Joaquim Maria Machado de Assis, L’Aliéniste

« L’important pour moi, dans cette entreprise qu’est la Maison Verte, c’est d’étudier la folie à fond, d’en repérer les stades, d’établir une classification des différents cas, de découvrir enfin la cause du phénomène et le remède universel. Tel est le mystère de mon cœur. Je pense faire là œuvre utile pour l’humanité. »

Imaginez Itaguai, une petite ville tranquille du Brésil à la fin du XIXème siècle. Lorsque Simon Bacamarte revient dans cette ville de sa jeunesse, c’est en tant qu’aliéniste, ainsi qu’on nommait les psychiatres à cette époque. Il obtient des autorités locales de quoi construire la Maison Verte, un endroit où les aliénés seront soignés et étudiés. Car le Dr Bacamarte prétend cartographier la folie, en déterminer toutes les formes, et de là, en déduire un procédé universel de soins appropriés. Il commence par l’étude des quelques cas locaux connus, puis en vient à faire enfermer, dans une toute-puissance très étonnante, ceux qui présentent des traits de caractères trop marqués, ou qui se rebellent contre ses dictats. Cela rappelle de trop nombreux dirigeants de pays ou des conjoints pervers qui assoient leurs emprises sur un prétendu déséquilibre de leur compagne. Quoique l’aliéniste ne fasse pas cela pour le pouvoir, mais uniquement pour la science, dit-il.

« La folie, objet de mes travaux, était jusqu’à maintenant une île perdue dans l’océan de la raison ; j’en viens à soupçonner qu’il s’agit d’un continent. »

Bien sûr, puisque nous sommes dans un conte moral (ou immoral), l’auteur brésilien pousse la logique de Bacamarte jusqu’au bout. À un moment la moitié de la population va être enfermée, d’autres vont se rebeller et faire leur révolution, leur Bastille, comme ils disent, mais cela ne s’arrêtera pas pour autant.
La lecture commune autour de L’aliéniste m’a permis de découvrir Joaquim Maria Machado de Assis, écrivain et journaliste brésilien (1839-1908), autodidacte né au sein d’une famille très modeste. Il semblerait que toute son œuvre soit teintée d’humour, ce qui la rend assez inclassable. L’aliéniste est une satire féroce et poussée très loin des sociétés autoritaires et de la science. Il pose la question des définitions de la folie et de la normalité. Cela semble plus simple de nos jours, où c’est le mal-être du patient qui provoque une demande de soins, et où il s’agit plus de lui rendre sa sérénité que de poser un diagnostique. Cela était malheureusement moins évident à l’époque décrite.
Ce fut donc une lecture intéressante, un brin de philosophie de temps à autre ne fait pas de mal, et ce conte m’a souvent fait sourire. Je serais curieuse d’un autre ouvrage de l’auteur pour voir s’il se trouve être aussi de cette veine.

L’aliéniste de Joaquim Maria Machado de Assis, (O Alienista, 1881), traduction de Maryvonne Lapouge-Pettorelli, éditions Métailié, 1984 et 2005 en poche, 112 pages.

Lecture commune avec A_girl_from_earth, Doudoumatous et Rachel.

Raphael Montes, Dîner secret

« À mon arrivée à Rio de Janeiro, je rêvais encore de jouer un rôle dans le devenir du monde. À présent, je m’estimais satisfait si je réussissais à payer mes factures et à finir le mois sans m’endetter. »

Quatre jeunes gens venus de la même bourgade de l’état du Paranà prennent un appartement en colocation à Rio de Janeiro. Le narrateur, Dante, étudie l’économie, son camarade Miguel est interne en médecine, leur ami Hugo se voit déjà chef d’un restaurant étoilé. Quant à Leitao, il est censé suivre des cours d’informatique, mais reste dans sa chambre à se bâfrer et jouer à des jeux vidéos. Tout va bien jusqu’à l’anniversaire de ce dernier, lorsque ses camarades lui offrent un cadeau qui sort de l’ordinaire. Et lorsque quelques mois plus tard, trois d’entre eux découvrent que le loyer n’a pas été payé depuis un long moment, et qu’ils sont sous une menace d’expulsion. Ce qu’ils vont concevoir pour s’en sortir va les conduire bien plus loin qu’ils ne l’auraient imaginé… et que le lecteur ne l’aurait pensé ! Je ne vous en dis pas plus, mais on devine assez vite de quoi il s’agit. Et ce n’est que le début d’une spirale effroyable.

