Joaquim Maria Machado de Assis, L’Aliéniste

« L’important pour moi, dans cette entreprise qu’est la Maison Verte, c’est d’étudier la folie à fond, d’en repérer les stades, d’établir une classification des différents cas, de découvrir enfin la cause du phénomène et le remède universel. Tel est le mystère de mon cœur. Je pense faire là œuvre utile pour l’humanité. »

Imaginez Itaguai, une petite ville tranquille du Brésil à la fin du XIXème siècle. Lorsque Simon Bacamarte revient dans cette ville de sa jeunesse, c’est en tant qu’aliéniste, ainsi qu’on nommait les psychiatres à cette époque. Il obtient des autorités locales de quoi construire la Maison Verte, un endroit où les aliénés seront soignés et étudiés. Car le Dr Bacamarte prétend cartographier la folie, en déterminer toutes les formes, et de là, en déduire un procédé universel de soins appropriés. Il commence par l’étude des quelques cas locaux connus, puis en vient à faire enfermer, dans une toute-puissance très étonnante, ceux qui présentent des traits de caractères trop marqués, ou qui se rebellent contre ses dictats. Cela rappelle de trop nombreux dirigeants de pays ou des conjoints pervers qui assoient leurs emprises sur un prétendu déséquilibre de leur compagne. Quoique l’aliéniste ne fasse pas cela pour le pouvoir, mais uniquement pour la science, dit-il.

« La folie, objet de mes travaux, était jusqu’à maintenant une île perdue dans l’océan de la raison ; j’en viens à soupçonner qu’il s’agit d’un continent. »

Bien sûr, puisque nous sommes dans un conte moral (ou immoral), l’auteur brésilien pousse la logique de Bacamarte jusqu’au bout. À un moment la moitié de la population va être enfermée, d’autres vont se rebeller et faire leur révolution, leur Bastille, comme ils disent, mais cela ne s’arrêtera pas pour autant.
La lecture commune autour de L’aliéniste m’a permis de découvrir Joaquim Maria Machado de Assis, écrivain et journaliste brésilien (1839-1908), autodidacte né au sein d’une famille très modeste. Il semblerait que toute son œuvre soit teintée d’humour, ce qui la rend assez inclassable. L’aliéniste est une satire féroce et poussée très loin des sociétés autoritaires et de la science. Il pose la question des définitions de la folie et de la normalité. Cela semble plus simple de nos jours, où c’est le mal-être du patient qui provoque une demande de soins, et où il s’agit plus de lui rendre sa sérénité que de poser un diagnostique. Cela était malheureusement moins évident à l’époque décrite.
Ce fut donc une lecture intéressante, un brin de philosophie de temps à autre ne fait pas de mal, et ce conte m’a souvent fait sourire. Je serais curieuse d’un autre ouvrage de l’auteur pour voir s’il se trouve être aussi de cette veine.

L’aliéniste de Joaquim Maria Machado de Assis, (O Alienista, 1881), traduction de Maryvonne Lapouge-Pettorelli, éditions Métailié, 1984 et 2005 en poche, 112 pages.

Lecture commune avec A_girl_from_earth, Doudoumatous et Rachel.

Maryla Szymiczkowa, Madame Mohr a disparu

« Parfois, allongée sur le canapé, elle posait son livre sur sa poitrine, avec l’index comme marque-page, et songeait qu’à une autre époque elle aurait pu être davantage elle-même; elle se voyait conne Cléopâtre, Zénobie, ou encore Grazyna, ou peut-être Elizabeth l’Anglaise… (…)
En attendant, elle devait se contenter de donner ses recommandations à Franciszka, de planifier les repas pour la semaine à venir et de veiller à ce que la poularde fût retirée à temps du four. »

En 1893, à Cracovie, Zofia Turbotyńska, mariée à un professeur de médecine, s’occupe de son intérieur et de diriger ses domestiques, tout en souhaitant de tout cœur parvenir à intégrer la haute société de la ville. Cela consiste à organiser des dîners, à participer à tous les événements culturels et officiels, première d’opéra ou enterrement de personnage public, et aussi à s’engager dans des œuvres caritatives. Ce qui n’est pas simple, certaines étant jalousement gardées par d’autres bonnes dames. Elle réussit à s’engager auprès d’une maison de soins pour personnes âgées, la maison Helcel, juste au moment où une résidente disparaît, puis une autre est assassinée.
Mme Turbotyńska pense que la première dame retrouvée morte a été tuée aussi, et elle voit dans ces événements une occasion de mener une enquête, comme dans les romans policiers, genre nouveau qu’elle adore lire.

