Antonio Paolacci et Paola Ronco, Nuages baroques

« Personne, absolument personne, pas même les rares touristes, ne prêtait attention au panorama de carte postale qui se déployait derrière la mer : les armatures bleues des grues du port, pareilles à de gigantesques insectes préhistoriques, les couleurs contrastées des containers empilés sur les navires, la vue imprenable sur la Lanterne. »

Mes maigres publications du mois de novembre pourraient laisser penser que je n’ai lu que pour le mois allemand, il n’en est rien, j’ai même beaucoup lu, alternant nouveautés, policiers et pavés qui attendaient dans mes étagères. Le problème étant d’écrire des avis… ce qui fait que je laisse passer sans en parler de nombreux livres qu’on a déjà vu ici et là.
Je vais pourtant faire une exception pour ce polar, un premier roman à quatre mains venu d’Italie. Un joggeur matinal découvre sur le port de Gênes un tout jeune homme, vêtu d’un long manteau rose, agonisant. Andrea, étudiant en architecture, semblait venir d’une fête pour l’union civile pour tous qui s’était tenue non loin de là. Les collègues de Paolo Nigra, sous-préfet de police, pensent aussitôt à une agression homophobe, lui-même préfère explorer toutes les pistes possibles, et ne pas négliger de s’intéresser à l’entourage du jeune homme, ses amis ou un oncle, architecte très connu.

« Santamaria se faufila sous le ruban, se fraya un chemin parmi la foule et ouvrit le passage à l’homme, intimant aux curieux de le laisser avancer. Une fois à ses côtés, elle s’approcha tout près pour lui murmurer : « Dottò, il était temps, ceux-là partent en cacahuète. Si vous me passez l’expression. »

Le roman se passe en 2016. Paolo Nigra est homosexuel, ses collègues sont au courant, contrairement à l’entourage de son amoureux, acteur en plein tournage d’une série où il joue… un policier ! Cela peut créer des situations gênantes, surtout pour les autres, car Nigra prend souvent les choses avec humour, même les réactions les plus ouvertement discriminatoires.
Je sens que ce nouveau policier, épaulé par une équipe particulièrement haute en couleur, va devenir un de mes chouchous, comme Ricciardi à Naples ou Camilleri en Sicile, si toutefois l’éditeur continue à faire paraître les traductions suivantes. Je vote pour !
Le duo d’auteurs réussit aussi bien les dialogues que la trame policière, la peinture des caractères que l’évocation d’une ville peu mise en avant dans la littérature. Un sans-faute que je recommande vivement.

Nuages baroques de Antonio Paolacci et Paola Ronco, (Nuvole barocche, 2019) éditions Rivages, octobre 2022, traduction de Sophie Bajard, 350 pages.

Carys Davies, Le voyage de Hilary Byrd

« Byrd n’avait jamais pris le large, mais au cours de ces trois brèves semaines, il en était venu à aimer son bungalow dans le jardin du presbytère, de la même manière, pensait-il, qu’un marin devait aimer son navire. »

Dans le sud de l’Inde, un train bleu conduit les voyageurs vers une région montagneuse et tempérée et une petite ville qui était une station britannique. Un bibliothécaire déprimé y arrive après avoir erré dans les villes côtières surpeuplées et étouffantes et y trouve un logement, une petite maison dans une mission, louée par un prêtre. Il y trouve vite ses marques, y prend des petites habitudes, fréquente la bibliothèque et le cinéma, apprécie à la fois le confort de ces vestiges britanniques et l’étrangeté et la nouveauté pour lui de la vie à l’indienne. Il se fait conduire partout par Jamshed, conducteur de rickshaw à moteur. Mais les tensions politiques et religieuses viennent troubler la tranquillité de ce lieu.
Se plaçant tour à tour du point de vue de Hilary, le bibliothécaire, de Jamshed ou de Priscilla, la nièce adoptive du prêtre qui héberge Hilary, le roman pointe avec subtilité les contrastes de manières de vivre, de croyances, de désirs profonds. Avec subtilité, parce que les personnages réussissent à surprendre justement par des aspirations peu communes ou des habitudes inattendues, tel Jamshed qui écrit chaque soir le bilan de sa journée dans des cahiers qui s’accumulent au fil des années. Ce qui apparaît bien vite, c’est que, même si le temps de la colonisation est passé, les incompréhensions demeurent.

