Caroline Laurent, Rivage de la colère

« L’espoir, c’est l’ordinaire tel qu’il devrait toujours être : tourné vers un ailleurs. Pas un but ni un objectif, non, un ailleurs. Un lieu secret dans lequel, enfin, chacun trouverait sa place. Un lieu juste.
Le mien existe.
Une île perdue au large de l’océan Indien, une langue de sable exagérément plate, et vide, et calme ; une certaine transparence des flots. La mer comme un pays. Cette île que personne ne connaît, c’est chez moi, c’est ma terre. »

En 1967, quand le tout jeune mauricien Gabriel Neymorin débarque aux Chagos, archipel dépendant de l’île Maurice, pour seconder l’administrateur, il ne se doute pas qu’il va tomber amoureux de cet endroit, et de l’une des habitantes, Marie Ladouceur, jeune femme mère d’une petite fille. Peu de temps après, l’île Maurice devient indépendante. Quel va être le statut des îles Chagos, archipel où trois îles seulement sont habitées, et ce depuis quelques siècles, lorsque les Français puis les Britanniques, y firent venir des esclaves pour récolter la canne à sucre ? Gabriel se trouve être au courant avant les habitants, avant Marie, mais une clause de confidentialité qu’il a signée l’empêche de les prévenir, créant un affreux dilemme pour le jeune homme. Tout d’abord, les bateaux de ravitaillement ne passent plus. Puis les Chagossiens qui partent voir leur famille ou se faire soigner à l’île Maurice sont empêchés de revenir, et enfin tous les autres habitants sont prévenus brutalement qu’ils doivent prendre quelques bagages et embarquer.

« Sur la plage, le spectacle était une désolation. Toutes les familles s’entrechoquaient, avec des paniers, des draps bourrés d’affaires à l’image de ce qu’elle avait fait elle-même, les regards perdus, hagards, les lamentations, l’incompréhension. Pourquoi les arrachait-on à leur île ? Qui avait décidé ça ? Quand reviendraient-ils ? Le désarroi était total. »

Cette triste histoire est vue par Joséphin, enfant transplanté depuis son île alors qu’il était tout petit. Devenu adulte, il va chercher, avec d’autres, des recours internationaux et plaider pour un retour des exilés dans leur île. Le récit alterne donc entre son enfance, avec l’histoire de sa mère, et son combat juridique actuel.
Si je n’ai pas été entièrement convaincue par l’aspect romance dans les premiers chapitres, j’ai aimé de plus en plus ce texte au fur et à mesure de la lecture, en particulier tout ce qui raconte le combat du peuple déraciné de manière inhumaine et plongé dans la misère la plus noire, pour retrouver l’île d’où ils ont été chassés.
Cette fiction a tout d’un récit de vie tant les personnages sont bien incarnés, avec une écriture qui emporte et fait compatir, mais surtout elle fait découvrir un pan d’histoire méconnu qui provoque l’indignation.
Si comme moi avant lecture, vous ne situez pas vraiment ces îles, voici une carte de l’océan Indien (l’île Maurice est représentée, mais pas nommée, à l’est de Madagascar et de la Réunion).

Rivage de la colère de Caroline Laurent, éditions Les Escales, 2020 puis Pocket, 2021, 432 pages.

Ce livre entre dans le cadre des lectures sur les minorités ethniques, sur une idée d’Ingannmic, qui l’a lu aussi, retrouvez son avis.

