Yan Lespoux, Pour mourir, le monde

Entre 1616 et 1628, de Lisbonne à Goa, de San Salvador de Bahia à la côte landaise, sur terre, mais surtout sur les océans, trois destins se croisent dans ce grand roman de marine et d’aventures : Fernando, jeune portugais qui s’enrôle tout jeune dans l’armée des Indes avec son ami Simão et embarque pour Goa. De son côté, Marie rêve d’échapper aux marais du Médoc et à la pauvreté. Elle quitte sa famille pour Bordeaux, où elle fera la preuve de son fort caractère, et devra fuir encore. Quant à Diogo, les combats pour la conquête de San Salvador de Bahia font de ce jeune homme un orphelin. Il va avoir pour seul ami et soutien Ignacio, un Tupinamba toujours armé de son arc et de son casse-tête, mais plutôt pacifique, somme toute. Et tous deux finiront par prendre aussi la mer…
La conquête des océans, des terres qui les bordent et de leurs richesses, donne lieu à de nombreuses escarmouches et batailles entre Hollandais, Espagnols et Portugais, mais c’est encore contre les éléments que le combat est le plus rude.
La rencontre entre les trois personnages principaux n’intervient qu’au terme de nombreuses péripéties. Il y sera question de vengeance, d’amour et d’argent, de fraternité et de violence, le tout dressant le riche tableau du monde à cette époque.

Le roman, Yan Lespoux étant historien, repose sur des faits avérés comme la prise de San Salvador de Bahia aux Hollandais ou la perte spectaculaire de navires portugais dans le golfe de Gascogne. Plus remarquable que la documentation est encore la parfaite immersion dans le XVIIème siècle. Aucun détail ne semble anachronique, les paroles, les comportements, et les manières de penser de chaque personnage sonnent tout à fait juste.
Les protagonistes sont nombreux, beaucoup plus que les trois que j’ai cités, et il est assez amusant de remarquer que les vrais « sauvages » de ce roman sont les habitants de la côte du Médoc, pilleurs d’épaves qui n’hésitent pas à tuer pour quelques possessions des naufragés. Par comparaison, Ignacio le Tupinamba paraît beaucoup plus civilisé. Il semble que ce siècle se montre plus favorable aux voleurs, aux menteurs, aux fripouilles qu’aux honnêtes gens, ou à ceux qui comptent essentiellement sur la chance. Seule la peur de la justice divine, et de l’Inquisition, maintient un semblant d’ordre.
En dépit de quelques descriptions un peu répétitives des lacs, dunes et forêts landaises, le style est plaisant à lire, solide mais sans effets inutiles. J’ai beaucoup aimé le réalisme des traversées à bord des caraques, ces gros navires marchands aussi trapus que patauds lorsque la mer est forte. Les marins, marchands et soldats à bord de la flotte menée par dom Manuel de Meneses de retour vers Lisbonne, en feront les frais.
Nul besoin d’avoir le pied marin pour aimer ce roman historique prenant dont le très beau titre est emprunté au poète Antonio Vieira :
« Un lopin de terre pour naitre ; la Terre entière pour mourir.
Pour naitre, le Portugal ; pour mourir, le monde. »

Pour mourir, le monde de Yan Lespoux, éditions Agullo, août 2023, 432 pages.

Déjà dévoré par Fanja, Ingannmic, Je lis, je blogue et Keisha, entre autres !
Nous continuons de suivre le Book trip en mer de Fanja.

Einar Kárason, Oiseaux de tempête

En février 1959, plusieurs chalutiers se trouvèrent pris dans une tempête hors-norme, pendant plusieurs jours, au large de Terre-Neuve. Certains en revinrent, d’autres non. C’est à partir de ce fait réel que Einar Kárason a imaginé…
À bord du Mafur, le commandant et une trentaine de marins remplissent d’abord les cales de sébastes, qui abondent dans ces parages, lorsqu’un froid glacial commence à recouvrir le bateau d’une gangue de glace qui l’alourdit dangereusement. Puis viennent les vagues énormes qui obligent à maintenir le chalutier face à elles coûte que coûte, sous peine de chavirer irrémédiablement. Pendant les rares moments où ils reprennent des forces, chacun des hommes pensent à celles et ceux qu’il a laissés à terre…