« Cora avait raison : cela ne servait à rien d’être hypocrite. Je mangeais de la viande depuis l’enfance, pas vrai ? Jamais je ne m’étais soucié de la souffrance du bœuf ou de la vache, de la torture de l’oie gavée, et jamais je n’avais pris un instant pour rendre hommage aux porcs et aux poulets que j’avais dévorés tout au long de ma vie. »

Je n’aime pas beaucoup l’expression, trop employée ici et là, « sortir de sa zone de confort », mais il faut bien admettre que c’est ce qui m’est arrivé avec ce roman, que je n’aurais sans doute pas commencé ou pas terminé, si le mois latino-américain et le book-trip brésilien ne m’avaient motivée.
Et finalement, j’ai plutôt aimé ce mélange des genres pour moi inédit, mais plutôt cohérent entre roman social, horreur, roman noir et humour absurde. La barque est très chargée, le trait parfois un peu outrancier, mais l’auteur, très malin, joue des indices semés par-ci, par-là, qui provoquent des attentes chez le lecteur, et le poussent à continuer. Le quatuor d’étudiants est plutôt sympathique, quoique leur comportement soit de plus en plus répréhensible. Sinon, parmi les personnages secondaires, se trouvent de vrais affreux.
La manière dont les Brésiliens, en particulier les plus jeunes, sont touchés par la crise économique et obligés de vivre d’expédients, est très bien rendue. La charge contre la manière dont on se bouche les yeux et les oreilles pour ignorer la souffrance animale alors qu’on se délecte de steak tartare ou de blanquette de veau n’est pas mal vue non plus. Si l’auteur s’était cantonné au côté horrifique, même assorti d’une dose d’humour, le tout aurait eu, pour moi, plus de mal à passer. Alors que là, à aucun moment, je n’ai songé à refermer définitivement le livre, et ma foi, la fin du roman apporte au lecteur un twist bienvenu et compense les quelques haut-le-cœur provoqués par la lecture de passages angoissants.
À ne lire qu’en connaissance de cause !

Dîner secret de Raphael Montes, (Jantar secreto, 2016) éditions 10/18, 2019, traduction de François Rosso, 456 pages.

Santiago H. Amigorena, Le ghetto intérieur

« De la même manière que la plupart des Argentins, quarante ans plus tard dans cette même ville de Buenos Aires, allaient refuser de croire que la dictature militaire avait fait des milliers de disparus, les gens, en Allemagne, en Pologne, en Tchécoslovaquie, en Hongrie, en Roumanie, dans les pays baltes, en Crimée, en Ukraine, en Russie, comme partout dans le monde, préféraient ne pas parler, ne pas savoir. Tout le monde préférait ne pas parler de cette horreur pour une raison élémentaire et intemporelle : parce que l’horreur crue de certains faits permet toujours, dans un premier temps, de les ignorer. »

En septembre 1940, à Buenos Aires, Vicente et Rosita forment un couple heureux, avec leurs trois enfants. Vicente a quitté la Pologne depuis de longues années déjà, il tient un commerce qui marche bien, il retrouve souvent ses amis Sammy et Ariel pour de longues discussions. Mais les nouvelles qui arrivent d’Europe sont très mauvaises, et Vicente commence à regretter d’être parti seul, et de ne pas avoir insisté suffisamment pour que sa mère, et aussi son frère et sa sœur viennent les rejoindre. Il culpabilise d’autant plus que ce n’est pas le nazisme qui l’a fait quitter la Pologne, mais plutôt une envie d’indépendance. Ce même souhait de liberté qui l’a retenu d’insister auprès de sa mère. Les lettres de celle-ci deviennent plus inquiétantes, elle et le frère de Vicente sont maintenant enfermés dans le ghetto surpeuplé de Varsovie. Vicente devient alors de plus en plus sombre, renfermé, incapable de partager ses tourments avec ses proches, ne sachant s’il doit se tenir au courant des dernières nouvelles ou bien les ignorer…

