Fábio Moon et Gabriel Bá, Daytripper : au jour le jour

« Et il était là, rêvant à l’avenir. Tout lui semblait clair et net. Prêt pour lui. Un futur n’impliquant pas d’effrayants mystères, et à portée de main. Puis Bras se réveilla et comprit qu’au coin de la rue, cet avenir que vous aviez prévu et espéré n’était pas toujours celui qui vous attendait. En réalité, c’était généralement tout le contraire… »

Suivant, à mon rythme, ma collègue blogueuse A girl from earth dans son voyage littéraire au Brésil, j’ai noté cette bande dessinée, et bien m’en a pris !
Écrite et dessinée par deux frères, elle présente un personnage dont j’imagine qu’il leur ressemble un peu. Brás de Oliva Domingos a trente-deux ans, et alors qu’il se rêvait auteur reconnu comme son père, vit de l’écriture de nécrologies pour un quotidien de Sao Paulo. Le jour même où son père fête ses quarante ans de carrière, Brás se trouve pris dans une fusillade et meurt.
Fin de l’histoire ? Pas du tout, puisqu’il ne s’agit là que de l’un des dix chapitres du roman graphique. Dans chacun, Brás va vivre une vie et affronter une mort différente, à des âges différents. En ayant eu le temps de vivre selon ses rêves ou en ayant seulement eu le temps d’imaginer…
À quel âge la vie commence-t-elle vraiment, que faisons-nous de nos rêves d’enfants, comment une amitié ou un amour auraient-ils pu évoluer si le temps ne leur avait pas été compté ?

Cette superbe bande dessinée pose quantité de questions très personnelles, tout en rendant très attachant le personnage principal, à tous les âges de sa vie. C’est plein d’intensité et de douceur à la fois. Alors que le dessin ne me semblait pas de prime abord de ceux que j’apprécie le plus, j’ai tout aimé, l’histoire, la construction, le dessin, la couleur et la mise en page.
Si vous avez l’occasion de la lire, n’hésitez pas !

Daytripper, au jour le jour de Fábio Moon et Gabriel Bá, éditions Urban Comics, 2012, couleur de Dave Stewart, traduction de benjamin Rivière, préface de Cyril Pedrosa, postface de Craig Thompson (ouf, c’est tout !), 256 pages.

Book-trip brésilien ici.

Joaquim Maria Machado de Assis, L’Aliéniste

« L’important pour moi, dans cette entreprise qu’est la Maison Verte, c’est d’étudier la folie à fond, d’en repérer les stades, d’établir une classification des différents cas, de découvrir enfin la cause du phénomène et le remède universel. Tel est le mystère de mon cœur. Je pense faire là œuvre utile pour l’humanité. »

Imaginez Itaguai, une petite ville tranquille du Brésil à la fin du XIXème siècle. Lorsque Simon Bacamarte revient dans cette ville de sa jeunesse, c’est en tant qu’aliéniste, ainsi qu’on nommait les psychiatres à cette époque. Il obtient des autorités locales de quoi construire la Maison Verte, un endroit où les aliénés seront soignés et étudiés. Car le Dr Bacamarte prétend cartographier la folie, en déterminer toutes les formes, et de là, en déduire un procédé universel de soins appropriés. Il commence par l’étude des quelques cas locaux connus, puis en vient à faire enfermer, dans une toute-puissance très étonnante, ceux qui présentent des traits de caractères trop marqués, ou qui se rebellent contre ses dictats. Cela rappelle de trop nombreux dirigeants de pays ou des conjoints pervers qui assoient leurs emprises sur un prétendu déséquilibre de leur compagne. Quoique l’aliéniste ne fasse pas cela pour le pouvoir, mais uniquement pour la science, dit-il.