Décidément, ce voyage littéraire en mer nous fait faire de belles découvertes ! Il s’agit ici tout simplement du récit d’une tempête, récit imaginaire mais nourri, je l’imagine, de tradition orale, de documents, d’enquêtes… De nombreux extraits pourraient donner une idée de la puissance du texte, mais autant le découvrir par vous-même.
Malgré ou grâce à une chronologie un peu bousculée et des sortes d’apartés concernant l’un ou l’autre des marins, le texte se tient bien et ne lasse à aucun moment. Il permet d’assister à des scènes rares : le relevage d’un chalut plein à craquer, les lits de glace empilés alternativement avec les poissons, le remaillage des filets, le mouvement et le bruit incessants dans la couchette du jeune Larus, la fréquentation de la bibliothèque de bord, l’élimination par l’équipage de couches de glace qui se reforment aussitôt sur chaque partie du pont, et la tempête, bien sûr. Celle-ci génère des scènes puissantes, où tous les hommes se bagarrent avec les éléments sans prendre une minute de repos, où même le coq participe en cuisinant des quantités de viande réconfortante au plein cœur de la tourmente (au four, parce que les marmites se renversent !).
Ce qui change par rapport à d’autres récits marins c’est que l’entraide et la camaraderie ne sont pas des vains mots sur ce chalutier, et cela fait plutôt plaisir.
Il n’y a pas un mot de trop dans ce texte qui allie aventure humaine et belle écriture. Je n’oublie pas la traduction d’Eric Boury qui semble parfaite en tous points.

Oiseaux de tempête de Einar Kárason, éditions Grasset, 2021, traduction de Eric Boury, 160 pages.

Roman repéré grâce à Sacha !
C’est une lecture commune avec Sunalee et Fanja qui nous permet de participer à son Book Trip en mer et à l’activité sur le monde du travail d’Ingannmic.

Riff Reb’s, Le loup des mers

Une traversée de la baie de San Francisco va devenir pour Humphrey van Veyden, un journaliste gringalet, le début d’une terrible aventure. Après un naufrage dû à un épais brouillard, il est recueilli par un bateau de pêche au phoque, mais le capitaine Larsen refuse de dévier de sa route pour le reposer à terre, et l’engage donc plus ou moins comme mousse. Humphrey prend dès le début la mesure de la férocité de cet homme, et du manque d’empathie du reste de l’équipage. Certains se rebelleraient bien, mais Loup Larsen veille et ne laisse personne prendre le dessus sur lui. Seul maître à bord, sans Dieu, dans son cas, il initie toutefois avec quelque plaisir des discussions à teneur philosophique avec ce nouveau membre d’équipage intellectuel. Larsen a des méthodes bien à lui pour démontrer la véracité de ses idées, par exemple pour nier qu’il y ait quelque chose après la mort.

Pas de doute, cette BD entre parfaitement dans la thématique marine, avec naufrage, brouillard marin et tempête, querelles de matelots et tentative de mutinerie. Quelle histoire ! Dès le début, elle embarque le lecteur tel le malheureux critique littéraire enrôlé de force sur ce navire de pêche au long cours pour une traversée du Pacifique. Les dessins sombres, lugubres même, rendent parfaitement l’atmosphère de cauchemar qui prend possession du mousse improvisé, et le texte a des fulgurances d’une grande beauté. Manifestement, Jack London s’est focalisé sur Larsen et son absence absolue d’humanité et de morale, et ce, malgré une intelligence et une culture certaines. L’aspect « aventures en mer » n’est pas négligé pour autant avec les scènes de pêche, ou l’affrontement avec un autre navire dirigé par le propre frère de Larsen, son pire ennemi.
Cette rencontre entre la bande dessinée et la littérature est une réussite certaine !

Le loup des mers de Riff Reb’s, librement adapté de Jack London, éditions Soleil, 2012, 136 pages.

Le book-trip en mer, c’est chez Fanja.