« Comme tous les Juifs, Vicente avait pensé qu’il était beaucoup de choses jusqu’à ce que les nazis lui démontrent que ce qui le définissait était une seule chose : être juif. »

Vous aurez sans doute déjà lu, ou au moins entendu parler de ce roman sorti il y a trois ans. Je ne connaissais pas Santiago Amigorena avant de lire de nombreux avis sur ce roman. J’ai découvert que comme beaucoup d’auteurs francophones de langues maternelles diverses, il possède un très beau style, qui n’essaye pas d’en faire trop, et dont la sobriété renforce le propos. De plus, avec son grand-père Vicente, à qui la vie et la culpabilité avaient fait perdre l’usage de la parole, il tenait là un très beau sujet. Qu’il a brillamment raconté, faisant pénétrer à la fois dans le Buenos Aires des années quarante et à Varsovie, comme dans la froide logique d’extermination nazie. De belles réflexions sur l’identité, sur ce qu’est d’être juif, sur l’exil, sur la culpabilité et sur la transmission ponctuent le roman, qui est tout aussi passionnant qu’il se lit facilement.

Le ghetto intérieur de Santiago H. Amigorena, éditions P.O.L., août 2019, 192 pages, sorti en Folio.

Les avis de Ingannmic et Krol.
Le mois latino-américain c’est ici.

Mariana Enriquez, Ce que nous avons perdu dans le feu

« Oublier les gens qu’on a seulement connus à travers des mots est bizarre, tant qu’ils existaient ils étaient plus intenses que la réalité, et à présent ils sont plus éloignés que des étrangers. »

La première nouvelle met en scène une jeune fille qui vit seule dans la maison de ses grands-parents dans le quartier devenu le plus mal famé de Buenos Aires. Elle fait la connaissance d’un petit garçon qui vit dans la rue avec sa mère droguée, et s’inquiète pour lui. Avec raison sans doute, car la violence et l’horreur ne sont pas loin. La deuxième nouvelle emmène les lecteurs dans un hôtel où le passé sombre de l’Argentine va ressurgir brièvement, mais fortement.
Les personnages de tous les textes sont des fillettes ou des jeunes filles, parfois de jeunes femmes au début de leur vie adulte : premier couple, premier appartement, premier travail. Cette découverte de la vie s’accompagne de révélations perturbantes, parfois même franchement effrayantes.

« Tous les jours je pense à Adela. Et si son souvenir ne surgit pas au cours de la journée -taches de rousseur, dents jaunes, cheveux blonds trop fins, moignon à l’épaule, bottines en peau de chamois- il revient la nuit, quand je rêve. »

Voici une lecture que je repoussais depuis de longues années ! J’ai écouté Mariana Enriquez lors d’une rencontre en 2017, à propos de ces nouvelles, précisément, et je l’avais trouvé très intéressante. Je n’avais pas pris de notes, malheureusement, mais j’ai reconnu un passage de le troisième nouvelle qui avait été lue lors de cette rencontre. La jeune autrice a écrit ensuite Notre part de nuit, un bon gros roman de 800 pages et très récemment Du danger de fumer au lit, un deuxième recueil de nouvelles. Je vous conseille d’aller voir la couverture de ce dernier livre, si ce n’est déjà fait.
Me voici donc lancée, six ans après, dans ces douze nouvelles qui m’ont toutes frappée les unes plus que les autres. Quelques lignes suffisent à mettre dans l’ambiance, et quelle ambiance ! Une fois les personnages posés, une sensation de malaise, diffuse, ou plus prégnante, s’installe très vite, et rend la lecture captivante. La pauvreté y est montrée par l’autrice comme une composante essentielle de l’Argentine, ainsi que la violence, qu’elle soit familiale, de rue ou ordonnée par l’état. Les femmes en sont bien souvent les premières victimes, et leurs échappatoires ne sont pas toujours celles auxquelles on penserait spontanément. Les textes vont crescendo, avec des scénarios de plus en plus terribles et fascinants à la fois (mais rien que je ne puisse lire, tout de même). Je peux vous dire qu’après cette lecture, beaucoup de romans risquent de vous paraître bien mièvres.