« Une chose était évidente à ses yeux : en aucun cas Ignacy ne devait deviner que sa femme, au lieu de se consacrer aux occupations propres à son sexe, à sa position et aux règles d’un mariage honnête, folâtrait dans des bâtiments d’utilité publique à la recherche d’un étrangleur-assassin. »

Je commence le mois de l’Europe de l’Est avec ce roman policier historique polonais, du genre « cosy mystery » (je traduirais bien par « enquête au coin du feu ») écrit à quatre mains par un couple de jeunes auteurs, Jacek Dehnel et Piotr Tarcczynski.
Ce qui est pour moi le plus réussi dans ce roman, c’est la reconstitution de l’ambiance de petite ville de province. Les auteurs montrent à la fois la Cracovie bourgeoise et l’aristocratie par laquelle Mme Turbotyńska aspire à être reconnue, et celle des petites gens, essentiellement les domestiques. Les personnages, à commencer par Zofia, son époux Ignacy, la bonne Franciszka ou la soeur Alojza à laquelle Zofia a affaire lors de ses enquêtes dans la maison Helcel, sont très bien décrits, leurs caractères bien plus qu’esquissés, sans caricature aucune.
C’est le gros point fort du roman, son côté très plaisant, plus que l’enquête qui n’en est pas vraiment une. On ne peut pas le reprocher aux auteurs, c’est dans la logique, une dame qui doit rester « à sa place » n’a pas beaucoup de latitude pour interroger ici ou là, voire même pour se déplacer.
J’ai donc trouvé ce roman très sympathique, mais un peu lent et long. Ce n’est que mon avis, Doudoumatous, Eva et Passage à l’est l’ont, elles, particulièrement apprécié, et liront sans doute rapidement le deuxième volume qui sort à la fin du mois.

Madame Mohr a disparu, (Tajemnica domu Helclów, 2015)de Maryla Szymiczkowa, éditions Agullo, août 2022, traduction de Marie Furman-Bouvard, 385 pages.

Première participation au mois de l’Europe de l’Est à retrouver ici.

Seumas O’Kelly, Le miracle du thé

« Les habitations étaient édifiées par les gens quand ils en avaient besoin, et dans des conditions de plus parfaite liberté individuelle. Une maison, pour ainsi dire, n’en avait cure des autres, et le montrait. Si vous étiez du genre sociable, par exemple, vous accrochiez votre demeure à une série d’autres. D’une disposition réservée, vous vous plantiez à l’écart de la route ou vous enfonciez dans un creux du terrain. Agressif, autoritaire, vous installiez votre maison en position dominante ; et mauvais et désagréable, vous construisiez face à la porte de votre ennemi, afin qu’il ait à passer devant votre maison pour entrer ou sortir de la sienne, et que les mouvements de sa famille demeurent sous votre observation constante. »

Chaque lecteur a ses trucs et préférences pour se sortir d’une mauvaise passe de lecture, de celles où tout vous tombe des mains. Des nouvelles font souvent l’affaire dans mon cas, et aussi un certain dépaysement. Cela faisait aussi longtemps que je n’avais pas lu de littérature irlandaise, donc ce beau petit livre à la couverture et à la maquette très soignées, avec ses jolies gravures, a parfaitement rempli son office. Il faut tout d’abord noter que l’auteur est né en 1881, et mort en 1918, assassiné dans les locaux du journal indépendantiste qu’il dirigeait. Il a écrit de nombreux recueils de nouvelles et trois romans.

