enfant. Lorsque les autorités villageoises, sur ordre de Staline, décrètent la « dékoulakisation », à l’encontre des propriétaires terriens, si humbles soient-ils, le mari de Zouleikha est tué en tentant de résister et la jeune femme est déportée avec de nombreux autres habitants.
Le thème est le même que dans L’étrangère aux yeux bleus, mais d’un point de vue totalement différent puisque Zouleikha n’échappe pas au sort qui l’attend, alors que les personnages de l’autre roman tentaient de fuir avec leurs troupeaux. S’ensuit pour la jeune femme une longue errance dans un wagon bondé, puis l’arrivée dans un endroit éloigné de tout, en Sibérie, au bord du fleuve Angara, où les déportés devront s’organiser.

« Du haut de la colline, la plaine s’étendant en bas ressemble à une immense nappe blanche sur laquelle la main du Très-Haut a égrené des perles d’arbres et des rubans de routes. La caravane des koulaks forme un fil de soie fin qui s’étire jusqu’à l’horizon, où le soleil pourpre se lève solennellement.  »

Un premier roman qui embrasse tout un pan de l’histoire de la Russie, du côté des petites gens qui ne comprennent pas forcément dans quoi ils sont embarqués, voici qui m’a tout de suite attirée, et j’ai été ravie de trouver ce roman à Saint-Malo, lors du festival Étonnants Voyageurs. Même si je n’ai pas pu y écouter Gouzel Iakhina, je n’ai pas douté un instant que ce roman allait me plaire. Et il m’a plu au-delà de ce que j’imaginais !
Outre le contexte passionnant, les personnages font la force de ce roman. Comment ne pas s’attacher à Zouleikha, toute menue et discrète, et au bouleversement de sa vie qui la fera passer quasiment du Moyen-Âge à l’époque moderne en seize années de déportation. Quel beau personnage qui malgré les épreuves, trouve toujours une force ultime pour avancer ! Il y a aussi le chef de camp, Ignatov, d’autres « déplacés » dont certains sont des intellectuels venus de Saint-Pétersbourg, comme Isabella ou le peintre Ikonnikov. Et ensuite, arrive Youssouf… des personnages intensément humains qui vont, chacun à leur heure, émouvoir et faire se sentir proche d’eux.
J’ai tout aimé dans ce roman, même l’ambivalence des personnages, qui ne sont ni entièrement mauvais, ni foncièrement bons. Si l’autrice s’est incontestablement bien documentée sur le Tatarstan des années 30, cela reste discret et jamais péremptoire.
L’écriture et la traduction rendent parfaitement les paysages et les saisons, comme les dialogues et les sentiments : que de qualités pour un premier roman ! J’en suis encore sous le charme…

Zouleikha ouvre les yeux de Gouzel Iakhina, (Zouleikha otkryvaet glaza, 2015), éditions Libretto, 2021, traduction de Maud Mabillard, 560 pages.

Pour les curieux, voici une interview intéressante qui n’en dit pas trop sur les livres de l’autrice pour laisser le plaisir de la découverte, et aussi la page consacrée à Gouzel du festival Étonnants voyageurs.

Roman repéré chez Aifelle, Claudialucia et Ingannmic, il participe au défi Pavé de l’été chez Brize.

Ante Tomic, Miracle à la Combe aux Aspics

« Comme si elle en avait fait vœu à la Sainte Vierge, Zora se tut jusqu’à son dernier soupir, où elle jeta un tendre et ultime regard à son époux et murmura :
– Tu es une merde. »

Un père et quatre fils composent la famille qui habite la Combe aux Aspics : Jozo Aspic et ses quatre fils adultes, Krešimir, Branimir, Zvonimir et Domagoj. Ils vivent loin de toute civilisation, et tiennent éloignés, à coups de fusil si besoin, tout intrus qui voudrait leur demander des comptes, comme de payer leur électricité ou leurs impôts. Jusqu’au jour où, las de compter sur les talents culinaires limités de son père, l’aîné décide d’aller chercher une femme en ville. Il a dans l’idée de retrouver une serveuse rencontrée quinze ans auparavant à Split. La quête de Krešimir tourne au rocambolesque, car le chef de la police de la ville se trouve impliqué dans cette aventure, et pas qu’un peu !