Ce que nous avons perdu dans le feu, de Mariana Enriquez (Las cosas que perdimos en el fuego) éditions du Sous-sol, 2017, traduction de Anne Platagenet, 240 pages. Existe en poche.

Un autre billet chez Krol.
Première participation au mois latino d’Ingannmic.


Pierre Lemaître, Le Grand Monde

« Dès qu’il posa les yeux sur les premiers dossiers, les pratiques douteuses de l’Agence lui apparurent comme une insulte. Cette même administration qui refusait de lui donner le moindre renseignement concernant le sort de Raymond lui demandait de tamponner à longueur de journée des demandes frauduleuses. De participer à l’essor de cette guerre. »

1948. Comme chaque année, la famille Pelletier se rend en procession au restaurant pour fêter la création de l’entreprise familiale : autour des parents, on remarque Jean, dit Bouboule, l’aîné à qui rien ne réussit, surtout pas son mariage avec l’acariâtre Geneviève ; Étienne qui ne souhaite qu’une chose, retrouver son amoureux en Indochine ; François, parti à Paris pour des études et Hélène, la plus jeune qui ne rêve que de le suivre. Les caractères se dévoilent, chaque enfant semble vouloir prendre son indépendance et échapper à l’autoritarisme de leur père, mais chacun à sa manière.

« La conception que Geneviève avait du couple s’apparentait à la guerre d’occupation. Il ne suffisait pas de réprimer toute tentative d’indépendance, il fallait aussi décourager d’avance jusqu’à l’idée même de rébellion. »

De la précédente trilogie de Pierre Lemaître, je n’ai lu que les deux premiers volumes, sans raison précise à cela. Disons qu’aucune urgence ne m’avait appelée à lire Miroir de nos peines après Au revoir, là-haut et Couleurs de l’incendie. La curiosité et l’envie de me plonger dans un bon pavé, bien écrit, sans temps mort, m’ont plutôt poussée vers Le Grand Monde, sorti il y a tout juste un an. Et j’y ai vraiment trouvé tout ce que j’attendais. (je me serais passée toutefois de quelques descriptions cruelles des horreurs de la guerre, mais j’admets qu’elles provoquent une prise de conscience indispensable pour Étienne). Embarquée dès les premières pages, je n’ai pas pu quitter ce roman. En effet, Pierre Lemaître possède un sens du rythme et du suspense extraordinaire, et un art du coup de théâtre incomparable !
Sa manière de passer d’un personnage à un autre, qui pourrait sembler artificielle sous d’autres plumes, fonctionne parfaitement. Son humour, et ses petites phrases assassines font retrouver tous les personnages, même les plus désagréables, avec grand plaisir. Et ses connaissances permettent de se (re)plonger dans une époque pas si lointaine, en prenant conscience de tout ce qui se jouait, que ce soit à Saïgon, à Beyrouth ou à Paris, dans les bureaux, les commerces ou sur le terrain.
Je me suis régalée davantage qu’avec les deux romans lus avant, pourtant déjà savoureux, et je compte bien poursuivre avec Le silence et la colère.

Le Grand Monde de Pierre Lemaître, éditions Calmann-Lévy, janvier 2022, 592 pages. Vient de sortir en poche.

Russell Banks, Continents à la dérive

Ce livre attendait dans une de mes étagères le bon moment pour sa lecture, et malheureusement, c’est le décès récent de Russell Banks qui m’a fait l’en sortir. J’ai découvert cet auteur il y a bien longtemps maintenant avec De beaux lendemains (paru en 1993, mais je l’ai lu après avoir vu son adaptation par Atom Egoyan en 1997), roman et film qui m’ont marquée, et ensuite, j’ai surtout aimé les recueils de nouvelles Un membre permanent de la famille, L’ange sur le toit et Trailerpark, et le roman American darling. Je pourrais lire deux ou trois romans qui ne me sont pas encore passés entre les mains, mais tout d’abord, qu’en est-il de ma lecture de Continents à la dérive ? Va-t-elle me donner envie de poursuivre ?