« Les gens de Kilbeg disaient souvent que tout en connaissant Mlle Mary Hickey depuis longtemps, ils ne pourraient jamais « tout à fait la faire leur ». Quand les gens de Kilbeg vous faisaient leur, ils faisaient également leur tout ce que vous possédiez, mais la politique était bonne puisque cela marchait dans les deux sens ; vous aviez le loisir de faire vôtre tout ce qu’ils possédaient. »

Ce recueil réédité en 2019 est composé de trois nouvelles, qui toutes trois se déroulent à Kilbeg, village irlandais représentatif, ainsi que ses habitants, de la campagne irlandaise du début du vingtième siècle. Le premier texte, « La maison de Nan Hogan », raconte comment une maison change de mains d’une manière bien particulière, et comment tout le village réagit. La seconde, « La fille prodigue », narre le retour d’une enfant du pays, qui revient chaque année prendre soin de la maison dont elle a hérité, mais cette fois, rien ne se passe comme prévu. Quant à la troisième qui donne son titre au recueil, la disparition d’un paquet de thé va y créer bien du remue-ménage !
L’auteur avait une prédisposition à faire exister des personnages en quelques paragraphes, à exposer les conflits de voisinage et les relations forcément étroites dans un village dont les habitants ne sortaient guère. Les personnages se retrouvent ainsi d’un texte à l’autre, et cela compte beaucoup dans l’amusement provoqué par les péripéties inattendues qui surviennent à Kilbeg.
Trois nouvelles pour retrouver une atmosphère un peu semblable à celle des Banshees d’Inisherin, ce film formidable et touchant sorti en fin d’année dernière, ça ne se refuse pas, non ?

Le miracle du thé, de Seumas O’Kelly, éditions Le Nouvel Attila, 2019, traduction de Marc Voline, et gravures de Frédéric Coché, 178 pages.

Repéré chez Hélène (Lettres d’Irlande et d’ailleurs).

Raphael Montes, Dîner secret

« À mon arrivée à Rio de Janeiro, je rêvais encore de jouer un rôle dans le devenir du monde. À présent, je m’estimais satisfait si je réussissais à payer mes factures et à finir le mois sans m’endetter. »

Quatre jeunes gens venus de la même bourgade de l’état du Paranà prennent un appartement en colocation à Rio de Janeiro. Le narrateur, Dante, étudie l’économie, son camarade Miguel est interne en médecine, leur ami Hugo se voit déjà chef d’un restaurant étoilé. Quant à Leitao, il est censé suivre des cours d’informatique, mais reste dans sa chambre à se bâfrer et jouer à des jeux vidéos. Tout va bien jusqu’à l’anniversaire de ce dernier, lorsque ses camarades lui offrent un cadeau qui sort de l’ordinaire. Et lorsque quelques mois plus tard, trois d’entre eux découvrent que le loyer n’a pas été payé depuis un long moment, et qu’ils sont sous une menace d’expulsion. Ce qu’ils vont concevoir pour s’en sortir va les conduire bien plus loin qu’ils ne l’auraient imaginé… et que le lecteur ne l’aurait pensé ! Je ne vous en dis pas plus, mais on devine assez vite de quoi il s’agit. Et ce n’est que le début d’une spirale effroyable.

« Cora avait raison : cela ne servait à rien d’être hypocrite. Je mangeais de la viande depuis l’enfance, pas vrai ? Jamais je ne m’étais soucié de la souffrance du bœuf ou de la vache, de la torture de l’oie gavée, et jamais je n’avais pris un instant pour rendre hommage aux porcs et aux poulets que j’avais dévorés tout au long de ma vie. »

Je n’aime pas beaucoup l’expression, trop employée ici et là, « sortir de sa zone de confort », mais il faut bien admettre que c’est ce qui m’est arrivé avec ce roman, que je n’aurais sans doute pas commencé ou pas terminé, si le mois latino-américain et le book-trip brésilien ne m’avaient motivée.
Et finalement, j’ai plutôt aimé ce mélange des genres pour moi inédit, mais plutôt cohérent entre roman social, horreur, roman noir et humour absurde. La barque est très chargée, le trait parfois un peu outrancier, mais l’auteur, très malin, joue des indices semés par-ci, par-là, qui provoquent des attentes chez le lecteur, et le poussent à continuer. Le quatuor d’étudiants est plutôt sympathique, quoique leur comportement soit de plus en plus répréhensible. Sinon, parmi les personnages secondaires, se trouvent de vrais affreux.
La manière dont les Brésiliens, en particulier les plus jeunes, sont touchés par la crise économique et obligés de vivre d’expédients, est très bien rendue. La charge contre la manière dont on se bouche les yeux et les oreilles pour ignorer la souffrance animale alors qu’on se délecte de steak tartare ou de blanquette de veau n’est pas mal vue non plus. Si l’auteur s’était cantonné au côté horrifique, même assorti d’une dose d’humour, le tout aurait eu, pour moi, plus de mal à passer. Alors que là, à aucun moment, je n’ai songé à refermer définitivement le livre, et ma foi, la fin du roman apporte au lecteur un twist bienvenu et compense les quelques haut-le-cœur provoqués par la lecture de passages angoissants.
À ne lire qu’en connaissance de cause !