« La folie, objet de mes travaux, était jusqu’à maintenant une île perdue dans l’océan de la raison ; j’en viens à soupçonner qu’il s’agit d’un continent. »

Bien sûr, puisque nous sommes dans un conte moral (ou immoral), l’auteur brésilien pousse la logique de Bacamarte jusqu’au bout. À un moment la moitié de la population va être enfermée, d’autres vont se rebeller et faire leur révolution, leur Bastille, comme ils disent, mais cela ne s’arrêtera pas pour autant.
La lecture commune autour de L’aliéniste m’a permis de découvrir Joaquim Maria Machado de Assis, écrivain et journaliste brésilien (1839-1908), autodidacte né au sein d’une famille très modeste. Il semblerait que toute son œuvre soit teintée d’humour, ce qui la rend assez inclassable. L’aliéniste est une satire féroce et poussée très loin des sociétés autoritaires et de la science. Il pose la question des définitions de la folie et de la normalité. Cela semble plus simple de nos jours, où c’est le mal-être du patient qui provoque une demande de soins, et où il s’agit plus de lui rendre sa sérénité que de poser un diagnostique. Cela était malheureusement moins évident à l’époque décrite.
Ce fut donc une lecture intéressante, un brin de philosophie de temps à autre ne fait pas de mal, et ce conte m’a souvent fait sourire. Je serais curieuse d’un autre ouvrage de l’auteur pour voir s’il se trouve être aussi de cette veine.

L’aliéniste de Joaquim Maria Machado de Assis, (O Alienista, 1881), traduction de Maryvonne Lapouge-Pettorelli, éditions Métailié, 1984 et 2005 en poche, 112 pages.

Lecture commune avec A_girl_from_earth, Doudoumatous et Rachel.

Raphael Montes, Dîner secret

« À mon arrivée à Rio de Janeiro, je rêvais encore de jouer un rôle dans le devenir du monde. À présent, je m’estimais satisfait si je réussissais à payer mes factures et à finir le mois sans m’endetter. »

Quatre jeunes gens venus de la même bourgade de l’état du Paranà prennent un appartement en colocation à Rio de Janeiro. Le narrateur, Dante, étudie l’économie, son camarade Miguel est interne en médecine, leur ami Hugo se voit déjà chef d’un restaurant étoilé. Quant à Leitao, il est censé suivre des cours d’informatique, mais reste dans sa chambre à se bâfrer et jouer à des jeux vidéos. Tout va bien jusqu’à l’anniversaire de ce dernier, lorsque ses camarades lui offrent un cadeau qui sort de l’ordinaire. Et lorsque quelques mois plus tard, trois d’entre eux découvrent que le loyer n’a pas été payé depuis un long moment, et qu’ils sont sous une menace d’expulsion. Ce qu’ils vont concevoir pour s’en sortir va les conduire bien plus loin qu’ils ne l’auraient imaginé… et que le lecteur ne l’aurait pensé ! Je ne vous en dis pas plus, mais on devine assez vite de quoi il s’agit. Et ce n’est que le début d’une spirale effroyable.

« Cora avait raison : cela ne servait à rien d’être hypocrite. Je mangeais de la viande depuis l’enfance, pas vrai ? Jamais je ne m’étais soucié de la souffrance du bœuf ou de la vache, de la torture de l’oie gavée, et jamais je n’avais pris un instant pour rendre hommage aux porcs et aux poulets que j’avais dévorés tout au long de ma vie. »

Je n’aime pas beaucoup l’expression, trop employée ici et là, « sortir de sa zone de confort », mais il faut bien admettre que c’est ce qui m’est arrivé avec ce roman, que je n’aurais sans doute pas commencé ou pas terminé, si le mois latino-américain et le book-trip brésilien ne m’avaient motivée.
Et finalement, j’ai plutôt aimé ce mélange des genres pour moi inédit, mais plutôt cohérent entre roman social, horreur, roman noir et humour absurde. La barque est très chargée, le trait parfois un peu outrancier, mais l’auteur, très malin, joue des indices semés par-ci, par-là, qui provoquent des attentes chez le lecteur, et le poussent à continuer. Le quatuor d’étudiants est plutôt sympathique, quoique leur comportement soit de plus en plus répréhensible. Sinon, parmi les personnages secondaires, se trouvent de vrais affreux.
La manière dont les Brésiliens, en particulier les plus jeunes, sont touchés par la crise économique et obligés de vivre d’expédients, est très bien rendue. La charge contre la manière dont on se bouche les yeux et les oreilles pour ignorer la souffrance animale alors qu’on se délecte de steak tartare ou de blanquette de veau n’est pas mal vue non plus. Si l’auteur s’était cantonné au côté horrifique, même assorti d’une dose d’humour, le tout aurait eu, pour moi, plus de mal à passer. Alors que là, à aucun moment, je n’ai songé à refermer définitivement le livre, et ma foi, la fin du roman apporte au lecteur un twist bienvenu et compense les quelques haut-le-cœur provoqués par la lecture de passages angoissants.
À ne lire qu’en connaissance de cause !