Santiago H. Amigorena, Le ghetto intérieur

« De la même manière que la plupart des Argentins, quarante ans plus tard dans cette même ville de Buenos Aires, allaient refuser de croire que la dictature militaire avait fait des milliers de disparus, les gens, en Allemagne, en Pologne, en Tchécoslovaquie, en Hongrie, en Roumanie, dans les pays baltes, en Crimée, en Ukraine, en Russie, comme partout dans le monde, préféraient ne pas parler, ne pas savoir. Tout le monde préférait ne pas parler de cette horreur pour une raison élémentaire et intemporelle : parce que l’horreur crue de certains faits permet toujours, dans un premier temps, de les ignorer. »

En septembre 1940, à Buenos Aires, Vicente et Rosita forment un couple heureux, avec leurs trois enfants. Vicente a quitté la Pologne depuis de longues années déjà, il tient un commerce qui marche bien, il retrouve souvent ses amis Sammy et Ariel pour de longues discussions. Mais les nouvelles qui arrivent d’Europe sont très mauvaises, et Vicente commence à regretter d’être parti seul, et de ne pas avoir insisté suffisamment pour que sa mère, et aussi son frère et sa sœur viennent les rejoindre. Il culpabilise d’autant plus que ce n’est pas le nazisme qui l’a fait quitter la Pologne, mais plutôt une envie d’indépendance. Ce même souhait de liberté qui l’a retenu d’insister auprès de sa mère. Les lettres de celle-ci deviennent plus inquiétantes, elle et le frère de Vicente sont maintenant enfermés dans le ghetto surpeuplé de Varsovie. Vicente devient alors de plus en plus sombre, renfermé, incapable de partager ses tourments avec ses proches, ne sachant s’il doit se tenir au courant des dernières nouvelles ou bien les ignorer…

« Comme tous les Juifs, Vicente avait pensé qu’il était beaucoup de choses jusqu’à ce que les nazis lui démontrent que ce qui le définissait était une seule chose : être juif. »

Vous aurez sans doute déjà lu, ou au moins entendu parler de ce roman sorti il y a trois ans. Je ne connaissais pas Santiago Amigorena avant de lire de nombreux avis sur ce roman. J’ai découvert que comme beaucoup d’auteurs francophones de langues maternelles diverses, il possède un très beau style, qui n’essaye pas d’en faire trop, et dont la sobriété renforce le propos. De plus, avec son grand-père Vicente, à qui la vie et la culpabilité avaient fait perdre l’usage de la parole, il tenait là un très beau sujet. Qu’il a brillamment raconté, faisant pénétrer à la fois dans le Buenos Aires des années quarante et à Varsovie, comme dans la froide logique d’extermination nazie. De belles réflexions sur l’identité, sur ce qu’est d’être juif, sur l’exil, sur la culpabilité et sur la transmission ponctuent le roman, qui est tout aussi passionnant qu’il se lit facilement.

Le ghetto intérieur de Santiago H. Amigorena, éditions P.O.L., août 2019, 192 pages, sorti en Folio.

Les avis de Ingannmic et Krol.
Le mois latino-américain c’est ici.

E. Lily Yu, L’Odyssée de Firuzeh

« L’ennui, déclara Nasima, c’est pire que les requins. Ils avaient vu les ailerons au loin la veille, mais à présent la mer n’avait plus à leur montrer que des bouteilles en plastique, des paquets de chips et des entrelacs d’algues.
Firuzeh rétorqua qu’elle préférait l’ennui. »

Firuzeh, fillette afghane, ses parents et son petit frère, le turbulent Nour, doivent quitter précipitamment Kaboul, où leur sécurité n’est plus assurée. Leur seul choix est l’exil. C’est par le regard de Firuzeh que le périple de la famille est abordé par E. Lily Yu, jeune autrice américaine.
Passé la première surprise de voir ces Afghans, en compagnie de migrants d’autres nationalités, tenter une longue errance vers l’Australie, rien n’est très différent des périples de demandeurs d’asile entre l’Afrique et l’Europe, ou l’Asie et l’Europe. Le passage des frontières, l’attente des passeurs, la montée à bord d’embarcations surpeuplées, la traversée de tous les dangers jusqu’à ce que des gardes-côtes australiens les récupèrent et les parquent dans un camp sur l’île de Nauru (j’allais écrire Lampedusa, mais non). Là, dans des conditions intenables, ils doivent attendre, pendant un temps que les enfants n’évaluent pas, que leur demande d’asile aboutisse ou non. La deuxième partie du roman se situera après cet internement à Nauru.