« Le garçon apporta trois boissons verdâtres.
– C’est quoi , ça ? demanda Mile. Du liquide vaisselle ?
– Cocktail rhum blanc et limette, monsieur, dit le serveur en tiquant.
– Du rhum ? Chez nous, on met ça dans les gâteaux, remarqua Branimir.
– Monsieur, c’est sûrement le meilleur rhum du monde. Vingt-cinq ans d’âge.
– Vingt-cinq ans ? dit Mile. Mon garçon, s’il était aussi bon que tu le prétends, on l’aurait bu depuis longtemps. »

Inutile de vous le décrire plus, sachez que si vous cherchez une lecture divertissante et sans prétention, ce roman est fait pour vous ! Les personnages sont croqués à gros traits, mais leur personnalité va petit à petit s’affiner, et les frères se différencier les uns des autres. Certaines scènes sont vraiment très amusantes, notamment une poursuite inédite et pleine d’imagination dans Split. Les péripéties sont un peu grosses par moments, il ne faut pas chercher le réalisme le plus strict dans ce divertissement. Les Aspics père et fils ne sont pas des modèles de féminisme, on s’en doute, mais ils vont devoir évoluer grâce à une certaine Lovorka qui n’a pas l’intention de se laisser faire.
Le roman est en cours d’adaptation cinématographique, ce qui n’est pas étonnant, avec de bons acteurs, je l’imagine très bien.

Miracle à la Combe aux aspics (Cudo u Poskokovoj Dragi, 2009) d’Ante Tomic, éditions Noir sur Blanc, mars 2021, traduit du croate par Marko Despot, 208 pages.

Lu pour le mois de l’Europe de l’est.


Youri Rytkhèou, L’étrangère aux yeux bleus

« Je ne veux pas renouveler l’exploit scientifique de Margaret Mead. Je veux la dépasser et m’assimiler au peuple que j’étudie, chose qu’elle n’a pas réussi à faire. J’irai assurément plus loin qu’elle, je décrirai la vie d’un peuple primitif de l’intérieur et non du dehors. »

Anna Odintsova, jeune ethnographe arrivant de Leningrad, débarque en 1947 à Ouelen, à l’extrême est de la Russie, pour y étudier le peuple tchouktche. Ces nomades, cousins de ceux qui vivaient en Alaska, juste de l’autre côté du détroit de Behring, suivaient leurs troupeaux de rennes de places en places, dressant leur campement là où la nourriture était suffisante, et vivaient du commerces de peaux. A peine arrivée, Anna rencontre un jeune Tchouktche, Tanat. Ils se plaisent, et Anna persuade Tanat de se marier. Elle va ainsi pouvoir s’intégrer à la famille du jeune homme et vivre comme une vraie Tchouktche, tout en notant ses observations pour une future thèse.
Mais la collectivisation est en marche, et les éleveurs de rennes, considérés comme de dangereux capitalistes, sont sommés de remettre leur troupeaux aux autorités. Rinto, le père de Tanat décide d’emmener ses rennes et sa famille passer l’hiver dans une région éloignée pour échapper à cette réforme décidée par l’état stalinien.

« Le propre de l’homme est de regarder d’abord devant lui, dit Rinto. Il n’a guère besoin du passé avec autant de détails. Les choses qui comptent restent gravées quoi qu’il arrive, et le reste se dissout dans le temps qui passe. »

Ce roman présente un mélange, parfois un peu déconcertant mais dans l’ensemble plutôt réussi, d’observations de coutumes maintenant disparues, de drame familial et de suspense puisqu’on se demande si la famille de Rinto va réussir à échapper à la collectivisation. Le vocabulaire propre aux Tchouktches, introduit en assez grand nombre par l’auteur, lui-même né en 1930 et issu de cette minorité, ne gêne pas à la compréhension, et renforce même le dépaysement. Les coutumes maritales, comme les préparations culinaires, les techniques artisanales ou les cultes chamaniques, sont abondamment décrits, et c’est à la fois passionnant et touchant, sachant que ce peuple est aujourd’hui disparu. L’histoire d’amour, ou de ce qui en tient lieu, entre Anna et Tanat, n’est pas le plus important, mais elle subit plusieurs revers et évolutions qui ne manquent pas d’intérêt. Le plus triste est la fin annoncée d’un peuple, dépossédé par les appétits insensés des Bolchéviks.

L’étrangère aux yeux bleus, de Youri Rytkhèou, (Anna Odinsowa, 1998) éditions Actes Sud, 2001, traduction de Yves Gauthier, 278 pages.

Noté chez Lilly et lu pour le mois de l’Europe de l’est.