Dîner secret de Raphael Montes, (Jantar secreto, 2016) éditions 10/18, 2019, traduction de François Rosso, 456 pages.

Edo Brenes, Bons baisers de Limón

En cherchant à la médiathèque deux bandes dessinées que j’avais notées pour le mois latino, (et que je n’ai pas trouvées), j’ai vu tout à fait par hasard la couverture de celle-ci, et en vérifiant si elle ne venait pas du continent sud-américain, j’ai vu qu’il s’agissait du Costa Rica, un des pays les moins représentés dans nos lectures !

Un étudiant retourne dans sa famille au Costa Rica, dans la petite ville côtière de Limón. Il veut profiter d’un court séjour pour interroger les membres de sa famille encore vivants sur leur jeunesse des années 40 et 50 environ. Que ce soit la famille de son père ou celle de sa mère, il s’agit de jeunes gens de milieu modeste, mais au mode de vie plutôt occidental, pour ce qu’on en voit. L’histoire repose sur des photos et des films de famille qui les montrent le plus souvent dans des situations de loisirs, ce qui est logique : balades à vélo, matches de foot, bal ou fêtes de famille… Un court intermède pour la deuxième guerre mondiale, puis la vie reprend… Mariages, naissances…

Il faut un petit temps d’adaptation pour comprendre que les paroles échangées se superposent aux photos regardées, et ne semblent donc pas toujours en adéquation. D’autres chapitres prennent placent, avec des coloris plus vifs, directement dans les années 40 et mettent davantage l’accent sur les grands-parents du narrateur. Une fois que je m’y suis habituée, j’ai trouvé que les différents types de narration se succédaient de manière bien rythmée et que c’était drôlement bien fait.
Il semblerait que pour ce premier album l’auteur se soit inspiré de la vie de sa famille. Deux arbres généalogiques aident à se repérer parmi les personnages, mais on peut ne pas les suivre assidument. La grand-mère et ses deux amoureux, qui sont les personnages principaux, s’avèrent dignes d’intérêt, et le dessin, assez naïf, convient bien à ce roman familial, nostalgique et chaleureux.
Une découverte qui ne manque pas de charme, donc !

Bons baisers de Limón d’Edo Brenes, éditions Casterman, 2021, traduit de l’anglais par Basile Béguerie, 272 pages.

Un autre avis chez Yv

Le mois latino-américain est chez Ingannmic.

Leila Guerriero, Les suicidés du bout du monde

« Dehors, les arbres gris semblaient faits de plumes, d’ailes mortes, griffés par une force armée de mauvaises intentions.
Quelle étrange obstination, me suis-je dit. Là où la nature renonce et met des arbustes et quelques pierres, la bête humaine s’obstine à mettre des maisons, des écoles, une place, et persiste à se reproduire. »

Sous-titré Chronique d’une petite ville de Patagonie, ce livre, qui n’est pas un roman, relate l’immersion de la journaliste Leila Guerriero dans une petite ville de Patagonie, à 1700 kilomètres de Buenos Aires. Elle est partie là-bas sur un coup de tête, sur ses congés, sans l’aval de sa rédaction, à l’automne 2002, attirée par un article relatant la mise en place d’un programme spécial de l’Unicef dans cette petite ville, suite au suicide de vingt-deux jeunes entre dix-huit et vingt-huit ans. Elle enquête sur ces décès brusques et inexpliqués, rencontre les familles ou les amis des jeunes. Elle fait connaissance avec des personnages hauts en couleurs de Las Heras, et relate leur histoire, comme celle de Pedro :