« Un rêve fracturé. Des bruits de pas creux sur un long quai, l’eau clapotant en contrebas. Les vibrations et les grondements familiers d’un moteur d’autocar. Des clôtures argentées s’ouvrant à leur passage pour les avaler. Firuzeh battit des paupières pour ouvrir les yeux, elle vit, et elle oublia. »

Le style original, plutôt poétique, qui place cette narration du point de vue d’une petite fille est touchant. L’amitié de Firuzeh avec Nasima, une fillette de son âge, amitié qui va perdurer au-delà des difficultés, constitue le cœur du roman. Si le mélange de réalité brutale, d’histoires et d’imagination enfantine déconcerte un peu, il est parfait pour montrer à quel point les enfants sont obligés dans ces conditions extrêmes de grandir trop brutalement. Le titre ne mentionne que Firuzeh, mais le petit Nour s’avère de plus en plus attachant aussi, au fil des pages. Leurs parents aimeraient les garder dans l’enfance, et leur racontent souvent des histoires issues de leurs traditions, du moins tant qu’eux-mêmes ont encore suffisamment d’espoir pour pouvoir en insuffler dans leurs contes. Il faut dire que les désillusions s’accumulent.
Quelques chapitres, dans un style différent, montrent des personnages secondaires, et l’une d’entre eux, arrivant à la fin du roman, semble correspondre au parcours de l’autrice. Cela renforce la réalité de l’histoire. La fin est tout juste formidable, et rattrape le rythme un peu lent du milieu de ce premier roman.

L’Odyssée de Firuzeh de E. Lily Yu, (On fragile waves, 2021), éditions de l’Observatoire, janvier 2023, traduction de Diniz Galhos, 296 pages.

Russell Banks, Continents à la dérive

Ce livre attendait dans une de mes étagères le bon moment pour sa lecture, et malheureusement, c’est le décès récent de Russell Banks qui m’a fait l’en sortir. J’ai découvert cet auteur il y a bien longtemps maintenant avec De beaux lendemains (paru en 1993, mais je l’ai lu après avoir vu son adaptation par Atom Egoyan en 1997), roman et film qui m’ont marquée, et ensuite, j’ai surtout aimé les recueils de nouvelles Un membre permanent de la famille, L’ange sur le toit et Trailerpark, et le roman American darling. Je pourrais lire deux ou trois romans qui ne me sont pas encore passés entre les mains, mais tout d’abord, qu’en est-il de ma lecture de Continents à la dérive ? Va-t-elle me donner envie de poursuivre ?

« Ce n’est pas une histoire de malchance, Bob le sait, la vie n’est pas une combinaison de forces aussi irrationnelle que ça. Et même s’il n’est pas un génie, ce n’est pas une histoire de stupidité non plus, car il y a trop d’imbéciles qui se débrouillent bien dans le monde. C’est à cause des rêves. Surtout du rêve d’une nouvelle vie, de redémarrer de zéro. »

Continents à la dérive est un des premiers romans de l’auteur, écrit en 1987, et il a l’ambition de montrer les flux migratoires comme une sorte de tectonique des plaques, et de comparer deux cas particuliers, celui de Bob Dubois (prononcer Dou-boyz) quittant avec sa famille le New Hampshire froid et triste pour la Floride, et celui d’une jeune femme, Vanise, avec son bébé et son neveu, tous trois fuyant Haïti, la violence, la pauvreté et l’absence d’avenir.
Bob, qui a un bon boulot de réparateur de chaudières, possède une petite maison, une voiture et même un bateau, se morfond et déprime, trouvant son quotidien trop éloigné de ses rêves de jeunesse. Sa femme Elaine, bien que ne partageant pas cette vision des choses, lui propose de tout laisser pour une nouvelle vie en Floride. Là-bas, le frère de Bob, Eddie, a bien réussi, et va employer Bob, et au soleil, tout ira mieux.