Dîner secret de Raphael Montes, (Jantar secreto, 2016) éditions 10/18, 2019, traduction de François Rosso, 456 pages.

Yan Lespoux, Presqu’îles

« Il y avait ce voisin qui, quelques fois par an, s’arrêtait à la maison parce qu’il était trop ivre pour pédaler jusque chez lui. Il n’avait jamais eu le permis de conduire, ce qui lui avait évité l’humiliation de le perdre, et son vélo était son plus fidèle ami. »

Cela faisait un moment que j’avais envie de lire ces nouvelles, premier recueil de l’auteur paru chez Agullo, et situées dans le Médoc, pas celui des vignobles réputés, mais celui des villages entre lacs, forêts de pins et océan. Un monde assez fermé où le Bordelais et le Charentais sont considérés comme des étrangers, sans parler du Parisien, bien sûr. La chasse, les coins à champignons, les discussions de bistros, les annonces de décès dans le journal local, les petites arnaques, la cohabitation avec les touristes sont, entre autres, les thèmes de cette trentaine de chroniques douces-amères, pas vraiment des nouvelles, qui brossent une fresque de cette région.

« Le premier noyé de la saison, c’est un peu comme l’ouverture de la cabane à chichis, la première grosse pousse de cèpes ou la première gelée : ça rythme l’année. »

Une fresque attachante, avec une écriture sans effets inutiles, et une pointe d’humour qui fait sourire des situations pourtant souvent dramatiques. Les personnages, presque tous masculins, du jeune garçon à l’homme âgé, se débattent pour conserver leurs traditions, à grand renfort de solidarité virile et de chauvinisme. Ces moments de vie pourraient, à quelques exceptions près, être localisés dans d’autres régions, et s’avèrent, de ce fait, assez universels.
J’ai lu ce recueil sans déplaisir, et souri souvent, mais sans être complètement séduite toutefois, j’en avais peut-être lu des avis trop enthousiastes. Je décide donc d’attendre l’auteur dans une forme plus longue, et on verra.

Presqu’îles de Yan Lespoux, éditions Agullo, janvier 2021, 184 pages.

Les avis d’Ingannmic et Krol.

José Falero, Supermarché

Rentrée littéraire 2022 (2)
« Certaines choses n’arrivent qu’au Brésil, et l’inventivité du peuple brésilien aura toujours de quoi surprendre… Dans ce cirque, néanmoins, la prétendue magie ne vire pas toujours à la farce : il arrive que le truc marche réellement. »

Être employé pour garnir les rayons d’un supermarché apporte de quoi ne pas mourir de faim à Pedro, jeune homme qui vit avec sa mère dans une favela de Porto Alegre, au Brésil. Pedro lit beaucoup, et développe pour son collègue Marquès des idées marxistes qui l’étonnent et le fascinent. Il l’est encore plus, étonné, lorsque Pedro lui suggère de quitter la légalité pour monter un commerce parallèle de vente d’herbe. Sans pour autant ni l’un ni l’autre laisser leur job au supermarché, d’ailleurs. L’idée étant de vivre décemment, pas de gagner plus que ce qui leur est utile. Tout deux commencent tranquillement, mais petit à petit, leur affaire prend de l’ampleur.