« L’opinion de Jamshed, c’était que Mr Byrd ressemblait à un scarabée. Un scarabée sur le dos, agitant en tous sens ses bras et ses jambes, se balançant d’un côté puis de l’autre pour tenter de se remettre à l’endroit. »

Je ne suis pas très motivée pour partager mes avis en ce moment, mais je me pousse à le faire pour réparer ce qui me semble être une injustice. Pourquoi a-t-on aussi peu parlé de ce livre ? Pourquoi un si petit nombre de personnes semble avoir lu ce roman qui n’a rien de déshonorant, pose de bonnes questions et dégage un charme certain ? Pourtant, le précédent roman de Carys Davies, West, avait bien marché, et celui-ci a bénéficié de bonnes critiques au Royaume-Uni, et du Prix du meilleur roman du Sunday Times en 2020. Et chez nous, une seule critique sur Babelio, toute récente d’ailleurs. Faut-il y voir un raté quant à la couverture ou au titre français, ou les deux ? Ne donnaient-ils pas une idée assez précise du contenu ? (ou a-t-il pâti de la sortie au même moment et du battage autour de la série Blackwater, qui pourtant, de mon point de vue, ne casse pas trois pattes à un canard ?)
En tout cas, je suis prête à parier que si vous trouvez ce roman et vous laissez emporter par son atmosphère et ses personnages très attachants, vous serez séduits aussi !

Le voyage de Hilary Byrd, de Carys Davies, (The Mission house, 2020), éditions du Seuil, avril 2022, traduction de David Fauquemberg, 316 pages.

Ludovic Manchette et Christian Niemiec, Alabama 1963

« – Vous préférez qu’on dise de vous que vous êtes une femme noire ou que vous êtes une femme de couleur ?
– Je préfère qu’on dise que je suis une femme bien. »

Détective privé alcoolique passablement désagréable, Bud Larkin accepte de rechercher une fillette noire disparue dont la police ne se soucie guère. Lorsque d’autres disparitions suivent, Bud se rend compte qu’il a bien du mal à interroger les voisins ou les témoins éventuels, qui n’ont aucune intention de lui répondre.
De son côté, Adela, jeune veuve et mère de famille, cumule les heures de ménage pour des patronnes plus ou moins bien embouchées, et plus ou moins ouvertement racistes. C’est par un improbable concours de circonstances que Bud s’adjoint l’aide d’Adela, avec laquelle les langues se délient plus facilement. Ces partenaires que tout oppose vont faire le sel du roman.

« – T’es allée voir pour l’annonce ?
– Oui. C’était une porcherie. Et le type, soi-disant un détective… Agressif, grossier, sale. Et arrogant. Et fainéant.
– Un Blanc, quoi. »

Un duo d’écrivains français qui signe un polar situé comme son titre l’indique, en Alabama en 1963, voilà qui s’annonce plutôt intéressant, et qui l’est réellement ! Les personnages, avec leurs qualités comme leurs faiblesses, attirent volontiers la sympathie, et l’histoire est bien dosée, avec une trame policière intéressante, un contexte historique bien campé, et pas mal d’humour. Les relations entre patronnes et employées font penser à La couleur des sentiments de Kathryn Stockett, il y a d’ailleurs dans le roman un petit clin d’œil aux personnages de l’autrice américaine. Il ne faut toutefois pas s’attendre à de grandes envolées littéraires, le style manque un peu de relief mais ce n’est pas si grave car les dialogues, fort nombreux, sont plutôt piquants et très réjouissants !
L’avantage est que le tout ne demande pas une grande concentration : une très bonne lecture d’été, donc !

Alabama 1963 de Ludovic Manchette et Christian Niemiec, Le Cherche Midi éditeur, 2020, 378 pages, sorti en Pocket, 2021.

repéré chez Anne et Dominique.