« – Tu vas y arriver en Amérique, ça y a pas de doutes, gamin, et peut-être que comme moi tu y trouveras ce que tu cherchais. Je sais pas quoi. Mais il faudra que tu donnes quelque chose en échange, si ce n’est pas déjà fait. Et quand tu l’auras eu, ce que tu cherches, il se trouvera que c’est pas ce que tu voulais, tout compte fait, parce que ça vaudra toujours moins que ce que tu as donné pour l’avoir. Au pays des hommes libres, il y a rien de gratuit. »

Quant à Vanise et son neveu, ils doivent faire confiance à des passeurs pour espérer atteindre le mirage américain, la Floride où, c’est certain, tout ira mieux pour eux.
On s’en doute, le rêve américain est sérieusement mis à mal par la vision de Russell Banks, qui, essentiellement au travers du personnage de Bob, propose aussi des réflexions sur les choix de vie. Je ne nierai pas avoir ressenti quelques longueurs et un aspect un peu bancal par moment, entre les introspections de Bob et les scènes de vaudou haïtien, mais je pense qu’il faut les attribuer au fait qu’il s’agit d’un des premiers romans de l’auteur.
Toutefois, bien que ce soit un roman plutôt dense et loin d’être concis, j’en ai trouvé la lecture prenante. Aucun des personnages, qui se débattent comme ils peuvent pour atteindre leurs chimères, n’y est vraiment aimable, et pourtant, il est impossible de se désintéresser de leur sort, d’autant qu’une rencontre semble inévitable, mais quelle forme va-t-elle prendre, et avec quelles conséquences pour chacun ?
Ce n’est qu’une des interrogations de ce roman qui entremêle des thèmes captivants.

Continents à la dérive (Continental drift, 1987) éditions Actes Sud, Babel, nouvelle traduction de Pierre Furlan, 2016, 544 pages.

N’hésitez pas à lire l’avis d’Ingannmic !

Madeleine Assas Le doorman

« Chaque passant, chaque individu croisé est un monde à lui seul, un voyage mystérieux. La ville vibre de millions de promesses. Elle est puissante, dangereuse, imprévisible. On ne peut vivre qu’aux aguets, à New York. La vie vous submerge, la mort est partout. »

Un homme, une ville, quarante de vie commune… Voilà qui résume très sommairement ce roman mais qui lui va très bien aussi. Raymond, dit Ray, né en Algérie, après être passé par Marseille puis par Paris, où rien ne l’a vraiment retenu, a tenté sa chance à New York. Après une période de petits boulots, un emploi de doorman trouvé au 10, Park avenue, va le fixer pour de longues décennies dans cette ville. Pas vraiment concierge, pas tout à fait portier, son rôle est multiple et le fait qu’il loge dans un petit studio au dernier étage lui permet de mieux connaître tous les résidents de l’immeuble. Son métier lui permet aussi d’observer les new-yorkais, leur variété, leurs points communs. Quant à ses promenades avec Salah, son ami documentariste, elles lui apportent un regard sur les lieux qu’il n’avait pas eu dans les villes où il avait vécu précédemment. Au gré de ses amitiés, de ses amours aussi, il apprivoise la ville jusqu’à ne plus imaginer un ailleurs.

« Quand, peu à peu, moi et New York était devenu New York et moi, j’ai senti que , sujet minuscule avalé par le monstre, il me fallait respirer, prendre des pauses. J’ai compris que si je ne voulais pas être digéré par l’énergie colossale de la ville et rejeté comme un débris par sa mécanique sans pitié, je devais me construire, ou plus exactement, me reconstruire. »

À un certain moment je me suis demandée où allait le roman, mais il ne va nulle part, (comme si une ville se rendait quelque part !), enfin presque… C’est la grande ville, grouillante, bruyante, multiple, qui partage le rôle principal du roman, avec l’immeuble cossu et son concierge. Ray, malgré sa discrétion, est quelqu’un d’attachant, dont la personnalité gagne en ampleur et en sensibilité tout à la fois, au fil des quarante années. D’autres figures émergent, toutes intéressantes, toutes charriant leur histoire en relation avec New York. Un roman qui dégage un charme certain, et pas seulement pour ceux qui ont déjà visité la ville qui ne dort jamais… L’évolution de la cité en quarante ans y est bien présente, par mille et une petites notations passionnantes.
J’ai raté l’année dernière, à Arles, une rencontre avec l’autrice, j’aurais aimé savoir d’où lui est venu l’idée de ce roman. J’en reste à ma rencontre avec le livre, tout à fait réussie.