« Pour le moment, écoutez moi bien, mourir serait même pas une mauvaise affaire pour moi, parce que, en fin de compte, je m’accroche juste à la vie depuis toujours, j’en profite pas. Mourir, c’est une mauvaise affaire que quand on a une vie top. Mais pour pouvoir l’avoir un jour, cette vie top, y a pas : je vais devoir passer au-dessus des lois et risquer cette vie de con que j’ai aujourd’hui. »

L’auteur, issu lui-même d’une favela, et que le virus de la lecture puis de l’écriture, ont sorti des petits boulots alimentaires, connaît parfaitement son sujet, et a l’art de raconter petits et grands tracas de la vie dans une langue riche et expressive. Tout les personnages, à commencer par le patron du supermarché qui prend le devant de la scène tout au début du roman, puis les deux lascars et les comparses qu’ils doivent embaucher, sont décrits avec brio, et les dialogues pleins de vérité. L’humour qui les imprègne n’empêche pas l’histoire de rester des plus vraisemblables. C’est ce que j’ai aimé : que l’auteur évite le loufoque, en ne tombant non plus dans le thriller ni le roman noir. Les descriptions de Porto Alegre et des conditions de vie dans les favelas marquent par leur véracité.
Un premier roman qui a bien fait de franchir l’océan jusqu’à nous !


Supermarché de José Falero, (Os supridores, 2020) éditions Métailié, août 2022, traduction de Hubert Tézenas, 328 pages.

Avis partagé par Antigone et Delphine.

Lectures du mois (27) juin 2022

Vu mon retard de rédaction de chroniques, je retrouve la bonne vieille méthode qui consiste à regrouper en un seul billet mes lectures, fastes ou non.

Margaret Kennedy, Le festin (The Feast, 1950) éditions La Table Ronde, 2022, traduction de Denise Van Moppès, 480 pages.
« Chacun s’était retiré, comme un animal se retire au fond de sa cage avec son os, pour ronger quelque idée fixe. Et cela lui faisait peur. Elle ne pouvait plus supporter d’être enfermée dans ce sombre repaire de bêtes étranges. Elle eut envie de sortir, de quitter l’hôtel, d’aller se réfugier sur les falaises. Elle se leva et quitta la pièce. Personne ne remarqua son départ. »

On a beaucoup vu cette réédition ces derniers mois. Margaret Kennedy a écrit en 1950 ce roman qui décrit un microcosme des plus anglais pendant quelques semaines. Plusieurs groupes de personnes se trouvent dans une pension de famille sur la côte de Cornouailles lorsqu’un pan de falaise se détache et fait un certain nombre de victimes. Cela est connu dès le début, et un retour en arrière va permettre de connaître tout ce petit monde. Tout de suite c’est l’humour anglais qui marque mais le nombre de personnages et les changements constants de narrateur déconcertent un peu. Finalement, l’humour est de moins en moins appuyé au fur et à mesure des pages, et j’ai trouvé cela dommage. J’ai été également incommodée par quelques discussions longuettes.
Une lecture agréable, finalement, mais pas inoubliable.

Luc Blanvillain, Le répondeur, éditions Quidam, 2020, 260 pages.
« Doublure vocale. Pas plus indigne que de nettoyer des bureaux ou de mener des enquêtes de satisfaction. Il avait fait les deux. Et bien d’autres choses épuisantes, matinales ou nocturnes, dominicales, répétitives. Au moins, il pouvait rester chez lui, perfectionner son répertoire et bosser au lit. Sans compter qu’endosser provisoirement la vie d’un glorieux quinquagénaire, à son âge, n’était pas donné à tout le monde. »

Baptiste tente de gagner sa vie en tant qu’imitateur. Assez doué, il réussit bien certaines voix, sans pour autant aller plus loin que les petites salles à moitié vides.
Jusqu’au jour où un auteur réputé lui propose de devenir son employeur. Si Baptiste l’imite en répondant à toutes ses sollicitations téléphoniques, Pierre Chozène aura ainsi le temps et l’esprit libre pour écrire. Il met Baptiste au courant des habitudes de chacun de ses interlocuteurs et lui confie son portable…
Habile comédie, ce roman distrait mais ne manque pas de profondeur en abordant les rapports familiaux et amoureux, et en poussant au bout la jolie idée de départ.
Je ne connaissais pas cet auteur, j’ai été emportée par cette histoire qui ne manque pas de sel.