Bernardine Evaristo, Mr Loverman

« Comment prendre la décision de tout chambouler en disant à Carmel que je veux divorcer ?
La réalité, c’est que je suis trop habitué à la prison que je me suis fabriquée : juge, maton et crétin de codétenu. »

J’ai découvert Bernardine Evaristo l’année dernière grâce à la traduction de son roman primé Fille, femme, autre par les éditions Globe. Plus qu’une trouvaille, ça a été un véritable emballement pour ce roman choral très contemporain à la fois dans la forme et le fond, et pour ses personnages. J’étais donc pressée de poursuivre l’aventure avec Mr. Loverman, tout en sachant qu’il avait été écrit plusieurs années auparavant, en 2013, par l’autrice britannique.
Le personnage principal en est Barrington Walker, dit Barry, soixante-quatorze ans, et plus de cinquante ans de mensonges envers son épouse Carmel et sa famille. Barry, charmant dandy septuagénaire à la réputation de coureur de jupons, entretient en effet une relation avec Morris, son alter ego, l’amour de sa vie, depuis qu’ils vivaient tous deux à Antigua, bien avant que l’un comme l’autre émigrent à Londres.
Enfin, Barry l’annonce à Morris, il va tout dire à Carmel, faire enfin son coming-out, et ils vont pouvoir vivre tous les deux comme ils l’entendent. Mais le moment ne semble jamais propice, Barry tergiverse, ressasse ses scrupules…

« Je me vois, cinquante ans que je me comporte dans ma propre maison comme une souris d’hôtel, qui grimpe vers sa tanière, tenaillée par l’angoisse. »

De judicieux retours en arrière permettent de mieux connaître les trois personnages principaux, ainsi que les deux filles de Barry, intéressantes par bien des aspects également. Tous ces personnages expressifs, spirituels et spontanés, habiles à parler sans fin de tous les sujets de société, font le charme de ce roman, qui aborde des thèmes aussi passionnants et variés que l’identité, les préjugés, l’immigration, la paternité. Il se révèle toutefois moins bluffant que Fille, femme, autre, pas tout à fait aussi original sur la forme, et comportant quelques petites longueurs, mais si l’on a en tête qu’il a été écrit avant, ce n’est que logique…
Je dirais que si vous devez n’en lire qu’un de cette autrice, lisez Fille, femme, autre et si vous choisissez de lire les deux, mieux vaut commencer par Mr. Loverman. Que vous l’ayez lu ou non, qu’en pensez-vous ?

Mr. Loverman de Bernardine Evaristo, 2013, éditions Globe, février 2022, traduction de Françoise Adelstain, 302 pages.
Lu pour le mois anglais.

Jim Lynch, Le chant de la frontière

« Tout le monde se souvenait de la nuit où Brandon Vanderkool avait survolé le champ de neige des Crawford et capturé le Prince et la Princesse de Nulle Part. Cette histoire était si insolite et elle fut répétée tant de fois de manière si vivante qu’elle s’incrusta dans les mémoires des deux côtés de la frontière, au point d’oublier qu’on n’en avait pas été témoin personnellement »

J’essaye de trouver chaque mois dans ma pile à lire un roman de chez Gallmeister, (je suis un challenge sur Instagram) mais pour le mois de février, je n’ai pas fait vraiment bonne pioche… Pourtant, j’avais beaucoup aimé Les grandes marées découvert en VO il y a bon nombre d’années et son personnage de jeune garçon fasciné par le monde marin. Je m’imaginais ici un peu la même chose avec un fou d’oiseaux !
Effectivement Brandon Vanderkool se passionne depuis son enfance pour l’ornithologie, il dessine des oiseaux, comptabilise les espèces qu’il croise à longueur de journée, se documente à fond sur tous les volatiles. Oui, mais Brandon doit aussi travailler pour venir en aide à son père dont l’exploitation laitière vivote difficilement. Il s’est donc engagé dans la Border patrol, puisqu’il vit à deux pas de la frontière canadienne, dans l’état de Washington. Et voilà que Brandon, brave garçon à la psychologie particulière, mais aussi géant de deux mètres de haut, se met à multiplier les arrestations, tant il a le don pour se trouver au bon endroit au bon moment (ou au mauvais, si on préfère).