« Ce n’est pas une histoire de malchance, Bob le sait, la vie n’est pas une combinaison de forces aussi irrationnelle que ça. Et même s’il n’est pas un génie, ce n’est pas une histoire de stupidité non plus, car il y a trop d’imbéciles qui se débrouillent bien dans le monde. C’est à cause des rêves. Surtout du rêve d’une nouvelle vie, de redémarrer de zéro. »

Continents à la dérive est un des premiers romans de l’auteur, écrit en 1987, et il a l’ambition de montrer les flux migratoires comme une sorte de tectonique des plaques, et de comparer deux cas particuliers, celui de Bob Dubois (prononcer Dou-boyz) quittant avec sa famille le New Hampshire froid et triste pour la Floride, et celui d’une jeune femme, Vanise, avec son bébé et son neveu, tous trois fuyant Haïti, la violence, la pauvreté et l’absence d’avenir.
Bob, qui a un bon boulot de réparateur de chaudières, possède une petite maison, une voiture et même un bateau, se morfond et déprime, trouvant son quotidien trop éloigné de ses rêves de jeunesse. Sa femme Elaine, bien que ne partageant pas cette vision des choses, lui propose de tout laisser pour une nouvelle vie en Floride. Là-bas, le frère de Bob, Eddie, a bien réussi, et va employer Bob, et au soleil, tout ira mieux.

« – Tu vas y arriver en Amérique, ça y a pas de doutes, gamin, et peut-être que comme moi tu y trouveras ce que tu cherchais. Je sais pas quoi. Mais il faudra que tu donnes quelque chose en échange, si ce n’est pas déjà fait. Et quand tu l’auras eu, ce que tu cherches, il se trouvera que c’est pas ce que tu voulais, tout compte fait, parce que ça vaudra toujours moins que ce que tu as donné pour l’avoir. Au pays des hommes libres, il y a rien de gratuit. »

Quant à Vanise et son neveu, ils doivent faire confiance à des passeurs pour espérer atteindre le mirage américain, la Floride où, c’est certain, tout ira mieux pour eux.
On s’en doute, le rêve américain est sérieusement mis à mal par la vision de Russell Banks, qui, essentiellement au travers du personnage de Bob, propose aussi des réflexions sur les choix de vie. Je ne nierai pas avoir ressenti quelques longueurs et un aspect un peu bancal par moment, entre les introspections de Bob et les scènes de vaudou haïtien, mais je pense qu’il faut les attribuer au fait qu’il s’agit d’un des premiers romans de l’auteur.
Toutefois, bien que ce soit un roman plutôt dense et loin d’être concis, j’en ai trouvé la lecture prenante. Aucun des personnages, qui se débattent comme ils peuvent pour atteindre leurs chimères, n’y est vraiment aimable, et pourtant, il est impossible de se désintéresser de leur sort, d’autant qu’une rencontre semble inévitable, mais quelle forme va-t-elle prendre, et avec quelles conséquences pour chacun ?
Ce n’est qu’une des interrogations de ce roman qui entremêle des thèmes captivants.

Continents à la dérive (Continental drift, 1987) éditions Actes Sud, Babel, nouvelle traduction de Pierre Furlan, 2016, 544 pages.

N’hésitez pas à lire l’avis d’Ingannmic !

Michel Jean, Kukum

« C’est difficile d’expliquer le territoire d’avant. Le bois d’avant les coupes à blanc. La Péribonka d’avant les barrages. Il faut imaginer une forêt sautant d’une montagne à l’autre jusqu’au-delà de l’horizon, visualiser cet océan végétal balayé par le vent, réchauffé par le soleil. Un monde où la vie et la mort se disputent la préséance et au milieu duquel coule, entre des berges sablonneuses ou des falaises austères, une rivière qui ressemble à un fleuve. »