Nathaniel Ian Miller, L’Odyssée de Sven

L’Odyssée de Sven porte bien son titre. En 1916, le jeune Sven mène à Stockholm une vie trop étriquée qui ne lui convient plus. Il a envie de plus que de rêver par livres interposés. Bien qu’attaché à sa sœur et à ses neveux, il répond à une offre de recrutement et se retrouve mineur dans le Spitzberg. Lui qui a toujours rêvé des grands espaces du Nord travaille sous terre, à enchaîner d’épuisantes et dangereuses journées. A la suite d’un accident, et d’une longue convalescence, il va s’éloigner plus encore vers le nord, y apprendre le métier de trappeur, et s’installer dans un fjord reculé.
En avançant dans le roman, on avance en solitude au fur et à mesure des aléas et et des choix de vie de Sven. C’est Sven lui-même qui mène le récit, et, en tant que narrateur, il n’est pas du genre à se glorifier de hauts faits ou à se mettre en avant. Sa modestie et son autodérision le rendent sympathique, ainsi que son intérêt pour les personnes qu’il rencontre. Il noue de belles amitiés avec McIntyre, un géologue écossais, avec Tapio, le trappeur finlandais socialiste, avec son compagnon canin, Eberhard, et n’oublie pas sa correspondance avec sa sœur et sa nièce préférée, Helga.

Ce qui apparaît assez rapidement à la lecture, c’est qu’il s’agit plus d’un roman d’apprentissage, et aussi sur la survie en milieu difficile (rappelant en cela Ermites dans la taïga) plutôt qu’un roman d’aventures. L’aventure est surtout intérieure, le questionnement stimulant proposé par l’auteur pourrait se résumer ainsi « Pourquoi et comment vivre seul dans une région aussi reculée ? ».
La solitude de Sven n’étant pas totale, les rencontres et les amitiés, les relations en tout genres, y tiennent une grande place. Je ne veux pas trop en dire, non plus !
Au final, une lecture aussi intéressante qu’enrichissante, à laquelle on peut faire une place si on aime la nature dans les régions froides, et l’humanité.

L’odyssée de Sven de Nathaniel Ian Miller, (The memoirs of Stockholm Sven, 2021), Buchet-Chastel, août 2022, traduit de l’anglais par Mona de Pracontal, 480 pages. Sorti en format de poche.

Nathaniel Ian Miller, éleveur dans le Vermont, est également diplômé en littérature et en biologie, et écrit pour plusieurs revues. En 2012, il a participé à la résidence Arctic Circle dans le Svalbard, nom actuel du Spizberg, et a découvert la cabane de Sven. Il s’est librement inspiré de l’histoire vraie d’un trappeur pour écrire ce premier roman.

Repéré grâce à Ariane.

David Grann, Les naufragés du Wager

Je ne prétendrai pas être la première à parler de ce formidable récit, d’autres billets l’ont déjà très bien fait depuis sa parution. David Grann a choisi de parler d’une expédition formée en 1740 par la Royal Navy, dans le but plus ou moins avoué d’aller récupérer un trésor sur un galion espagnol. Mais pour cela il faut d’abord une flotte de cinq navires armés jusqu’à ras bord de mousquets, de poudre et de canons, puis recruter des marins et des soldats, des officiers et des canonniers… Ce qui n’est pas le plus facile, la chance de se sortir d’un tel voyage ne dépassant guère une sur deux, si tout se passe bien. Pour les marins du Wager et du reste de la flottille, ce sera bien pire puisqu’on sait dès le prologue que seule une trentaine d’hommes sur les deux cent cinquante que comptait le navire sont revenus en Angleterre.
Après avoir vu l’équipage décimé par le typhus et le scorbut, contourné à grand peine le Cap Horn, et avoir perdu de vue le reste de l’escadre, le Wager fait naufrage près de la côte chilienne, dans une région rude et inhospitalière où vivent quelques autochtones. Les rescapés se réfugient sur une île, tentent d’organiser un campement, mais des clans se forment et s’affrontent, réduisant encore leurs chances de survie. Et les mois passant, les conditions vont en se dégradant, jusqu’à ce que certains d’entre eux décident de construire un navire avec les restes du Wager.