« Norm se tourna face au Canada et lança un regard noir en direction des collines tape-à-l’oeil à l’est d’Abbotsford, où de gigantesques fenêtres scintillaient telles des piscines verticales. Là-bas, une maison sur trois cultivait de la marijuana à ce qu’on racontait. Vrai ou pas, ça correspondait au sentiment grandissant de Norm : l’économie marchait sur la tête. »

Ce roman m’aurait sans doute davantage plu s’il avait tourné seulement autour de la personnalité de Brandon, mais une foule de personnages sont venus s’y ajouter, des deux côtés de la ligne, et une affaire de trafic de drogue, et une autre d’éleveur au bout du rouleau, et une histoire d’amour naissante, et des querelles de voisinage, et que sais-je encore…
L’auteur dépeint tout cela avec beaucoup d’humour, et un poil de fantaisie, mais il ne se passe pas grand chose, cela s’apparente plutôt à une chronique villageoise, ce qui n’est pas mon genre de prédilection, c’est sûr. Le contexte « post-11 septembre » et la peur d’arrivée de terroristes par la frontière canadienne ajoutent une dimension de plus, mais pas trop exploitée.
Retrouvailles un peu ratées avec l’auteur, donc, et pas vraiment du nature writing comme je m’y attendais. Pour cela, je conseille plutôt Les grandes marées.

Le chant de la frontière de Jim Lynch (Borders songs, 2009), éditions Gallmeister, 2020, traduction de Jean Esch, 390 pages en poche.

Brize et Ingannmic sont plus enthousiastes que moi, Hélène un peu mitigée aussi.

Guadalupe Nettel, L’oiseau rare

« Mais ce n’est pas non plus comme si les enfants me repoussaient complètement. Les voir jouer au parc ou s’écarteler pour un jouet dans un bac à sable peut même parvenir à me distraire. Ils sont un exemple vivant de ce que nous serions nous, êtres humains, si le civisme et les règles de savoir-vivre n’existaient pas. »

Laura, la narratrice, et son amie Alina, sont d’accord depuis toujours sur le fait qu’elles n’auront pas d’enfants. Lorsqu’elles ont trente-trois ans, elles se retrouvent vivre toutes les deux à Mexico, et c’est alors qu’Alina annonce qu’elle a décidé d’avoir un enfant avec son compagnon Aurelio. Les deux amies continuent à se voir, et Laura se trouve même plutôt contente lorsque son amie est finalement enceinte. De son côté, Laura porte beaucoup d’intérêt et d’affection, même, au petit garçon de huit ans de sa voisine, montrant ainsi qu’elle aime les enfants, se refusant juste à en concevoir elle-même. Mais la grossesse d’Alina s’avère difficile et les futurs parents doivent faire face à une nouvelle terrible.

« Les deux pigeons étaient revenus. Posés sur le nid, ils roucoulaient plus fort que d’habitude, me semblait-il. Regrettaient-ils la présence de l’autre œuf ? Vivaient-ils sa disparition comme une perte douloureuse ou était-ce une chose à laquelle les pigeons et les autres animaux étaient préparés, quand nous autres êtres humains ne pouvions tout simplement pas le tolérer ?»

Je retrouve Guadalupe Nettel dont j’avais lu un recueil de nouvelles intrigantes (La vie de couple des poissons rouges), comportant cinq textes ayant pour thème commun les animaux, et montrant un imaginaire original, qui m’avait fait penser à celui de l’auteure japonaise Yoko Ogawa.
Ici, à part un nid de pigeons dont Laura suit l’évolution sur sa terrasse, pas d’animaux, mais une exploration originale du thème de la maternité. Les chapitres alternent entre la grossesse d’Alina, la naissance problématique de son enfant, et la vie de Laura qui tente de créer un lien avec son petit voisin, Nicolas, un enfant difficile mais attachant. J’ai trouvé que la liaison entre les deux histoires, ou l’ajout de quelques passages didactiques, était parfois un peu maladroit, sans toutefois nuire à l’intérêt que j’ai porté au livre.
Les enfants, que ce soient ceux que l’on n’attend pas, ceux que l’on choisit ou ceux qu’on renonce à avoir, sont au cœur du roman. L’autrice, qui s’est inspirée entre autres de l’histoire d’une de ses amies, réussit à esquiver toute dramatisation excessive. On la sent pourtant engagée pour les causes des femmes, et au Mexique, de grandes avancées restent encore à faire, et très intéressée par les relations parents-enfants. J’ai trouvé que le roman dégageait une grande sincérité.
J’ai apprécié aussi le soin apporté au livre par les éditions Dalva : jolie couverture à rabats, mise en page et papier agréables.