Le doorman, de Madeleine Assas, éditions Actes Sud, février 2021, 384 pages.

Lu pour le mois sur la ville chez Athalie et Ingannmic.

Bandes dessinées variées (4)

Cela fait longtemps que je n’ai pas parlé bande dessinée ici et pourtant, je ne boude pas le genre, et j’ai même fait quelques jolies découvertes ces derniers temps.

Peau d’homme de Hubert et Zanzim, Glénat BD, 2020, 160 pages.
Difficile de résumer cette bande dessinée en quelques lignes ! À la Renaissance en Italie, la jeune Bianca doit se marier avec Giovanni, qu’elle ne connaît pas. Mais sa tante lui dévoile un secret transmis entre les femmes de la famille, une « peau d’homme ». Si elle la revêt, elle pourra vivre comme un homme pendant quelques heures, et rencontrer ainsi son futur époux. Devenue Lorenzo, elle trouble par sa beauté, et fait des découvertes que son statut de fille à marier ne lui aurait pas permis de faire. Ce roman graphique pose beaucoup de questions, sur la sexualité notamment, explore aussi un contexte religieux, avec le frère de Bianca, Jésuite fanatique.
J’ai trouvé cela fort bien fait, facile à lire, bien ancré dans le seizième siècle tout en soulevant des problèmes contemporains. J’ai beaucoup aimé les dessins qui peuvent paraître simples, avec leurs couleurs franches, mais qui transportent dans le passé avec facilité. Surprenant et intéressant !
Vu chez Noukette.

Sandrine Martin, Chez toi, Athènes 2016, Casterman, 2021, 208 pages
Repéré sur un blog, sans doute chez Sylire qui l’a beaucoup aimée. Sur le thème de l’exil, j’ai déjà lu la formidable Odyssée d’Hakim et le merveilleux Les oiseaux ne se retournent pas. Cependant pas de redites par rapport à ces BD, mais une rencontre passionnante entre une sage-femme grecque et une jeune syrienne enceinte. Inspirée d’une expérience vécue par l’auteure à Athènes, ce roman graphique aux jolies pages crayonnées de bleu et de rouge mêlés pose des questions sur le déracinement, sur la volonté d’élever un enfant dans un pays qui l’accueillera le mieux possible, sur une reconnaissance universelle entre femmes. Le rôle des sages-femmes dans le système de santé grec apporte un intérêt supplémentaire à ce beau roman graphique.

Etienne Davodeau, Le droit du sol, Futuropolis, 2021, 216 pages
Difficile de résister à un nouveau roman graphique d’Étienne Davodeau. L’auteur est aussi un marcheur, et il décide de relier à pied le sud-ouest de la France au nord-est. Deux sujets le passionnent en effet, tout d’abord les peintures de la grotte de Pech-Merl dans le Lot, témoignages restés intacts depuis près de trente mille ans, et, plus angoissant, le site de Bure, dans la Meuse, où l’état et les fournisseurs d’énergie prévoient d’enfouir des déchets nucléaires qui mettront au moins cent mille ans à perdre de leur nocivité. Quel cadeau pour nos héritiers !
Il marche donc de Pech-Merl à Bure, avec les aléas habituels des marcheurs au long cours, tout en conversant avec des spécialistes des sujets qui le tracassent. Les dessins de paysage se développent sur des tiers ou des demies pages, les réflexions sur notre rapport à la planète et en particulier à son sol, sont intéressantes, j’ai parcouru avec plaisir ce chemin, et sans aucune ampoule aux pieds !