Évoquer de manière globale l’équipage du Wager n’est pas rendre justice au livre, qui dessine des personnages aussi réels que fascinants : le commandant Cheap, le jeune John Byron, le canonnier Bulkeley, entre autres.
J’ai été embarquée des le début par le style de David Grann, et me suis demandée si je pourrais lire un autre roman de navigation après cela. Réussir à rendre aussi vivante chaque manœuvre, chaque épisode, du recrutement de l’équipage aux maladies des marins, de l’ascension de la grande voile à la charge des canons, je gage que peu d’auteurs sont capables de le faire aussi bien !
Et ce n’est là que le début. Les parties concernant la survie des naufragés, le retour d’un petit nombre d’entre eux, le procès où les différentes versions s’affrontent, entre accusations de mutinerie, et dénonciation d’abandon de poste, sont tout aussi passionnantes. Ce qui tient à la masse de documentation lue et « digérée » pendant cinq ans par David Grann, et aussi et surtout à sa manière de restituer tout ce matériau historique de manière expressive et exceptionnellement captivante.
J’avais été éblouie par La note américaine, je l’ai été tout autant par Les naufragés du Wager, mais un peu moins par The white darkness, c’est bien dommage.

Les naufragés du Wager de David Grann, (The Wager, 2023), éditions du Sous-sol, août 2023, traduction de Johan-Frédérik Hel Guedj, 448 pages.

Première étape du Book-trip « en mer » orchestré par Fanja. Vous trouverez tous les renseignements ici, et d’autres lectures de ce roman, parmi d’autres évasions maritimes.

Lectures du mois (32) février 2024 : Amérique Latine

Voici, en quelques mots, une partie de mes lectures de janvier et février, puisque j’ai finalement réussi une incursion en Amérique Latine, de l’Argentine au Brésil, puis à Cuba.

Ce roman français se déroule en Patagonie, en 2015, des Européens y construisent un barrage dans une région montagneuse
Dès le début, les personnages m’ont intéressée, la situation aussi, entre les deux ingénieurs qui surveillent la mise en eau du barrage, d’une part, et ensuite, la transhumance de Danilo, un des expropriés du projet d’électricité. Celui-ci doit convoyer un troupeau de chevaux dans des gorges avec l’aide d’Alma, une jeune native tehuelche.
Les deux actions avancent en parallèle, des soucis surviennent dans un cas comme dans l’autre, et on sent que cela ne va pas forcément bien se terminer. Non sans quelque appréhension, puisqu’on se prend de sympathie pour certains des personnages.
Les rapports humains sont peut-être légèrement stéréotypés, mais ceci est largement compensé par les paysages de Patagonie, et ce qu’on apprend sur les Tehuelches.
La fin, remarquable, n’est pas du tout du genre qu’on oublie, comme cela m’arrive pourtant souvent.
Repéré chez Alex.

Marina Singh travaille comme chercheuse dans un laboratoire, après avoir abandonné des études de gynécologie. Le brusque décès de son collègue le plus proche en Amazonie la bouleverse.
À la demande de son patron et aussi de la veuve du chercheur, elle prend l’avion pour Manaus afin d’essayer de rejoindre, en pleine forêt, l’endroit où son ancienne professeur, Annick Swenson, fait des expérimentations. Elle travaille pour le laboratoire de Marina sur un médicament miracle qui prolongerait la période de fertilité des femmes.
Marina doit attendre un certain temps à Manaus, car le Dr Swenson est plus que discrète sur l’endroit où vivent les Lakashis, les sujets qu’elle étudie, et sur l’avancée de ses travaux.
Si je me suis demandée au début quelle était l’idée directrice de l’autrice américaine en écrivant ce roman, j’y ai vu paradoxalement plus clair au fur et à mesure que le personnage principal s’enfonçait dans la jungle et rejoignait la très originale Dr Swenson. Cela devient passionnant et forcément dépaysant.
L’ensemble se lit bien, tous les personnages ont de bons côtés qui les rendent attachants, voilà une très agréable lecture !

Noté grâce à Keisha qui a été impressionnée par l’opéra de Manaus !