L’oiseau rare de Guadalupe Nettel, (La Hija unica, 2020) éditions Dalva, février 2022, traduction de Joséphine de Wispelaere, 288 pages.

Je cumule le mois latino-américain chez Ingannmic et book-trip mexicain chez A girl from earth.

John Danalis, L’appel du cacatoès noir

« Nous étions tous blancs, avec des visions du monde similaires pour la plupart d’entre nous. […] à part notre prof expérimentée, je ne pense pas que nous étions nombreux dans la salle à connaître – vraiment connaître – une personne indigène. »

Le récit commence lorsque John Danalis, éternel étudiant australien, à quarante ans, décide que sa voie est l’enseignement, et va suivre un cours sur la littérature indigène, cours qui comprend entre autre une partie sur les Aborigènes d’Australie. C’est lors de ce cours qu’il déclare, effarant tous ses camarades de classe, qu’un crâne aborigène surnommé « Mary » trône sur une étagère dans la maison de ses parents.
Vivant depuis son enfance dans un milieu blanc qui distille des propos à tendance raciste et méprise ceux qui aiment les Aborigènes, cela ne l’avait jusqu’alors pas choqué, ce crâne, pas plus que les outils ou objets anciens que son père collectionnait. Une prise de conscience s’ensuit, elle l’amène à vouloir rendre ce reste humain à sa communauté d’origine.

« J’avais juste présumé qu’il existait un endroit quelconque où expédier les « crânes égarés » et voilà, fin de l’histoire. »

Attention, voici un livre très prenant ! Il représente exactement tout ce que j’attends d’un récit nourri de faits réels. Tout d’abord, un sujet original et un angle très personnel pour l’aborder. Ensuite, une attention portée aux personnes et aux détails de leur existence qui permet de bien s’imprégner du sujet. Enfin, une légère dose d’humour ou d’autodérision, ingrédient non négligeable. J’avoue aussi que l’objet-livre en lui-même m’a attiré comme un aimant dès que j’en ai vu la couverture !
Ce texte est très éclairant au sujet du racisme et des épisodes historiques de génocides d’Aborigènes en Australie. Tout Australien blanc les méconnaît forcément, tant cette partie de leur histoire est occultée. L’auteur, rencontrant des Aborigènes très concernés, apporte aussi beaucoup de précisions sur les cérémonies de rapatriement des restes humains, détenus auparavant par des particuliers comme dans le cas de John, ou par des musées étrangers.
Le plus passionnant reste la prise de conscience de John Danalis de tous les clichés sur les Aborigènes trimballés depuis son enfance comme des bagages peu encombrants, et qui lui font honte tout à coup. Passionnantes aussi sont ses rencontres avec des membres de la communauté Wamba Wamba. Je ne vous raconte pas tout, notamment le rôle du cacatoès, ou pourquoi le narrateur sombre dans la dépression, et finit par en sortir.
L’ensemble, avec son style direct et fluide, se lit comme un roman, presque d’une traite !

L’appel du cacatoès noir de John Danalis, (Riding the black Cockatoo, 2009), éditions Marchialy, mars 2021, traduit par Nadine Gassie, 290 pages.