Paco Ignacio Taibo II, Cosa facil, éditions Rivages, 1994, traduction de René Solis, 244 pages.
« — Vous n’avez jamais songé que la différence entre le Moyen Âge et la ville capitaliste consiste foncièrement dans le réseau d’égouts ?
Hector fit signe de la tête que non.
— Vous ne vous rendez pas compte que la merde pourrait nous arriver jusqu’aux oreilles s’il n’y avait pas quelqu’un pour s’en occuper ? »

Deuxième lecture de Paco Ignacio Taibo II, après Jours de combat qui m’avait enchantée. Dès les premières pages, Hector Belascoaran Shayne, pourtant le contraire d’un joyeux luron, m’a mis le sourire aux lèvres : les citations en tête de chapitres, le style inimitable, le côté improbable des enquêtes dans lesquelles Hector se lançait tête la première, tout fonctionnait encore comme dans le premier volume.
Mais petit à petit, j’ai trouvé les enquêtes de ce détective atypique tellement ténues, les personnages même manquant de chair, que je retournais à reculons vers le roman. Non, décidément, ça ne me passionnait plus…
Avis très mitigé donc, et je ne pense pas poursuivre la série.

John A. McLaughlin, Dans la gueule de l’ours, (Bearskin, 2018) éditions Rue de l’Echiquier, 2020, J’ai lu, 2021, traduction de Brice Mathieussent, 448 pages.
« La forêt était étrangement animée, une gigantesque bête verte en train de rêver, sa peau parcourue d’ondes frissonnantes.
Pas vraiment menaçante, mais puissante.
Attentive.
Il imagina un instant que la forêt était en colère, déçue, qu’il était personnellement responsable de cette intrusion des braconniers tueurs d’ours. » 

Je ne sais plus quel avis enthousiaste m’a fait noter ce roman noir, n’hésitez pas à vous signaler. Recherché par un cartel mexicain, Rice Moore espère sauver sa vie en se cachant dans les Appalaches en tant que garde forestier. Mais l’endroit n’est pas des plus calmes non plus, d’autant que des braconniers y tuent des ours.
Il faut savoir tout de suite que ce roman est plutôt rude, que les âmes sensibles en soient conscientes. J’avoue avoir un peu chipoté au cours de ma lecture, l’auteur ou son personnage en faisaient un peu trop, et puis, de manière surprenante, ce roman m’a manqué pendant plusieurs jours après l’avoir fini, j’aurais aimé continuer encore ou retrouver ce coin des Appalaches et aucune autre lecture ne trouvait grâce à mes yeux.
Un roman qui bouscule et laisse des traces…

Luisa Carnés, Tea rooms : femmes ouvrières, 1934, éditions La Contre-Allée, 2021, traduction de Michelle Ortuno, 270 pages
« Ces délectables odeurs exquises des cuisines riches (…) nous rappelant que notre faim ne date pas de quelques heures ni de plusieurs années, qu’il s’agit d’une faim de toute une vie, ressentie depuis plusieurs générations d’ancêtres misérables. »

Dans les années 30 en Espagne, les femmes de milieux défavorisés ont le choix entre le mariage et les maternités qui s’enchaînent ou des métiers difficiles et peu valorisés. Matilde doit absolument subvenir aux besoins de sa famille, et trouve un emploi dans un salon de thé madrilène. Sous-payée et exploitée, elle observe cependant et commence à prendre conscience du carcan où elle se trouve enfermée.
Ce livre est curieux autant qu’il est intéressant. Tout d’abord l’écriture dénote d’une certaine modernité. Ensuite, le roman raconte aussi bien les petits cancans et menus faits qui se déroulent dans le salon de thé, qu’il se fait féministe et politique lorsqu’il s’agit des droits des employés.
Cela déroute un peu, mais en fait un objet littéraire inhabituel, à découvrir si vous en avez l’occasion…


Voilà pour ce mois de juin !
Avez-vous lu certains de ces romans ?