C’est la voix d’Almanda Siméon, arrière-grand-mère de l’auteur, qui nous arrive par-delà les années, pour raconter sa région et ce qu’elle est devenue. Kukum signifiant grand-mère en langue innu.
Orpheline d’origine irlandaise recueillie par un couple de fermiers québecois, elle a quinze ans lorsqu’elle rencontre Thomas, un jeune indien innu, et tombe amoureuse. Ils se marient très vite, et elle part avec lui, adoptant les us et coutumes du peuple de Thomas, notamment les pratiques nomades, l’hiver passé dans la forêt, où les hommes chassent pour recueillir des peaux qu’ils vendent au printemps, de retour au bord de Pekuakami, autrement dit le lac Saint-Jean. Almanda s’adapte bien, apprend la langue et toutes sortes de techniques, de chasse, de cuisine ou d’artisanat, qui lui étaient inconnues, elle entretient toujours une très belle relation avec Thomas, et aussi avec sa famille, puis des enfants naissent…

« Le bois arrivait de la rivière. Notre rivière, sur laquelle dansait des hommes armés de longues piques munies de crochets de métal à leur extrémité avec lesquelles ils dégageaient les troncs coincés par le courant entre les rochers. Dans nos canots, nous étions paralysés par l’effroi. Devant nous, la Péribonka, étouffant sous le poids des troncs, vomissait la forêt dans le lac. »

Jusqu’au jour où commence une déforestation massive, qui coupe à ces nomades tout accès à la rivière qu’ils remontaient chaque année, les obligeant à s’installer de manière pérenne au bord du lac, puis la scolarisation forcée des enfants, ainsi que l’arrivée du chemin de fer…
Malgré la très belle voix de Michel Jean, et sa manière toute pudique de raconter la vie d’Almanda, je suis restée un peu en marge de l’histoire, et j’en suis bien marrie ! Peut-être est-ce que retrouvant le même décor que La rivière de Peter Heller, dans un genre pourtant très différent, je n’aurais pas dû lire les deux successivement.
Je m’attendais aussi certainement à ce que la jeune mariée rencontre plus de difficultés au début pour s’intégrer à sa nouvelle famille, alors que tout se passe plutôt bien. Almanda est le prototype de la femme forte qui s’adapte avec facilité. La suite est moins rose, mais toujours sobrement racontée. Je reconnais volontiers que c’est un beau roman, aisé à recommander à toutes sortes de lecteurs.

Kukum de Michel Jean, éditions Points, 2022, 240 pages. (paru avant chez Dépaysages, 2020)

Michel Jean, journaliste et écrivain, est issu de la communauté Mashteuiatsh qui est la seule communauté autochtone du Nitassinan (« notre-terre » en langue innu) sur la rive ouest du lac Saint-Jean. Avant d’être une réserve, cette endroit, nommé aussi Pointe-Bleue, était un lieu de rassemblement commercial, mais aussi culturel, pour un peuple nomade, se déplaçant sur les rivières, ce que l’on retrouve dans le roman.
Cette communauté compte actuellement environ 6000 membres, dont un tiers réside sur place.
Un lien pour ceux qui veulent aller plus loin.

Lecture dans le cadre d’une activité autour des minorités/groupes ethniques lancée par Ingannmic (ce qui m’a incitée à mettre en mots mon avis sur Kukum, lu il y a plusieurs semaines !)

Stefan Zweig, Amok ou le fou de Malaisie

« Au mois de mars 1912, il se produisit dans le port de Naples, lors du déchargement d’un grand transatlantique, un étrange accident sur lequel les journalistes donnèrent des informations abondantes, mais parées de beaucoup de fantaisie. »

Un transatlantique navigue de l’Asie vers l’Europe. Un homme qui profite de la fraîcheur nocturne et du calme sur le pont, et se croit seul, va faire une étrange rencontre. L’autre homme se dérobe d’abord, mais les jours suivants, agité et perdu dans ses souvenirs, il finit par raconter ce qui l’obsède, au cours de plusieurs nuits de confidences. Le premier voyageur apprend que l’homme était médecin dans un village de Malaisie, et qu’une femme de la haute société, fière mais anxieuse, était venue le trouver dans son cabinet perdu dans la jungle, pour une demande un peu particulière. Et comment, entre puissante attraction et désir de la tourmenter, il l’avait poussée à une alternative dramatique…