Mohamed Mbougar Sarr, De purs hommes

« Ce sont de purs hommes parce qu’à n’importe quel moment la bêtise humaine peut les tuer, les soumettre à la violence en s’abritant sous un des nombreux masques dévoyés qu’elle utilise pour s’exprimer: culture, religion, pouvoir, richesse, gloire… Les homosexuels sont solidaires de l’humanité parce que l’humanité peut les tuer ou les exclure. »
Au sortir d’une nuit d’amour avec son amie, un jeune professeur d’université voit une vidéo, qui circule rapidement au Sénégal, montrant l’exhumation d’un corps par une foule en colère. C’est ainsi que la communauté, parfois même la famille proche, réagit lorsqu’un homosexuel est enterré dans un cimetière. Obsédé par cette vision, Ndéné Gueye, le professeur, n’a de cesse de savoir qui était l’homme ainsi mis au ban de la société même après sa mort.

« Si un gay était repéré, à tort ou à raison perçu comme tel, charge était à sa famille se disculper : elle devait certifier qu’elle abominait ce mal, soit en coupant tout lien avec l’accusé, soit en faisant montre d’une violence encore plus grande à son encontre. »
L’écriture de Mohamed Mbougar Sarr, d’une grande force, viscérale, frappante, présente un état des lieux de l’homophobie au Sénégal. Et le moins qu’on puisse dire, c’est que c’est glaçant. La situation est finement analysée au travers d’un cas particulier et de quelques personnages, représentatifs sans être caricaturaux. L’incipit qui met directement dans le vif du sujet, le thème très fort, l’écriture directe et sensible, m’ont vraiment embarquée. De purs hommes est le troisième roman de l’auteur, qui vient d’en publier un autre : La plus secrète mémoire des hommes, aux éditions Philippe Rey, pour cette rentrée littéraire. Je ne manquerai pas de le découvrir.

De purs hommes de Mohamed Mbougar Sarr, éditions Philippe Rey, 2018, paru au Livre de Poche, janvier 2021, 190 pages.

Lu pour le mois africain à retrouver Sur la route de Jostein.

Sarah Waters, Ronde de nuit

« Combien de temps allait-on encore laisser cette guerre tout gâcher ? On avait été tellement patient. À vivre dans l’obscurité. À vivre sans sel, sans parfum. À ne se nourrir que de petites rognures de joie comme des croûtes de fromage… Soudain, elle avait conscience de chaque minute qui passait : elle les ressentait brusquement pour ce qu’elles étaient, des fragments de sa vie, de sa jeunesse, qui s’écoulaient sans retour, comme autant de gouttes qui tombent. »
Quatre personnages attachants au cœur d’une époque et d’un lieu remarquables, et que j’avais envie de mieux connaître, le Londres d’après-guerre, voici ce que propose le roman de Sarah Waters. Il y a Helen, qui vit avec Julia, un couple interdit voué à la plus grande discrétion, même lorsque l’histoire d’amour se défait peu à peu. Il y a Viv et son amant de longue date qui semble ne pas pouvoir se décider à quitter son épouse. Il y a Duncan, le frère de Viv, à jamais marqué par plusieurs années de prison. Et enfin Kay, la plus mystérieuse, que cherche-t-elle ou que fuit-elle ? Après une mise en place un peu longue, mais jamais ennuyante, qui permet de situer les personnages et leurs relations plus complexes que ma présentation ne le laisse voir, la structure originale du roman apparaît : il est composé de trois parties, d’abord en 1947, puis 1944 et ensuite 1941. Cette construction à rebours éclaire les pans de l’histoire qui demeuraient méconnus à la fin de la première partie, et donne un éclairage différent aux événements.