Eric Plamondon, Oyana

« Je n’ai jamais oublié cette phrase qu’il m’avait dite : une langue c’est un patois qui a gagné la guerre. »

En 2018, l’organisation séparatiste basque ETA annonce sa dissolution. C’est alors qu’Oyana, qui vit depuis plus de vingt ans à Montréal avec son époux, décide de partir sur un coup de tête pour retrouver sa région d’origine. Elle écrit à son mari une longue lettre où elle dévoile petit à petit les circonstances dramatiques qui l’ont forcée à partir et à se protéger sous une autre identité. Comme dans Taqawan, des écrits documentaires retracent en parallèle l’histoire du mouvement ETA.

« Une fois que l’on s’est arraché à la géographie d’un lieu, on doit s’accrocher à son pays intérieur. »

Pour terminer Québec en novembre, j’aurais préféré finir en apothéose, mais mon ressenti reste un peu mitigé. Je ne me suis pas trop attachée au personnage d’Oyana, malgré son parcours mouvementé.
La présentation sous forme d’aveux écrits par Oyana, revenant sur sa jeunesse, ne m’a portée à me sentir concernée, et j’ai trouvé que le texte manquait de rythme. Ce qui s’explique peut-être par le dénouement. En effet, celui-ci marque par son intensité et la surprise finale semble avoir été présente à l’esprit de l’auteur dès le début. N’ayant pas ce final en tête, bien évidemment, je n’ai pas vu où l’auteur voulait aller, et me suis retrouvée sans perspective, hésitante, pendant une bonne partie du roman.
Pourtant les thèmes de la lutte armée, de la culpabilité, de l’exil aussi, sont très intéressants et amènent des pages qui ne manquent pas de force, mais l’ensemble m’a paru ou trop long, ou trop court, sans m’embarquer tout à fait.

Ce n’est que mon avis : Keisha ou Mes échappées livresques ont été emportées par ce texte. Et vous, l’avez-vous lu ?

Oyana de Eric Plamondon, éditions Quidam, mars 2019, 147 pages, existe au Livre de Poche.

Québec en novembre, c’est chez Karine et Yueyin.

Bandes dessinées variées (3)

Fabien Toulmé, L’odyssée d’Hakim tomes 1, 2 et 3, éditions Delcourt, parutions 2018 à 2020, environ 272, 264 et 280 pages.
Repéré grâce à Keisha.
Une odyssée, voilà un terme qui convient parfaitement à ces plus de huit cent pages qui relatent le voyage d’un jeune Syrien jusqu’en France. Fabien Toulmé cherchait à faire comprendre les parcours individuels des réfugiés par le prisme d’un cas individuel. C’est parfaitement réussi, on s’attache à Hakim, jeune homme vivant en Syrie, jeune entrepreneur qui a créé une pépinière qui fonctionne bien. Jusqu’à des manifestations anti-régime, au cours desquelles il est arrêté pour être venu en aide à un blessé. Emprisonné, torturé, il est finalement relâché, mais la confiance qu’il avait dans son pays à disparu, son lieu de travail réquisitionné, il n’a plus rien. Ses parents sont trop âgés et ne veulent pas partir, d’autant qu’ils sont sans nouvelles d’un jeune frère emprisonné également.
Hakim part chercher du travail d’abord au Liban, puis en Turquie, mais les nombreux réfugiés commencent à être accueillis de plus en plus froidement. Hakim tombe amoureux d’une jeune Syrienne, partie à l’étranger avec sa famille. Ils se marient, tentent de construire une vie ensemble, puis décident de partir pour la France. Que d’embûches et de problèmes ! Najmeh réussit à demander l’asile en France, mais c’est plus compliqué pour Hakim et leur petit garçon qui attendent en Turquie. Si bien qu’Hakim se résout à utiliser des moyens clandestins pour rejoindre sa femme.
Voici, résumés très brièvement, le contenu des trois tomes, contenu bien plus riche que cela, un regard formidable sur un parcours particulier, qui devient pourtant universel, et vaut toutes les statistiques. De plus, le graphisme est tout à fait comme je les aime, et convient bien à un récit en images, rond et lisible, sans effets inutiles.
Pour moi, une série incontournable !