« Soudain, une main me serra convulsivement le bras, au point que j’aurais presque crié d’effroi et de douleur. Dans l’obscurité, le visage s’était tout à coup rapproché de moi, grimaçant ; je vis surgir subitement ses dents blanches, je vis les verres de ses lunettes briller comme deux énormes yeux de chat dans le reflet du clair de lune. »

C’est bref, soixante-dix pages si on excepte les préfaces et appendices divers… mais magistral. La construction est parfaite, qui ramène dans les dernières pages le lecteur à l’endroit où tout a commencé, dans le port de Naples. Le style est d’un grand classicisme, clair, habile à faire monter la tension, et à restituer des atmosphères : la promiscuité et l’accablement ressentis à bord du navire comme la moiteur des forêts de Malaisie et la crasse des villes. Et aussi à imbriquer une histoire dans une autre et à sonder la psychologie de plus en plus fragile et affolée du médecin de Malaisie.
Je l’ai lu dans une version qui ne comporte que cette seule nouvelle, il en existe d’autres où Amok est suivi de Lettre d’une inconnue et de La ruelle au clair de lune.

Amok de Stefan Zweig, 1922, Livre de Poche, 2013, 128 pages.

Les Feuilles allemandes, c’est en novembre chez Patrice et Eva et Livr’escapades.
Aujourd’hui, lecture commune de La pitié dangereuse de Stefan Zweig chez Brize, Ingannmic, Keisha, Patrice

Deon Meyer, L’année du lion

« L’espèce humaine ne peut pas changer , l’homme ne peut tout simplement pas changer. L’évolution nous a programmés pour continuer à consommer jusqu’à ce que tout ait disparu. »

Une situation post-apocalyptique où tout manque, un père, son fils, on pense immédiatement à La route, mais L’année du lion est bien différent du roman de Cormac McCarthy, tout d’abord parce qu’il présente des personnages, quelques-uns du moins, à qui la catastrophe sanitaire n’a pas fait perdre toute humanité, et aussi par son dénouement qui ne manque pas de surprendre.
Dès les premières lignes, on apprend que le fils veut venger la mort de son père, et on peut en déduire pas mal de choses et aussi voir se dessiner beaucoup d’interrogations. Pour faire court, une pandémie à coronavirus à décimé la population mondiale, laissant cinq personnes sur cent capables de résister au virus. Tout est désorganisé, et une catastrophe nucléaire dans la région du Cap oblige les rescapés à fuir vers le nord. C’est là, près d’un barrage dont il espère remettre en route la centrale électrique, que s’installe Willem Storm avec son fils de treize ans, Nico. D’autres les rejoignent, pour peu qu’ils adhèrent à leur idée de la démocratie. Des personnages intéressants et venus d’horizons très divers…

« Ainsi, dit Père, nous sommes unis en tant que contrepoids au mal. Nous constituons le poids qui doit rétablir l’équilibre de l’univers. Nous découvrons notre identité dans notre différence, nous sommes le lieu de la lumière mais nous ne pouvons l’être que si « eux » représentent les ténèbres. »

Cette pandémie a été décrite par l’auteur en 2016, sans doute parce que les chercheurs qu’il a interrogé lui ont affirmé que ce virus était le plus vraisemblable, s’il voulait prédire une pandémie très rapide et généralisée. La très bonne idée du roman est d’avoir imaginé un groupe d’habitants prêts à intégrer une communauté utopique, alors que le reste du pays semble vivre sous la coupe de gangs dont la survie passe par le pillage et pire encore. Et pourtant, ça fonctionne, et, en prenant beaucoup de précautions contre de possibles attaques, les habitants d’Amanzi (qui veut dire « eau » en xhosa) réussissent à vivre relativement en harmonie. La création d’une société nouvelle, pas à pas, avec ses réussites et ses déboires, se lit avec enthousiasme. L’auteur, au travers du personnage de Willem Storm, développe des idées passionnantes sur la capacité de l’homme à construire une société autour d’un mythe. (je synthétise, l’intérêt est dans l’explication claire de cette idée).
Bien sûr, certains de ces villageois ne sont pas dépourvus de défauts, et de goût pour le pouvoir, et on se demande sans cesse par qui le malheur va arriver. Tout en admirant la résilience de la plupart d’entre eux et leur capacité à s’adapter à des conditions de vie moins consuméristes et plus communautaires que ce qu’ils avaient connu auparavant. Comme Deon Meyer est habitué à tisser des intrigues de polars, le suspense est parfaitement maintenu tout du long des six cents pages du roman. Les rapports compliqués entre le père et son fils adolescent, tous deux à leur chagrin dû à la perte de leur épouse et mère, apportent la touche indispensable de sentiment.
Même si vous avez l’impression d’avoir déjà lu assez de romans post-apocalyptiques, ce serait dommage de passer à côté de celui-ci. Il soulève des questions intéressantes sur notre monde d’aujourd’hui, des questions qu’il s’agirait de prendre à bras le corps dès maintenant.