Julia Chapman, Rendez-vous avec le mal

« Dans l’angle de la pièce, le chien s’étira, bâilla, se redressa sur ses pattes et daigna la rejoindre. En tant qu’agent infiltré, Calimero se la jouait flegmatique. »

Un petit plaisir du mois anglais est de retrouver des romans policiers, genre où les anglais excellent, avec une grande variété de sous-genres, pour tous les goûts et toutes les humeurs. J’ai donc choisi un « cosy mystery » d’une série que j’avais commencée l’année dernière. Intitulée « Les détectives du Yorkshire », elle ne comporte pourtant qu’un détective en titre, Samson, policier qui s’est fait oublier en quittant Londres pour le bourg de son enfance et en y ouvrant une agence de recherches. Mais voilà, Delilah, sa colocataire de bureau, et aussi amie d’enfance, qui elle, officie dans une agence matrimoniale, s’incruste quelque peu dans ses enquêtes, et même son chien s’y invite gentiment ! Il s’agit dans ce volume, en pleine période de Noël, d’accidents suspects à la maison de retraite. Quelqu’un voudrait-il s’en prendre aux résidents, parmi lesquels le père de Samson ?

« Il avait aussi entendu les récriminations des résidents mal disposés envers les offcumdens, les gens qui n’étaient pas de la paroisse de Bruncliffe.
Joseph, qui venait d’Irlande, était accepté. Tout juste.
Ana, qui était originaire d’Europe de l’Est, n’avait et n’aurait jamais aucune chance de l’être.
Ce n’était pas qu’ils soient ouvertement chauvins. C’est juste qu’ils étaient moins tolérants avec les étrangers. Plus prompts à juger sévèrement leurs erreurs. »

Il faut une soixantaine de pages pour se mettre dans le bain, puis les choses s’accélèrent. Ce n’est pas parce qu’on se trouve dans un « cosy mystery » que les seules questions vont être de savoir qui va venir prendre le thé, ou bien où est passé l’animal de compagnie de la grand-mère du détective. Rien de tout ça, enfin, presque… il y a bien de nombreuses tasses de thé, de charmantes vieilles dames et un animal disparu, mais pas seulement. Les choses vont en s’accélérant, en se compliquant pour le détective qui manque parfois un peu de subtilité pour saisir comment prendre les habitants de Bruncliffe. L’humour ne manque pas, les réparties fusent, les péripéties se succèdent, la psychologie des personnages s’affine…
Je n’ai pas regretté mon choix, et me suis même un peu plus amusée que dans le premier roman. Ce serait parfait à lire en VO, cette série, tiens, ne serait-ce pas une bonne idée pour l’année prochaine ?

Les détectives du Yorkshire, tome 2 : Rendez-vous avec le mal (Date with malice, 2017), de Julia Chapman, éditions Robert Laffont, 2018, traduction de Dominique Haas, 408 pages.

Ante Tomic, Miracle à la Combe aux Aspics

« Comme si elle en avait fait vœu à la Sainte Vierge, Zora se tut jusqu’à son dernier soupir, où elle jeta un tendre et ultime regard à son époux et murmura :
– Tu es une merde. »

Un père et quatre fils composent la famille qui habite la Combe aux Aspics : Jozo Aspic et ses quatre fils adultes, Krešimir, Branimir, Zvonimir et Domagoj. Ils vivent loin de toute civilisation, et tiennent éloignés, à coups de fusil si besoin, tout intrus qui voudrait leur demander des comptes, comme de payer leur électricité ou leurs impôts. Jusqu’au jour où, las de compter sur les talents culinaires limités de son père, l’aîné décide d’aller chercher une femme en ville. Il a dans l’idée de retrouver une serveuse rencontrée quinze ans auparavant à Split. La quête de Krešimir tourne au rocambolesque, car le chef de la police de la ville se trouve impliqué dans cette aventure, et pas qu’un peu !

« Le garçon apporta trois boissons verdâtres.
– C’est quoi , ça ? demanda Mile. Du liquide vaisselle ?
– Cocktail rhum blanc et limette, monsieur, dit le serveur en tiquant.
– Du rhum ? Chez nous, on met ça dans les gâteaux, remarqua Branimir.
– Monsieur, c’est sûrement le meilleur rhum du monde. Vingt-cinq ans d’âge.
– Vingt-cinq ans ? dit Mile. Mon garçon, s’il était aussi bon que tu le prétends, on l’aurait bu depuis longtemps. »

