Marente de Moor, La Vierge néerlandaise

« Des larmes me sont montées aux yeux. Le mal du pays ? Je ne pensais pas souvent à mes parents. Peut-être qu’ils s’adressaient à nouveau la parole à présent que je n’étais plus entre eux. Nos soirées ne me manquaient pas. Mes amies, même, ne me manquaient pas. Les couleurs avaient passé, comme celle d’un magazine maintes fois lu. Je ne pourrais jamais leur raconter ce que j’avais vécu. »

C’est l’été 1936. Janna, jeune néerlandaise de dix-huit ans, va faire un séjour à quarante kilomètres de chez elle, en Allemagne, chez un ancien ami de son père. Egon von Bötticher va l’aider à se perfectionner en escrime, sport qui passionne la jeune fille. Dès son arrivée, elle ne sent pas très à l’aise dans la grande propriété. Von Bötticher se montre peu accueillant, seule Léni, la femme du couple de domestiques la met, de manière sibylline, au courant des habitudes de la maison. Les entraînements d’escrime commencent, et arrivent aussi deux garçons un peu plus jeunes que Janna, des jumeaux.

« Avant que ces bras gauches n’envahissent la salle d’escrime, cet emblème avait eu une existence grisâtre sur les timbres-poste et sur les reichsmarks, les petites cuillères des fêtes commémoratives, la besace militaire de Heinz et la camionnette du boucher, qui était d’ailleurs le seul de nos visiteurs à remplir son devoir en faisant le salut hitlérien. »

Le roman commence par une lettre du père de Janna à son ami d’autrefois, et donne l’impression de contenir beaucoup entre les lignes, ce qui rend le roman assez intriguant, d’emblée. La narratrice est Janna, ce qui offre un décalage curieux avec le titre, on peut supposer qu’elle ne se nomme pas ainsi elle-même. Mais par la suite arrivera une explication de ce titre à double sens. L’écriture est remarquable dès les premiers chapitres qui mettent en place le décor et les personnages. Parlons-en, des personnages : autour de Janna, pas plus mal dans sa peau que tout autre jeune fille de son âge, ils ont chacun leur singularité et provoquent souvent des situations qui la mettent mal à l’aise. Le contexte du nazisme rend les circonstances encore plus équivoques, ainsi que l’organisation par le maître d’escrime de combats avec armes non mouchetées. Janna tombe sous le charme de cet homme aussi âgé que son père, mais reste lucide, toutefois. Cette jeune fille compose un personnage particulièrement intéressant.
La localisation entre Pays-Bas et Allemagne, ainsi que l’époque troublée, rendent ce roman initiatique atypique et prenant d’un bout à l’autre.
Les thèmes de l’amitié, de l’amour, de la folie, de la gémellité, s’y croisent de manière habile et l’écriture reste de bout en bout à la hauteur de cette histoire particulière. J’ai l’impression que les auteurs néerlandais, pour ce que j’en ai déjà lu, aiment bien cultiver l’ambiguïté, un certain trouble, et si vous aimez cela, vous goûterez sans nul doute ce roman.
C’est l’une des premières parutions de la nouvelle maison d’édition des Argonautes, et c’est un roman qui a obtenu de nombreux prix à sa sortie en 2010.

La Vierge néerlandaise (De Nederlandse maagd, 2010), de Marente de Moor, éditions des Argonautes, janvier 2023, traduction de Arlette Ounanian, 320 pages.

Julie Moulin, Domovoï

« C’était un Domovoï ; il était russe et nous sommes français. Maman aussi était française. Elle avait importé le Domovoï de Russie quelques années avant ma naissance. Une sorte de nain barbu, griffu, au regard oblique dont la reproduction sur d’anciens livres en cyrillique me gardait éveillée jusque tard dans la nuit. J’espérais à ne jamais le rencontrer pour de vrai. »

Jeune étudiante à Sciences Po, Clarisse choisit contre toute attente et sur une impulsion soudaine, de passer un semestre à Moscou pour ses études. Elle ne voit que cette destination possible pour répondre aux questions qu’elle se pose sur sa mère, disparue depuis dix ans, sans s’être beaucoup confiée à sa fille. Le père de Clarisse cultive l’art d’esquiver toute question qui le dérange, ce n’est donc pas auprès de lui qu’elle obtiendra des réponses. Toutefois, soucieux pour sa fille, il lui donne pour son séjour sur place l’adresse d’une ancienne amie russe. Le roman alterne entre 1993, séjour d’Anne en Russie, et 2015, aux côtés de Clarisse.