L’année du lion de Deon Meyer (Koors, 2016), éditions du Seuil, 2017 et Points, 2018, traduction de Catherine Du Toit et Marie-Caroline Aubert, 710 pages.

Actu du noir a apprécié aussi.

Mois africain, la suite !

Hédi Kaddour, Savoir-vivre

« …j’avais vraiment envie d’une promenade et pas d’un défilé, une promenade dans un parc avec un lac, de l’herbe, des pommes de pin, des rencontres amusantes comme avant-hier, les deux petites-filles du roi sur leurs tricycles, chacune avec sa gouvernante, la plus effrontée c’était l’aînée, celle qui s’appelle Elizabeth, elle faisait exprès d’accélérer pour faire courir sa gouvernante, elle riait… »

Cela se passe à Londres en 1930. Quatre personnages se croisent : Lena, chanteuse américaine qui prépare un concert avec Thibaut, pianiste plus jeune qu’elle avec lequel elle a une aventure. Ensuite, Max, journaliste et ami de longue date d’Helena et enfin Strether, colonel médaillé, dorénavant maître d’hôtel dans un restaurant que Max fréquente souvent. Le journaliste, cherchant un sujet de reportage, veut interroger Strether sur la bataille de Mons, mais surtout sur les partis d’extrême-droite dont l’influence grandit à Londres. Pour distraire Léna de ses obsessions amoureuses, il l’emmène rencontrer Strether, qui se confie d’ailleurs plus facilement en présence de la jeune femme. Ce colonel décoré va devenir le centre du roman, et de quelle manière ! Patience, une surprise attend le lecteur aux trois-quarts du texte.

« Elle supportait de moins en moins le désordre de cet homme, ses rêves de fortune, auxquels il ne croyait même pas, sa capacité à tout vouloir, à ne rien faire, à s’imaginer que le temps devait tout arranger. »

À lire ce texte drôlement bien écrit, avec de subtiles touches d’humour, et beaucoup de finesse, on se croirait dans un roman anglais de Graham Swift ou Julian Barnes. L’ambiance de Londres entre deux guerres est particulièrement sensible et bien restituée. Je ne connaissais pas Hédi Kaddour avant de lire le billet d’Anne, il y a un an, et j’ai eu tout de suite envie de découvrir ce roman aussi. C’est vraiment très bien fait, l’auteur a creusé l’histoire étrange des « anges de Mons », qui seraient venus au secours des troupes anglaises en perdition lors d’une bataille mémorable. Strether y était, c’est donc une source sûre pour le journaliste. Au-delà du personnage fascinant du colonel, il y a aussi l’incursion dans les groupuscules fascistes en Angleterre. Il faut avancer assez loin dans le roman, être bien pris dans les filets d’un auteur très habile pour comprendre le fin mot de tout cela.
Et hop, encore un auteur à suivre !

Savoir-vivre de Hédi Kaddour, (éditions Gallimard, 2010) Folio, 2011, 232 pages.

L’auteur, né à Tunis, est aussi traducteur et enseignant. Il a écrit, entre autres, Les prépondérants, Waltenberg, La nuit des orateurs, et reçu plusieurs prix littéraires.
Lu pour le Mois africain du blog Sur la route de Jostein.