Leonardo Padura retrouve dans ce dernier roman son personnage fétiche, le bouquiniste Mario Conde, ancien policier que ses collègues sollicitent pour enquêter sur l’assassinat d’un haut fonctionnaire, malheureusement connu pour avoir mis au ban de la société de nombreux artistes. Les interrogatoires de l’entourage vont amener bon nombre de révélations.
Conde doit aussi travailler le soir dans une boîte de nuit, ce qui lui laisse peu de temps pour le roman qu’il a en cours, basé sur des faits survenus en 1910, qui vont alterner avec les événements de 2016.
Comme souvent quand un roman entrelace deux époques, l’une passionne plus que l’autre, c’était encore le cas cette fois pour moi. Heureusement, le tout est prenant, et permet de passer outre quelques digressions un peu longuettes, quoique toujours sympathiques, voire humoristiques.
Au final, c’est à mon avis un bon roman, où l’équilibre se fait bien entre le côté policier et les aspects de la vie quotidienne cubaine, mais qui ne surpassera pas mes meilleurs souvenirs de l’auteur : L’automne à Cuba, Passé parfait ou L’homme qui aimait les chiens.

Le Bouquineur est enthousiaste.

Voilà donc ces quelques avis pour participer, sur le fil, au mois latino-américain, toujours sympathiquement organisé par Ingannmic. Petite note à son intention : si les Tehuelches du premier roman vivent bien en Patagonie, les Lakashis d’Amazonie sont totalement imaginaires.

Peter Heller, La rivière

« Les murs d’arbres aux essences variées, pins, épicéas, sapins, mélèzes, bouleaux, formaient des remparts de silence lugubre qui pouvaient abriter n’importe quelle mauvaise intention. »

Après La constellation du chien et Céline, je poursuis ma lecture de « tout » Peter Heller avec La rivière. Changement de genre encore, on est ici dans un mélange d’aventures et de tragédie, mêlées de nature writing de la plus belle eau. Une descente de fleuve sur en direction de la baie d’Hudson, en pleine forêt, avec traversées de rapides et portages de canoë, voilà le projet de Jack et Wynn, deux copains de fac fondus d’escapades en pleine nature. Ils se sont fait déposer en hydravion, sont, malgré leurs moyens d’étudiants, bien équipés. Pour corser l’aventure, ils ont choisi de se passer de leurs téléphones portables et comptent se nourrir en partie de leur pêche. Jack et Wynn ont prévu la plupart des ennuis possibles, mais bien sûr, l’imprévisible va s’inviter dans leur périple. J’allais vous citer les aléas auxquels ils vont devoir faire face, du plus anodin au plus grave, mais pourquoi en dire trop ? Alors, humains, animaux ou phénomènes naturels, qu’est-ce qui va venir leur mettre des bâtons dans les roues ? Ou plutôt, sous la coque ?

« Jack tendit le bras droit devant lui et le leva vers le soleil en partie caché. Il compta les largeurs de main jusqu’aux arbres de l’autre côté de la rivière. Chaque doigt représentait quinze minutes, la main sans le pouce une heure. C’est son père qui lui avait appris ça. “On a un peu plus de quatre heures de lumière”, dit-il. »

Désolée de le clamer ici face aux fans de Pete Fromm, car il en existe je crois, mais Peter Heller est le plus grand, le plus formidable conteur américain d’histoires au cœur de la nature. Il possède un sens du rythme tout simplement parfait, et le calme du début du roman laisse place petit à petit à une tension qui monte crescendo et ne déçoit jamais. Quant à l’écriture, elle allie poésie, réalisme et force des thèmes. Les épreuves de l’amitié, la puissance de la nature, les réactions face aux obstacles, confiance ou méfiance, le tout dans un décor de rêve, qui peut virer au cauchemar. Sans en faire trop non plus, ce qui serait pour moi rédhibitoire, et tout en réussissant, dans un genre assez représenté, à surprendre très souvent… je suis tout simplement fan.

La rivière de Peter Heller, (The river, 2019) éditions Actes Sud, mai 2021, traduction de Céline Leroy, 304 pages.