« Il ouvrit ses yeux et rencontra son propre regard dans le miroir. Ses cheveux bien peignés montraient une raie impeccable, son pyjama était boutonné jusqu’au menton ; mais ce n’était pas un petit garçon. Il n’avait plus dix ans, il n’en avait même plus dix-sept. Il en avait vingt-quatre et il pouvait faire ce que bon lui semblait. »
Une bonne pioche que cette Ronde de nuit, livre de poche trouvé il y a quelques mois en bouquinerie, alors que je n’avais jamais rien lu de cette auteure (mais je me souvenais que des lectrices de confiance aimaient bien ses romans !). Je l’ai trouvé passionnant pour cerner l’état d’esprit des Londoniens après-guerre, et aussi pendant la guerre. Je faisais des comparaisons en imaginant que l’après-Covid, toutes proportions gardées, allait être un peu semblable. En effet les privations des Londoniens dépassaient largement ce qui nous concerne aujourd’hui. De quoi relativiser un peu…
C’est un roman plutôt original, par bien des aspects, notamment par sa progression temporelle singulière, et aussi par le thème de l’homosexualité à une époque où elle était fortement condamnée. Les nombreux dialogues fluidifient la lecture et donnent un ton assez enjoué malgré les conditions difficiles. L’évolution des personnages, traitée de cette manière, les rend plus attachants encore que si la narration était chronologique. Le personnage de Kay, ambulancière de nuit lors des bombardements, donne lieu à des scènes terribles et saisissantes, qui rappellent que la guerre n’est pas seulement un arrière-plan commode à cette histoire, mais une fracture immense dans la vie de chacun des protagonistes.
Un ensemble d’arguments qui m’a assez séduite pour que je projette de continuer à lire Sarah Waters. Avez-vous lu ce roman ou d’autres de sa plume, et lesquels me conseillerez-vous ?

Ronde de nuit de Sarah Waters, (The Nightwatch, 2006), éditions 10/18, traduit par Alain Defossé, 563 pages.

Brigitte Giraud, Jour de courage

jourdecourageRentrée littéraire 2019 (9)
« Et cela donnait dans la classe des silences parfois pénibles, entre fatigue et résignation, comme si l’Histoire n’était qu’une chose ancienne, une boîte fermée à double tour, dont les scénarios les plus monstrueux et les zones de mystères ne les excitaient pas. »

Cours d’histoire dans une classe de Terminale ES d’un lycée de banlieue : aujourd’hui, c’est Livio qui va faire l’exposé sur les autodafés perpétrés par les Nazis. Il a choisi le personnage de Magnus Hirschfeld, médecin et chercheur juif, qui avait créé un institut sur la sexualité, doté d’une bibliothèque imposante, et lutté pour les droits des homosexuels. Si Livio a choisi de parler de ce personnage pourtant peu connu, c’est qu’il se reconnaît en lui, et d’ailleurs cela devient de plus en plus clair au fur et à mesure de son exposé.

« Imaginez qu’il vous est impossible de rentrer chez vous, que vous êtes devenu indésirable dans votre propre pays. Ou dans votre propre famille. Livio ajouta cela in extremis, ça lui avait échappé. Et il se rendit compte en le disant que l’homosexualité était la seule minorité qui ne trouve pas forcément de réconfort auprès des siens. »
Dans cet extrait, Livio pense à ses parents qui ne le comprennent pas… L’auteure observe et dissèque les réactions des camarades de classe de Livio, du désintéressement au rejet de ce coming out. Parmi eux, Camille, la confidente et amie de Livio qui pourtant découvre comme les autres cet aspect du jeune homme discret.
Sur un sujet délicat, grâce au parallèle historique et au regard adolescent de Livio, Brigitte Giraud a écrit un livre ramassé, mais plein de tension. C’est fort bien fait, et pour un livre lu il y a trois semaines, le sentiment qu’il m’a laissé n’a fait que grandir, me conforter dans une appréciation positive, qui tient autant à l’écriture qu’au sujet.
J’ai une petite remarque concernant le point de vue. Le style fluide mais parfois digressif, parfois aussi proche du langage parlé, laisse imaginer que le narrateur est l’un des élèves de la classe, mais une phrase comme : « Personne n’avait jamais parlé de sexualité à ces adolescents. » infirme cette hypothèse. Simple remarque de ma part, ce n’est pas gênant, et ce point de vue décentré accentue même l’intérêt porté à l’exposé de Livio et au devenir de l’adolescent au sortir de cette séance.
J’ai retrouvé avec curiosité, et plaisir, l’univers de Brigitte Giraud, après Nous serons des héros et L’amour est très surestimé.

Jour de courage de Brigitte Giraud, Flammarion, août 2019, 156 pages.

Coup de cœur pour Antigone, un roman intense pour Cathulu, un roman empli de justesse pour Clara.