Nicolas de Crécy, Visa transit tome 1, Gallimard, 2019, 136 pages
Sur le thème du voyage, cette bande dessinée est bien différente de la précédente ! Deux cousins embarquent quelques vêtements, des cartons de livres et deux sacs de couchage dans une Citroën Visa hors d’âge, qui les mènera le plus loin qu’elle pourra, direction la Turquie. Cela se passe en 1986, l’été qui suit l’accident de Tchernobyl. Les deux zigotos parcourent l’Italie, la Yougoslavie, la Bulgarie, sans vraiment faire de tourisme, sans non plus chercher à faire connaissance avec l’habitant. Ils sont un peu dans leur bulle. D’ailleurs, pourquoi ont-ils emportés autant de livres, ils ne passent pas particulièrement leur temps à lire ? Quelques épisodes sont savoureux, notamment celui de la station service yougoslave. D’autres un peu plus obscurs, comme les incursions du poète Henri Michaux qui intervient à plusieurs reprises, échappé sans doute d’un des fameux livres.
Le dessin est plaisant, les paysages donnent envie de partir sur les routes, sans but. Je me pencherai probablement sur le deuxième tome, par curiosité.

Olivia Burton, Mahi Grand, Un anglais dans mon arbre, Denoël, 2019, 222 pages.
Finalement, toutes les bandes dessinées du jour ont pour thème le voyage, faut-il y voir un manque, une absence ?
Olivia Burton découvre à la mort de son père qu’un de ses ancêtres était un explorateur connu, Sir Richard Francis Burton. Un homme aux mille vies, parlant de nombreuses langues, espion, aventurier, traducteur du Kamasutra, explorateur des sources du Nil.
Olivia cherche ses traces à Londres, puis en Afrique. Le point de vue alterne entre celui des recherches de la jeune femme et la mise en images du récit des aventures de Sir Burton par lui-même. Le dessin change aussi selon les deux époques, et fait merveille dans les voyages de l’ancêtre : grand-père, ou grand-oncle ou encore ? Les généalogies cachent bien des mystères ! Et ce roman graphique est très sympathique.

Jeanine Cummins, American dirt

« Elle se couvre le visage de ses mains, demande à Luca de faire la même chose, mais il ne s’agit pas de dévotion. Juste de la dissimulation pour le cas où des Jardineros seraient pentecôtistes, trafiquants de drogue le lundi, assassins le jeudi, et quêteurs de pardon le dimanche. Cela ne semble pas plus extravagant que tout ce qui est arrivé. » 
À Acapulco, une fête de famille interrompue par des tueurs qui assassinent seize personnes, voici les premières pages tout à fait saisissantes du roman. Lydia et son fils de huit ans en réchappent et se retrouvent seuls, obligés de fuir au plus vite. La police ne peut leur être d’aucune aide, une partie des policiers étant à la solde du cartel des Jardineros. Lydia, qui est libraire, mariée à un journaliste, sait pour quelle raison ils s’en sont pris à sa famille, et n’a aucun doute sur le fait que leur chef voudra finir le travail si elle ne part pas au plus vite. Atteindre les États-Unis devient son seul objectif, et elle se mêle au flux des migrants venus d’Europe centrale, tentant ainsi de passer inaperçue. Elle va même envisager de prendre la Bestia, le train sur le toit duquel les migrants s’accrochent, au péril de leur vie.