Luocine le conseille aussi

Carys Davies, West

« Il sentait de nouveau le poids étourdissant du vaste mystère de la terre, de tout ce qu’il y avait sur elle et au-delà. » 

Rien ne réussit à réintroduire une étincelle dans la vie de John Cyrus Bellman depuis la mort de son épouse, hormis Bess, sa fille de dix ans. Et pourtant, un jour, après avoir lu un article de journal, il quitte sa fille et sa petite ferme en Pennsylvanie, et part sur les routes, avec un paquetage improbable, vers l’ouest encore largement inconnu.
Au-delà du fleuve Mississippi, des ossements d’animaux géants ont été découverts et Bellmann s’imagine être le premier à trouver ces animaux paissant tranquillement dans les grandes plaines. Il n’est pas scientifique, il a simplement trouvé là un moyen de continuer à vivre. Il laisse Bess aux bons soins de sa tante.
Pendant que son père affronte des routes incertaines et des hivers rigoureux, accompagné seulement d’un jeune indien nommé Vieille Femme de Loin, Bess est la seule à comprendre et soutenir le projet irréaliste de son père, à imaginer son retour.

« Bess hocha la tête. Ses yeux la piquaient. C’était beaucoup plus de temps qu’elle ne l’avait imaginé, beaucoup plus de temps qu’elle ne l’avait espéré.
– Dans deux ans, j’aurais douze ans.
– Douze ans, oui. Il la souleva de terre, l’embrassa sur le front et lui fit ses adieux, et la seconde d’après il était assis sur son cheval, avec son manteau de laine marron et son haut chapeau noir, déjà il s’éloignait sur le sentier pierreux qui partait de la maison en direction de l’ouest. »

C’est le récit d’une sorte de crise de la quarantaine, telle qu’elle aurait pu se concrétiser au beau milieu du dix-neuvième siècle, dans un continent encore en grande partie inexploré. Et celui d’un amour filial intact et innocent.
Avec une écriture comme je les aime, cette histoire simple mais efficace a réussi à m’attacher à ses lignes et m’enthousiasmer complètement à la fin. Alternant les points de vue de John Cyrus et de sa fille, le texte se fait de plus en plus prenant, de plus en plus pressant, car la jeune Bess est bien mal protégée en l’absence d’un homme à la maison, avec seulement sa tante qui est quelque peu aveugle aux dangers qui peuvent guetter.
Cette histoire aussi brève que forte, qui m’a enchantée, a été écrite par une jeune auteure anglaise, dont j’attendrai avec intérêt les romans suivants.

West de Carys Davies, (West, 2018) éditions Seuil, janvier 2019, traduction de David Fauquemberg, 192 pages, sorti en poche.

Aimé aussi par Marilyne et Krol ce roman participe au mois anglais et ses nombreuses autres lectures à retrouver ici.

Richard Adams, Watership down

« Les créatures qui n’ont ni heure ni minute sont aussi sensibles aux secrets du temps qui passe qu’à ceux du temps qu’il fait ; elles savent également parfaitement s’orienter, comme en témoignent leurs extraordinaires migrations. »
Plongée au cœur d’un terrier pourrait être le sous-titre de ce roman, ou plutôt au milieu d’une garenne, car c’est l’aspect communautaire qui retient l’attention plus que les destins individuels. Deux lapins sont cependant les protagonistes principaux du roman, deux frères unis mais dissemblables : Hazel, robuste, intelligent et déterminé, et Fyveer, plus chétif, mais doué de prémonitions qu’il importe de suivre. C’est ce que va faire Hazel en décidant de quitter leur garenne vouée à la destruction. Quelques lapins aventureux les suivent. Après bien des péripéties, ils trouvent un territoire à leur convenance, Watership Down, mais tout ne sera pas terminé pour autant…