« On était en 1991. Pedro avait trente ans et des habitudes cent pour cent gays qui ont profondément déplu, mais il s’en fichait. Il sortait avec la douce courbure de son rimmel, un sarouel en satin et de magnifiques chaussures à talons compensés, reine du désert dans une petite ville pétrolière en plein essor : j’ignore ce que peut être le courage mais cela y ressemble »

Emballée l’année dernière par Une histoire simple, autre enquête, plus récente, de Leila Guerriero, j’avais bien envie de lire cette autre traduction. J’ai été très intéressée par l’enquête et les pistes évoquées, sans qu’aucune explication ne vienne réellement conclure le livre. La recherche passionnante pointe surtout le manque de perspectives d’avenir des jeunes de cette région dévolue à l’extraction pétrolière, l’ennui, le climat, le vent qui souffle sans cesse, les grossesses non désirées et les familles explosées. Plusieurs solutions ont été proposées par différentes institutions ou associations, au fil des années, sans que les suicides ne cessent tout à fait. Les cas, pris individuellement, sont glaçants à la fois par leur banalité et le sentiment d’incompréhension qu’ils provoquent. Toutefois, est-ce un effet de la traduction ou parce que c’est la première fois que l’autrice se lançait dans un projet d’ampleur avec ce livre, le style m’a parfois beaucoup plu et m’a aussi souvent gênée, même si je comprends certains partis-pris expliqués en postface.
Cette lecture édifiante et dépaysante à la fois pourrait pourtant vous passionner, qu’en pensez-vous ?

Les suicidés du bout du monde de Leila Guerriero, (Los suicidas del fin del mondo, 2005) éditions Rivages, septembre 2021, traduction de Maïra Muchnik, 224 pages.

Lu pour le mois latino-américain d’Ingannmic.

Mariana Enriquez, Ce que nous avons perdu dans le feu

« Oublier les gens qu’on a seulement connus à travers des mots est bizarre, tant qu’ils existaient ils étaient plus intenses que la réalité, et à présent ils sont plus éloignés que des étrangers. »

La première nouvelle met en scène une jeune fille qui vit seule dans la maison de ses grands-parents dans le quartier devenu le plus mal famé de Buenos Aires. Elle fait la connaissance d’un petit garçon qui vit dans la rue avec sa mère droguée, et s’inquiète pour lui. Avec raison sans doute, car la violence et l’horreur ne sont pas loin. La deuxième nouvelle emmène les lecteurs dans un hôtel où le passé sombre de l’Argentine va ressurgir brièvement, mais fortement.
Les personnages de tous les textes sont des fillettes ou des jeunes filles, parfois de jeunes femmes au début de leur vie adulte : premier couple, premier appartement, premier travail. Cette découverte de la vie s’accompagne de révélations perturbantes, parfois même franchement effrayantes.

« Tous les jours je pense à Adela. Et si son souvenir ne surgit pas au cours de la journée -taches de rousseur, dents jaunes, cheveux blonds trop fins, moignon à l’épaule, bottines en peau de chamois- il revient la nuit, quand je rêve. »

Voici une lecture que je repoussais depuis de longues années ! J’ai écouté Mariana Enriquez lors d’une rencontre en 2017, à propos de ces nouvelles, précisément, et je l’avais trouvé très intéressante. Je n’avais pas pris de notes, malheureusement, mais j’ai reconnu un passage de la troisième nouvelle qui avait été lue lors de cette rencontre. La jeune autrice a écrit ensuite Notre part de nuit, un bon gros roman de 800 pages et très récemment Du danger de fumer au lit, un deuxième recueil de nouvelles. Je vous conseille d’aller voir la couverture de ce dernier livre, si ce n’est déjà fait.
Me voici donc lancée, six ans après, dans ces douze nouvelles qui m’ont toutes frappée les unes plus que les autres. Quelques lignes suffisent à mettre dans l’ambiance, et quelle ambiance ! Une fois les personnages posés, une sensation de malaise, diffuse, ou plus prégnante, s’installe très vite, et rend la lecture captivante. La pauvreté y est montrée par l’autrice comme une composante essentielle de l’Argentine, ainsi que la violence, qu’elle soit familiale, de rue ou ordonnée par l’état. Les femmes en sont bien souvent les premières victimes, et leurs échappatoires ne sont pas toujours celles auxquelles on penserait spontanément. Les textes vont crescendo, avec des scénarios de plus en plus terribles et fascinants à la fois (mais rien que je ne puisse lire, tout de même). Je peux vous dire qu’après cette lecture, beaucoup de romans risquent de vous paraître bien mièvres.