Inutile de vous le décrire plus, sachez que si vous cherchez une lecture divertissante et sans prétention, ce roman est fait pour vous ! Les personnages sont croqués à gros traits, mais leur personnalité va petit à petit s’affiner, et les frères se différencier les uns des autres. Certaines scènes sont vraiment très amusantes, notamment une poursuite inédite et pleine d’imagination dans Split. Les péripéties sont un peu grosses par moments, il ne faut pas chercher le réalisme le plus strict dans ce divertissement. Les Aspics père et fils ne sont pas des modèles de féminisme, on s’en doute, mais ils vont devoir évoluer grâce à une certaine Lovorka qui n’a pas l’intention de se laisser faire.
Le roman est en cours d’adaptation cinématographique, ce qui n’est pas étonnant, avec de bons acteurs, je l’imagine très bien.

Miracle à la Combe aux aspics (Cudo u Poskokovoj Dragi, 2009) d’Ante Tomic, éditions Noir sur Blanc, mars 2021, traduit du croate par Marko Despot, 208 pages.

Lu pour le mois de l’Europe de l’est.


Antonio Sarabia, La femme de tes rêves

« Car, en fin de compte, cette lettre qui te parvenait ponctuellement semaine après semaine et que tu confondais parfois avec le rythme de ton cœur battant le tambour, que signifiait-elle ? Quelle main anonyme, en te l’écrivant, mettait en branle le muscle enterré dans ta poitrine ? Dans quel but inconnu ? Quelle syllabe, quel mot répétait-elle inlassablement ? Qui était l’expéditeur ? Parviendrais-tu à comprendre son langage, Hilario Godínez, avant que sa main ne tremble, avant que le rythme ne se brise ? »

Pour continuer le mois latino-américain, voici un polar venu du Mexique. Son personnage principal, Hilario Godinez, est journaliste sportif au Sol de Hoy, le quotidien d’une petite ville mexicaine. Après des études de lettres, il se serait bien vu écrivain, mais a du se contenter de ce job alimentaire, où il fait merveille en commentant les matches de foot. Même les gros bras du cartel local apprécient ses chroniques.
Le lecteur partage rapidement l’existence d’Hilario Godinez, quelques pas le matin pour se rendre à son bureau et il tombe, nous tombons, sur le tabassage en règle de l’un de ses collègues. Il a juste le temps de noter la cicatrice qui balafre l’un des truands qu’ils sont déjà partis. La police n’est bien sûr d’aucun secours pour essayer de comprendre ce que les membres du cartel avaient contre le collègue envoyé à l’hôpital. Hilario sait juste qu’il s’agissait d’un article sur un jeune étudiant retrouvé mort dans une décharge. Des faits similaires se reproduisent peu de temps après, mais il s’agit cette fois d’un footballeur très apprécié.

« Ton grand-père n’avait qu’un défaut, Hilario Godínez : il admirait toute devise dictée par les anciens philosophes chinois, invétérés inventeurs de proverbes. Ceux-ci disaient et, en bon imprimeur qu’il était, il y croyait les yeux fermés, que la mémoire la plus riche n’arrive jamais au niveau de l’encre la plus pauvre. »

Malgré le contexte anxiogène de cette ville mexicaine, La femme de tes rêves, le seul polar de l’auteur, je crois, est très plaisant à lire. Cela tient à plusieurs raisons, l’humour un peu corrosif d’Hilario, ses ambitions littéraires avortées, et aussi les mystérieuses lettres qu’il reçoit chaque semaine depuis des années, d’une amoureuse inconnue, qui signe « La femme de tes rêves ». Un brin d’autodérision de la part d’Hilario, donc, l’écriture à la deuxième personne du singulier et le contexte bien posé de cette ville de province sont des atouts non négligeables aussi. La fin arrive un peu trop rapidement, c’est le seul léger reproche que j’aurais à faire à ce polar sympathique.
Mais vraiment, c’est une découverte savoureuse, tant pour le style que pour l’intrigue, qui fait regretter que l’auteur n’en ait pas fait une série !

La femme de tes rêves d’Antonio Sarabia, (No tienes perdon de Dios) éditions Métailié, 2017, traduction de René Solis, 178 pages.

Mois latino-américain chez Ingannmic et book-trip mexicain chez A girl from earth