« Shraavilshâ – le « Prince-aux-mille-ennemis » – est pour les lapins un héros mythique, malin, l’indécrottable défenseur des opprimés. L’ingénieux Ulysse en personne lui a peut-être même emprunté quelques-uns de ses tours, car Shraavilshâ est très vieux et jamais à court d’imagination pour tromper ses adversaires. »
Voici un roman qui donne l’impression de ne pouvoir avoir été écrit que par un anglais. Richard Adams a combattu lors de la Seconde guerre mondiale puis été bras droit du Ministre de l’Agriculture. Il publie Watership Down, sur lequel il avait travaillé deux ans, en 1972. C’est son premier roman et un succès immédiat.
Et alors, qu’ai pensé de ce classique ? Le mélange de légendes et de rigueur scientifique concernant la vie des lapins dans les garennes fonctionne bien. La malice des ces lapins, leur propension à inventer des subterfuges pour parvenir à leurs fins les rend éminemment sympathiques. Je me suis attachée à plusieurs d’entre eux et ai pris grand plaisir à leurs aventures.
Le sens du suspense de l’auteur est remarquable et permet de ne pas s’ennuyer un seul moment au cours de ces plus de cinq cent pages. Enfin, pour être honnête, quelques passages m’ont un peu moins plu, ce sont les légendes racontées par les lapins le soir dans le terrier, mais il n’y a que quatre ou cinq chapitres de ce genre et si je comprends bien leur utilité, j’ai trouvé qu’ils ralentissaient un peu l’action, toujours prédominante dans ce roman. C’est parfois d’une grande violence, même !

« Les lapins, dit-on, ressemblent aux humains par bien des aspects. Ils savent surmonter les catastrophes et se laisser porter par le temps, renoncer à ce qu’ils ont perdu et oublier les peurs d’hier. Il y a dans leur caractère quelque chose qui ne s’apparente pas exactement à de l’insensibilité ou de l’indifférence, mais plutôt à un heureux manque d’imagination mêlé à l’intuition qu’il faut vivre dans l’instant. »
J’ai admiré les caractères des personnages, vraiment bien choisis, chacun caractérisé sans tomber dans aucun manichéisme, j’ai aimé les notions très réalistes sur la vie de ces communautés de mammifères, la manière dont les lapins appréhendent les activités et les constructions humaines, les relations avec les autres espèces d’animaux. L’auteur ne tombe pas dans l’animisme, les lapins ont leurs réactions, leurs lois, leurs sensibilité, qui a parfois des points communs avec celles des humains, mais qui leur est essentiellement propre. L’ode à la nature apporte aussi de beaux passages descriptifs pleins de sensibilité.
Le tout est particulièrement fin, bien mené, pas dépourvu d’humour, et très prenant. Je recommande ce roman, mélange entre l’Odyssée et le western Lonesome Dove, à tous les amis des animaux et aux curieux !

Watership Down, (Watership Down, 1972), éditions Monsieur Toussaint Louverture, 2016, traduction de Pierre Clinquart, 544 pages.

Le mois anglais est aujourd’hui sur le thème des animaux, vous pouvez le retrouver sur Instagram, Facebook ou encore ici sur Plaisirs à cultiver.
Ce roman était dans ma pile à lire depuis un moment, direction donc l’Objectif PAL !

Lectures du mois (24) février 2021

Comme bien souvent, je lis plus vite que je n’écris mes chroniques, ce qui m’oblige à regrouper quelques lectures de février, plutôt intéressantes, et très variées, pour lesquelles je ne me sens pas d’écrire de longs développements.

Raymond Carver, Qu’est-ce que vous voulez voir ?
« Nous n’avions que trop souvent quitté des maisons à la hâte en les laissant en piteux état, pour ne pas dire en ruine, ou déménagé en pleine nuit pour ne pas avoir à acquitter nos loyer en retard. Mais cette fois, nous nous étions fait un point d’honneur de laisser la maison dans un état de propreté immaculée, plus propre encore que nous ne l’avions trouvée en arrivant, […] »
Depuis qu’elles ont été retraduites, j’ai l’envie de lire ou relire les nouvelles de Raymond Carver, dont le souvenir s’est effacé. Tranquillement et pas dans l’ordre, puisque je commence par le sixième et dernier tome des œuvres complètes. Sa compagne Tess Gallagher a publié ces nouvelles après sa mort, elles lui ont semblé terminées puisque que, comme ils disaient entre eux : « Quand on se met à rayer des mots qu’on vient d’ajouter, la nouvelle est finie. » À chaque nouvelle que j’ai achevée, il m’a fallu marquer un temps pour les digérer, pour me repaître de leur harmonie… Et pourtant, leurs sujets ne sont pas de grandes aventures, mais des tranches de vies quotidiennes. Les hommes et les femmes y sont souvent en cours de séparation, se cherchant un espace différent où vivre leur nouvelle solitude ou faisant malgré tout une tentative pour rester ensemble. Les relations de voisinage ou d’amitié y sont bien présentes aussi.
Des textes intimes mais puissants !
éditions de l’Olivier, 2011, traduction de François Lasquin, 122 pages.