Ce que nous avons perdu dans le feu, de Mariana Enriquez (Las cosas que perdimos en el fuego) éditions du Sous-sol, 2017, traduction de Anne Platagenet, 240 pages. Existe en poche.

Un autre billet chez Krol.
Première participation au mois latino d’Ingannmic.


José Falero, Supermarché

Rentrée littéraire 2022 (2)
« Certaines choses n’arrivent qu’au Brésil, et l’inventivité du peuple brésilien aura toujours de quoi surprendre… Dans ce cirque, néanmoins, la prétendue magie ne vire pas toujours à la farce : il arrive que le truc marche réellement. »

Être employé pour garnir les rayons d’un supermarché apporte de quoi ne pas mourir de faim à Pedro, jeune homme qui vit avec sa mère dans une favela de Porto Alegre, au Brésil. Pedro lit beaucoup, et développe pour son collègue Marquès des idées marxistes qui l’étonnent et le fascinent. Il l’est encore plus, étonné, lorsque Pedro lui suggère de quitter la légalité pour monter un commerce parallèle de vente d’herbe. Sans pour autant ni l’un ni l’autre laisser leur job au supermarché, d’ailleurs. L’idée étant de vivre décemment, pas de gagner plus que ce qui leur est utile. Tout deux commencent tranquillement, mais petit à petit, leur affaire prend de l’ampleur.

« Pour le moment, écoutez moi bien, mourir serait même pas une mauvaise affaire pour moi, parce que, en fin de compte, je m’accroche juste à la vie depuis toujours, j’en profite pas. Mourir, c’est une mauvaise affaire que quand on a une vie top. Mais pour pouvoir l’avoir un jour, cette vie top, y a pas : je vais devoir passer au-dessus des lois et risquer cette vie de con que j’ai aujourd’hui. »

L’auteur, issu lui-même d’une favela, et que le virus de la lecture puis de l’écriture, ont sorti des petits boulots alimentaires, connaît parfaitement son sujet, et a l’art de raconter petits et grands tracas de la vie dans une langue riche et expressive. Tout les personnages, à commencer par le patron du supermarché qui prend le devant de la scène tout au début du roman, puis les deux lascars et les comparses qu’ils doivent embaucher, sont décrits avec brio, et les dialogues pleins de vérité. L’humour qui les imprègne n’empêche pas l’histoire de rester des plus vraisemblables. C’est ce que j’ai aimé : que l’auteur évite le loufoque, en ne tombant non plus dans le thriller ni le roman noir. Les descriptions de Porto Alegre et des conditions de vie dans les favelas marquent par leur véracité.
Un premier roman qui a bien fait de franchir l’océan jusqu’à nous !


Supermarché de José Falero, (Os supridores, 2020) éditions Métailié, août 2022, traduction de Hubert Tézenas, 328 pages.

Avis partagé par Antigone et Delphine.

Lectures du mois (27) juin 2022

Vu mon retard de rédaction de chroniques, je retrouve la bonne vieille méthode qui consiste à regrouper en un seul billet mes lectures, fastes ou non.

