Youri Rytkhèou, L’étrangère aux yeux bleus

« Je ne veux pas renouveler l’exploit scientifique de Margaret Mead. Je veux la dépasser et m’assimiler au peuple que j’étudie, chose qu’elle n’a pas réussi à faire. J’irai assurément plus loin qu’elle, je décrirai la vie d’un peuple primitif de l’intérieur et non du dehors. »

Anna Odintsova, jeune ethnographe arrivant de Leningrad, débarque en 1947 à Ouelen, à l’extrême est de la Russie, pour y étudier le peuple tchouktche. Ces nomades, cousins de ceux qui vivaient en Alaska, juste de l’autre côté du détroit de Behring, suivaient leurs troupeaux de rennes de places en places, dressant leur campement là où la nourriture était suffisante, et vivaient du commerces de peaux. A peine arrivée, Anna rencontre un jeune Tchouktche, Tanat. Ils se plaisent, et Anna persuade Tanat de se marier. Elle va ainsi pouvoir s’intégrer à la famille du jeune homme et vivre comme une vraie Tchouktche, tout en notant ses observations pour une future thèse.
Mais la collectivisation est en marche, et les éleveurs de rennes, considérés comme de dangereux capitalistes, sont sommés de remettre leur troupeaux aux autorités. Rinto, le père de Tanat décide d’emmener ses rennes et sa famille passer l’hiver dans une région éloignée pour échapper à cette réforme décidée par l’état stalinien.

« Le propre de l’homme est de regarder d’abord devant lui, dit Rinto. Il n’a guère besoin du passé avec autant de détails. Les choses qui comptent restent gravées quoi qu’il arrive, et le reste se dissout dans le temps qui passe. »

Ce roman présente un mélange, parfois un peu déconcertant mais dans l’ensemble plutôt réussi, d’observations de coutumes maintenant disparues, de drame familial et de suspense puisqu’on se demande si la famille de Rinto va réussir à échapper à la collectivisation. Le vocabulaire propre aux Tchouktches, introduit en assez grand nombre par l’auteur, lui-même né en 1930 et issu de cette minorité, ne gêne pas à la compréhension, et renforce même le dépaysement. Les coutumes maritales, comme les préparations culinaires, les techniques artisanales ou les cultes chamaniques, sont abondamment décrits, et c’est à la fois passionnant et touchant, sachant que ce peuple est aujourd’hui disparu. L’histoire d’amour, ou de ce qui en tient lieu, entre Anna et Tanat, n’est pas le plus important, mais elle subit plusieurs revers et évolutions qui ne manquent pas d’intérêt. Le plus triste est la fin annoncée d’un peuple, dépossédé par les appétits insensés des Bolchéviks.

L’étrangère aux yeux bleus, de Youri Rytkhèou, (Anna Odinsowa, 1998) éditions Actes Sud, 2001, traduction de Yves Gauthier, 278 pages.

Noté chez Lilly et lu pour le mois de l’Europe de l’est.

39 commentaires sur « Youri Rytkhèou, L’étrangère aux yeux bleus »

  1. Je me demande s’il n’est pas dans ma PAL (il serait temps de faire un point !). C’est un point de départ assez similaire à celui de ma lecture récente « Zouleikha ouvre les yeux », les bolcheviks et la collectivisation.

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    1. Tu te souviendras peut-être du blog sur lequel nous l’avons noté ? Impossible de retrouver… Il a traîné un moment dans ma PAL, et je l’ai sorti en février (et je dis heureusement, parce que depuis quelques jours, tout me tombe des mains).

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        1. J’ai mis la main dessus, c’est bien celui-là. Je suis allée voir le blog de Maryline assez rapidement, je n’ai pas trouvé, mais comme elle avait été piratée, je ne sais pas si elle a toutes ses archives.

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  2. c’est toujours un crève coeur pour moi, de lire l’horreur du bolchévisme qui pourtant à ses début était une belle utopie qui aurait dû apporter une alternative au capitalisme et qui finalement s’est avéré tellement pire !

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    1. C’est sûr que l’idée de départ a été bien dévoyée… et quand on voit ce que les nostalgiques de l’URSS (enfin, certains) font maintenant !

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  3. J’en garde un bon souvenir. J’apprécie les livres partiellement documentaires comme celui-ci et celui de Peskov sur les vieux-croyants. La Russie est un territoire tellement riche !

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  4. Je trouve ça beau qu’un auteur issu d’une minorité maintenant disparue ait tenté de faire vivre sa langue, ses traditions et son histoire à travers un livre.

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  5. J’en avais entendu parler pour la première fois l’an dernier, également durant le mois de l’Europe de l’Est. C’est un livre qui a l’air vraiment intéressant. Merci pour cette très belle contribution !

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    1. J’avais anticipé mes lectures d’Europe de l’est en février, et j’ai bien fait, parce que maintenant, j’ai du mal à lire sur cette région du monde, et à lire tout court…

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  6. Si je n’avais pas déjà tant à lire, je serais tentée. Je connais en effet ce peuple (qui n’a pas disparu, même si leurs traditions ont souffert) par le biais de leur musique (c’est lié à mon boulot).

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  7. Drôle d’ethnographe, se marier pour connaître le peuple par l’intérieur et faire mieux que Margaret Mead ! J’ai beaucoup aimé les livres de Margaret Mead que j’ai lus il y a quelques années. Ses observations étaient (sont) passionnantes.
    Je viens d’acheter Zouleikah : Aifelle, Ingammic et Nathalie m’ont convaincue.

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    1. Oui, cette jeune femme ne manque pas d’air, ni d’ambition ! Mais bon, c’est l’idée, plutôt intéressante, de l’auteur pour parler de son peuple et donner une vue de ses coutumes.

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  8. J’avais beaucoup aimé les livres de Margaret Mead;, lus quand j’étais étudiante. Le côté ethnographique de celui ci m’attire bien.
    Daphné

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