« La rue est une impasse qui aboutit à une cuvette de béton : une rangée de boutiques à droite, d’énormes bâtiments gouvernementaux lourdingues sur la gauche et, directement en face, un mur, surmonté d’un deuxième mur, lui-même surmonté d’un troisième mur coiffé de fil de fer barbelé et de caméras. »
J’ai rarement ressenti des montées d’adrénaline comme à la lecture de certains passages de ce livre. J’ai vécu avec Lydia toutes sortes de tristesses, d’angoisses et de peurs, la principale étant devoir fuir un cartel de narcotrafiquants sans pitié et tout-puissant. Pour ce que j’en sais, le roman m’a paru tout à fait bien documenté et réaliste dans la description des passages obligés des candidats au voyage vers la frontière américaine. Le texte opère quelques retours en arrière qui permettent de comprendre comment un cartel de narcotrafiquants en est venu à prendre la famille de Lydia pour cible. Mais l’essentiel du texte raconte de manière intime le point de vue de Lydia, tout entière tournée vers la survie de son fils, et vers le prochain point de son trajet. Dans son esprit, il n’y a guère de place pour le passé, et cela correspond tout à fait à ce qui est raconté. Les rencontres que font la mère et le fils ne font pencher le roman ni dans une direction trop sombre, ni vers un aspect trop angélique. Comme partout, il y a des corrompus, des cyniques, mais aussi des âmes charitables ou bienveillantes. Malgré la très grande tension qui émane de chaque page du texte, un espoir reste toujours permis, si infime soit-il.
Même si j’avais déjà lu des romans sur ce thème, (je pense à Avant la chute de Fabrice Humbert), j’ai beaucoup appris à la lecture du roman de Jeanine Cummins, notamment sur la manière dont le trafic de drogue gangrène le Mexique. Ce voyage cauchemardesque du sud vers le nord du Mexique m’a tenue en haleine d’une manière qui m’a vraiment suffoquée, à la fois d’indignation contre ces gangs monstrueux, et d’admiration pour le courage des migrants. Plus que l’écriture, c’est la structure sans faille du roman qui m’a marquée, et les personnages attachants ou ignobles. J’ai aussi apprécié de lire un point de vue féminin, renforcé par les témoignages d’autres jeunes filles ou femmes rencontrées en route, sur cet exode dramatique.

American dirt de Jeanine Cummins, éditions Philippe Rey, 2020, traduit de l’anglais par Françoise Adelstain et Christine Auché, 544 pages.

Pour compléter, un article sur les cartels sévissant à Acapulco et un entretien sur France Inter avec Jeanine Cummins.

Ce roman se passant au Mexique, il peut participer au mois latino-américain, même si l’auteure vit aux États-Unis.

Nadia Nakhlé, Les oiseaux ne se retournent pas

« Les oiseaux
ne se retournent pas.

Ils partent.

Exilés au cœur léger,
Âmes vagabondes,
Qui filent à travers les ombres.

Ils partent. »
Les grands-parents d’Amel ont pris une décision douloureuse : leur petite-fille de douze ans doit partir, quitter leur pays en guerre. Elle devient Nina, troisième enfant d’une famille d’amis qui part pour l’Europe. Mais elle se trouve séparée d’eux à la frontière.
Bacem fuit aussi la guerre, ce rêveur solitaire préfère la musique au combat. Ils feront une partie du chemin ensemble.

« La vérité est comme les étoiles. Elle n’apparaît que dans la nuit obscure. » Khalil Gibran
Repérée chez Aifelle et trouvée aussitôt dans les nouveautés à la médiathèque, quelle chance ! J’ai été happée dès les premières pages par le dessin, le noir et blanc rehaussé de touches de rouge, d’or, de bleu ou d’émeraude.
La grande réussite est d’avoir raconté une histoire réaliste d’exil, vue à hauteur d’enfant, enfant qui garde une part d’innocence malgré les nombreuses recommandations de ses grands-parents, d’avancer, de ne pas montrer ses peurs, de ne donner sa confiance à personne. Ensuite d’avoir mêlé ce récit d’exil à des éléments plus proches du rêve, les oiseaux, la musique, la poésie, qui reviennent entre les pages.
Les illustrations sont magnifiques, des pleines pages ou des cases plus conventionnelles, des arabesques blanches sur noir, des paysages et des visages, tout concourt à en faire un roman graphique exceptionnel. Et pour moi, un coup de cœur incontestable !



Les oiseaux ne se retournent pas de Nadia Nakhlé, éditions Delcourt, mars 2020, 224 pages.