Keigo Higashino, Les miracles du bazar Namiya
« Celui qui est en train de se noyer voit son salut dans un brin de paille. »
Quand un auteur de romans policiers japonais se met au fantastique « léger », mêlé d’un soupçon de « feel good », cela donne Les miracles du bazar Namiya, et c’est très réussi.
Trois jeunes gens se réfugient après un cambriolage dans une échoppe abandonnée, mais où bizarrement du courrier arrive, contenant des demandes de conseils. Intrigués, ils y répondent, et se rendent compte que les lettres émanent d’une époque passée, trente-deux ans auparavant. Pourtant, des échanges ont lieu. Entrer dans ce roman, c’est accepter les coïncidences extraordinaires, les glissements temporels, mais aussi pénétrer dans l’intimité de Japonais pris au piège de cas de conscience, et appelant à leur secours le vieux propriétaire du bazar Namiya.
J’ai dévoré en quelques jours ce roman aussi délicatement bienveillant que soigneusement agencé !
éditions Actes Sud, 2020, traduction de Sophie Refle, 371 pages.

David Grann, The white darkness
« Shackleton, qui avait été témoin au cours de l’expédition Scott de tensions dévastatrices entre les membres de l’équipage, chercha des recrues possédant ces qualités essentielles à ses yeux dans le cadre d’une exploration polaire : « Un, l’optimisme ; deux, la patience ; trois, l’endurance physique ; quatre, l’idéalisme ; et enfin, cinq, le courage. »
Le journalisme littéraire est dans l’air du temps, et La note américaine de David Grann représente ce que j’ai lu de meilleur dans le genre ces dernières années. Je me suis donc laissé tenter par son dernier ouvrage. Il y raconte une épopée passionnante, celle de Henry Worsley. Fasciné par la traversée du Pôle Sud presque réussie par Shackleton, et surtout fasciné par le personnage hors du commun, il décide, un siècle plus tard, de rééditer cette traversée à pied, sans assistance. Il part d’abord avec deux comparses, descendants comme lui de membres de l’expédition d’origine, et ensuite seul. Cet exploit confine à l’inutile, si ce n’est le désir de se dépasser et de rendre hommage à Shackleton, c’est la limite de l’intérêt que je lui ai porté. L’auteur s’est parfaitement documenté, et a bien su rendre vivants ses personnages.
Le livre ne manque ni de photos, ni de cartes, et passionnera les amateurs d’expéditions polaires.
éditions du Sous-sol, 2021, traduction de Johan-Frederick Hel Guedj, 160 pages.

Keith McCafferty, Meurtres sur la Madison
« Le crépuscule ressemblait à une traînée couleur ambre à l’horizon ; la rivière scintillait dans la lumière déclinante. Dans quelques minutes, le brillant de la surface s’estomperait, la mélodie changeante du courant glisserait vers des notes graves et la nuit sauvage protesterait contre de nouvelles intrusions humaines. »
Meurtres sur la Madison se situe au croisement du « nature writing » à l’américaine avec ses évocations de paysages qui donnent envie de partir séance tenante pour le Montana et un homicide mystérieux. Deux enquêtes parallèles se nouent, l’une sur le crime proprement dit, menée par la shérif Martha Ettinger, l’autre sur une disparition, conduite par Sean Stranahan, à la fois guide de pêche, artiste peintre et détective privé. De nombreux personnages gravitent autour des lieux de pêche, et les enquêteurs se demandent jusqu’où le business de la pêche peut conduire.
Un polar divertissant, où ne manquent ni la femme fatale, ni les détails instructifs sur l’environnement.

éditions Gallmeister, 2018, (poche, 2019) traduction de Janique Jouin-de Laurens, 395 pages.

Connaissez-vous certains de ces livres ?