Margaret Kennedy, Le festin (The Feast, 1950) éditions La Table Ronde, 2022, traduction de Denise Van Moppès, 480 pages.
« Chacun s’était retiré, comme un animal se retire au fond de sa cage avec son os, pour ronger quelque idée fixe. Et cela lui faisait peur. Elle ne pouvait plus supporter d’être enfermée dans ce sombre repaire de bêtes étranges. Elle eut envie de sortir, de quitter l’hôtel, d’aller se réfugier sur les falaises. Elle se leva et quitta la pièce. Personne ne remarqua son départ. »

On a beaucoup vu cette réédition ces derniers mois. Margaret Kennedy a écrit en 1950 ce roman qui décrit un microcosme des plus anglais pendant quelques semaines. Plusieurs groupes de personnes se trouvent dans une pension de famille sur la côte de Cornouailles lorsqu’un pan de falaise se détache et fait un certain nombre de victimes. Cela est connu dès le début, et un retour en arrière va permettre de connaître tout ce petit monde. Tout de suite c’est l’humour anglais qui marque mais le nombre de personnages et les changements constants de narrateur déconcertent un peu. Finalement, l’humour est de moins en moins appuyé au fur et à mesure des pages, et j’ai trouvé cela dommage. J’ai été également incommodée par quelques discussions longuettes.
Une lecture agréable, finalement, mais pas inoubliable.

Luc Blanvillain, Le répondeur, éditions Quidam, 2020, 260 pages.
« Doublure vocale. Pas plus indigne que de nettoyer des bureaux ou de mener des enquêtes de satisfaction. Il avait fait les deux. Et bien d’autres choses épuisantes, matinales ou nocturnes, dominicales, répétitives. Au moins, il pouvait rester chez lui, perfectionner son répertoire et bosser au lit. Sans compter qu’endosser provisoirement la vie d’un glorieux quinquagénaire, à son âge, n’était pas donné à tout le monde. »

Baptiste tente de gagner sa vie en tant qu’imitateur. Assez doué, il réussit bien certaines voix, sans pour autant aller plus loin que les petites salles à moitié vides.
Jusqu’au jour où un auteur réputé lui propose de devenir son employeur. Si Baptiste l’imite en répondant à toutes ses sollicitations téléphoniques, Pierre Chozène aura ainsi le temps et l’esprit libre pour écrire. Il met Baptiste au courant des habitudes de chacun de ses interlocuteurs et lui confie son portable…
Habile comédie, ce roman distrait mais ne manque pas de profondeur en abordant les rapports familiaux et amoureux, et en poussant au bout la jolie idée de départ.
Je ne connaissais pas cet auteur, j’ai été emportée par cette histoire qui ne manque pas de sel.

Paco Ignacio Taibo II, Cosa facil, éditions Rivages, 1994, traduction de René Solis, 244 pages.
« — Vous n’avez jamais songé que la différence entre le Moyen Âge et la ville capitaliste consiste foncièrement dans le réseau d’égouts ?
Hector fit signe de la tête que non.
— Vous ne vous rendez pas compte que la merde pourrait nous arriver jusqu’aux oreilles s’il n’y avait pas quelqu’un pour s’en occuper ? »

Deuxième lecture de Paco Ignacio Taibo II, après Jours de combat qui m’avait enchantée. Dès les premières pages, Hector Belascoaran Shayne, pourtant le contraire d’un joyeux luron, m’a mis le sourire aux lèvres : les citations en tête de chapitres, le style inimitable, le côté improbable des enquêtes dans lesquelles Hector se lançait tête la première, tout fonctionnait encore comme dans le premier volume.
Mais petit à petit, j’ai trouvé les enquêtes de ce détective atypique tellement ténues, les personnages même manquant de chair, que je retournais à reculons vers le roman. Non, décidément, ça ne me passionnait plus…
Avis très mitigé donc, et je ne pense pas poursuivre la série.

John A. McLaughlin, Dans la gueule de l’ours, (Bearskin, 2018) éditions Rue de l’Echiquier, 2020, J’ai lu, 2021, traduction de Brice Mathieussent, 448 pages.
« La forêt était étrangement animée, une gigantesque bête verte en train de rêver, sa peau parcourue d’ondes frissonnantes.
Pas vraiment menaçante, mais puissante.
Attentive.
Il imagina un instant que la forêt était en colère, déçue, qu’il était personnellement responsable de cette intrusion des braconniers tueurs d’ours. » 

Je ne sais plus quel avis enthousiaste m’a fait noter ce roman noir, n’hésitez pas à vous signaler. Recherché par un cartel mexicain, Rice Moore espère sauver sa vie en se cachant dans les Appalaches en tant que garde forestier. Mais l’endroit n’est pas des plus calmes non plus, d’autant que des braconniers y tuent des ours.
Il faut savoir tout de suite que ce roman est plutôt rude, que les âmes sensibles en soient conscientes. J’avoue avoir un peu chipoté au cours de ma lecture, l’auteur ou son personnage en faisaient un peu trop, et puis, de manière surprenante, ce roman m’a manqué pendant plusieurs jours après l’avoir fini, j’aurais aimé continuer encore ou retrouver ce coin des Appalaches et aucune autre lecture ne trouvait grâce à mes yeux.
Un roman qui bouscule et laisse des traces…

Luisa Carnés, Tea rooms : femmes ouvrières, 1934, éditions La Contre-Allée, 2021, traduction de Michelle Ortuno, 270 pages
« Ces délectables odeurs exquises des cuisines riches (…) nous rappelant que notre faim ne date pas de quelques heures ni de plusieurs années, qu’il s’agit d’une faim de toute une vie, ressentie depuis plusieurs générations d’ancêtres misérables. »

Dans les années 30 en Espagne, les femmes de milieux défavorisés ont le choix entre le mariage et les maternités qui s’enchaînent ou des métiers difficiles et peu valorisés. Matilde doit absolument subvenir aux besoins de sa famille, et trouve un emploi dans un salon de thé madrilène. Sous-payée et exploitée, elle observe cependant et commence à prendre conscience du carcan où elle se trouve enfermée.
Ce livre est curieux autant qu’il est intéressant. Tout d’abord l’écriture dénote d’une certaine modernité. Ensuite, le roman raconte aussi bien les petits cancans et menus faits qui se déroulent dans le salon de thé, qu’il se fait féministe et politique lorsqu’il s’agit des droits des employés.
Cela déroute un peu, mais en fait un objet littéraire inhabituel, à découvrir si vous en avez l’occasion…


Voilà pour ce mois de juin !
Avez-vous lu certains de ces romans ?

Paco Ignacio Taibo II, Jours de combat

« La ville s’ouvrait devant lui comme un monstre, comme le ventre fétide d’une baleine, ou le contenu d’une boîte de conserve avariée. Lors de ses rares heures de sommeil, le sommeil d’un homme épuisé, d’un travailleur atomisé par sa journée, la ville se transformait en personnage, sujet et amant. Le monstre lui envoyait des signes, soufflait des brises chargées d’étranges intentions. La forêt d’antennes de télévision bombardait des ondes, des messages, des annonces publicitaires. L’asphalte, les vitrines, les murs, les voitures, les taquerias qui marchaient au charbon, les chiens errants lui offraient un lieu à sa mesure. 
Onze jours plus tard, Héctor se trouvait dans un état voisin de la folie. »

Mexico, dans les années 70.
Commençons par le personnage principal et récurrent, dont c’est ici la première apparition : Héctor Belascaoran Shayne, d’ascendance à la fois basque et irlandaise, la trentaine, vient de quitter son épouse et son travail, et de se dénicher un petit bureau, partagé avec un plombier, pour s’installer comme détective privé. Obnubilé par un étrangleur de femmes qui sévit dans les rues de Mexico depuis quelques temps, il se lance dans une quête totalement dépourvue d’indices. Si vous cherchez un polar bien carré, bien classique, passez votre chemin : le détective n’a aucun mandat de recherche, aucune piste, il n’existe aucun lien entre les victimes. Voilà donc Héctor qui parcourt les rues au hasard en imaginant ce que l’étrangleur peut faire, à quoi il peut ressembler, où il peut aller. Enfin, ça, c’est au début…

« – Il se trouve, commença-t-il, tout en essayant de curer une vieille pipe, souvenir de la Prepa, qui venait de faire surface à côté d’un ouvre-boîte allemand, souvenir de ses ex-beaux-parents, il se trouve que dans tous les romans policiers qui se respectent, le coupable est l’un des personnages préalablement passés au crible. »

Dire que sans le voyage livresque au Mexique organisé par A girl de Lecture sans frontières, je n’aurais sans doute pas mis les pieds ou les yeux dans un roman de Paco Ignacio Taibo Segundo ! Ça aurait été bien dommage.
Dès les premières pages, mon attention a été mise en éveil grâce au personnage totalement inclassable d’Héctor et grâce au style, plus travaillé que la plupart des polars auxquels je suis habituée, et pourtant je crois ne pas lire n’importe quoi. J’ai copié des citations assez longues pour que vous puissiez vous faire une idée. Mais ce n’est qu’un échantillon d’un style foisonnant, littéraire, recelant des dialogues savoureux, et qui donne un ton, une atmosphère originale, presque étrange, mais pas dépourvue d’humour.
J’ai beaucoup aimé le fait d’entamer chaque chapitre par une citation, souvent destinée à adresser un clin d’œil au lecteur. Au fur et à mesure du roman, je me suis habituée à l’ambiance très particulière et les personnages ont gagné en épaisseur. Héctor Belascaoran Shayne, au gré des rencontres et des retrouvailles, s’est trouvé de l’aide dans l’obscurité dans laquelle il avançait, la trame du roman s’est complexifiée et a gagné en intensité. J’ai eu le sentiment que l’auteur s’amusait tout en appuyant le texte sur des sujets qui lui tenaient à cœur. Pour mon plus grand plaisir de lecture !

Jours de combat (Días de combate, 1976) de Paco Ignacio Taibo II, éditions Rivages, 2000, traduction de Marianne Millon, 256 pages.

Pour le book-trip mexicain chez A girl from earth, nous avons fait lecture commune à retrouver chez A girl, Magali, Marilyne

Juan Rulfo, Le Llano en flammes

« Après tant d’heures passées à marcher sans même rencontrer l’ombre d’un arbre, ni une pousse d’arbre ni une racine de quoi que ce soit, on entend l’aboiement des chiens. »

« On nous a donné la terre », voici le titre de la première nouvelle de Juan Rulfo, auteur mexicain qui a acquis une stature de classique reconnu partout, avec seulement deux livres, ce recueil de nouvelles paru en 1953, et un roman, Pedro Paramo, en 1959. Né en 1918, il est enfant durant la « guerre des cristeros », révolte paysanne contre le pouvoir central qui dans les années 20, donna lieu à de nombreux combats et exactions diverses. Ces souvenirs, ou plutôt impressions d’enfance, imprègnent les nouvelles. Pour moi qui ne connais pas l’histoire mexicaine, et comme les textes montrent des événements isolés sans plus d’explications, cela paraît parfois obscur. Enfin, cela n’a rien de gênant ni d’insurmontable, car c’est surtout l’écriture et l’atmosphère qui priment dans ces textes. La vie y est rude, la pauvreté extrême, la bonté rare et la mort omniprésente.

« C’est moi qui ai tué Remigio Torrico.
A cette époque-là, il ne restait plus grand monde dans les fermes. Les premiers temps, ils étaient partis un par un ; mais les derniers sont partis en troupeau, pour ainsi dire. »

Les nouvelles sont courtes, dix-sept textes sur 170 pages, mais intenses, et surtout vibrantes d’une écriture formidable. Je pourrais presque prendre une phrase au hasard pour vous la copier en citation et cela sonnerait forcément original et percutant. C’est avant tout ce qui fait l’attrait de cet auteur, je pense. Les personnages, nouvelles obligent, sont nombreux, et un peu interchangeables, paysans ou pauvres diables emportés par le cours des choses. Tous racontent à la première personne, souvent dans un long monologue entrecoupé pourtant de dialogues, sans prendre parti, sans expliquer ou interpréter les faits. C’est donc une sorte de brutalité qui ressort de tout cela, les gens aussi durs que la terre, les habitants aussi inhospitaliers que le climat. Avec un style inoubliable !

Le Llano en flammes, de Juan Rulfo (El Llano en llamas, 1953) éditions Gallimard, 2001, traduction de Gabriel Iaculli, préface de J.M.G. Le Clezio, 170 pages.

Le book-trip mexicain, c’est chez A girl from earth.