« Que raconter à ceux qui n’ont pas vu les mêmes paysages, rencontré les mêmes gens, ni vécu les mêmes aventures? On ne comprend jamais qu’au prisme de sa propre expérience des sociétés humaines. »

J’avais beaucoup apprécié la lecture, il y a quelques années, de Jupe et pantalon, le premier roman de Julie Moulin, sur le thème du stress professionnel, vu par les parties du corps d’une jeune femme pressée… un roman aussi original qu’intéressant. Celui-ci est totalement différent, plus personnel peut-être, on y sent l’amour de l’autrice, au travers de ses personnages, pour la Russie, ses villes, ses musées et ses artistes (Kouindjï, Chichkine…) et surtout ses petites gens, leur accueil et leur bonté naturelle.
Une certaine forme d’humour léger passe entre les lignes, alors que le thème de l’héritage maternel ne s’y prête pas vraiment, et que les deux jeunes femmes, à vingt ans d’intervalle, tout en étant fascinées par le pays, peinent un peu à s’adapter à Moscou, pour des raisons différentes. Le Domovoï, sorte de petit génie domestique, participe aussi à cette légèreté, et peut-être ce côté « réalisme magique » aurait-il pu être un peu développé.
Au final, l’histoire est sympathique, pas aussi originale que Jupe et pantalon, mais pleine d’humanité et de finesse, la fameuse âme russe, sans doute. (humanité et finesse, des qualités qu’il ne faut pas chercher chez les dirigeants de ce grand pays, mais ça, c’est une autre histoire). L’écriture montre une originalité qui l’éloigne toujours des clichés et l’autrice maintient, au sujet de la mère de Clarisse, un suspense qui culmine habilement dans les dernières pages.

Domovoï de Julie Moulin, éditions Alma, 2019, 298 pages.

Nicole et Delphine-Olympe ont aimé aussi.

Mois de l’Europe de l’Est

E. Lily Yu, L’Odyssée de Firuzeh

« L’ennui, déclara Nasima, c’est pire que les requins. Ils avaient vu les ailerons au loin la veille, mais à présent la mer n’avait plus à leur montrer que des bouteilles en plastique, des paquets de chips et des entrelacs d’algues.
Firuzeh rétorqua qu’elle préférait l’ennui. »

Firuzeh, fillette afghane, ses parents et son petit frère, le turbulent Nour, doivent quitter précipitamment Kaboul, où leur sécurité n’est plus assurée. Leur seul choix est l’exil. C’est par le regard de Firuzeh que le périple de la famille est abordé par E. Lily Yu, jeune autrice américaine.
Passé la première surprise de voir ces Afghans, en compagnie de migrants d’autres nationalités, tenter une longue errance vers l’Australie, rien n’est très différent des périples de demandeurs d’asile entre l’Afrique et l’Europe, ou l’Asie et l’Europe. Le passage des frontières, l’attente des passeurs, la montée à bord d’embarcations surpeuplées, la traversée de tous les dangers jusqu’à ce que des gardes-côtes australiens les récupèrent et les parquent dans un camp sur l’île de Nauru (j’allais écrire Lampedusa, mais non). Là, dans des conditions intenables, ils doivent attendre, pendant un temps que les enfants n’évaluent pas, que leur demande d’asile aboutisse ou non. La deuxième partie du roman se situera après cet internement à Nauru.

« Un rêve fracturé. Des bruits de pas creux sur un long quai, l’eau clapotant en contrebas. Les vibrations et les grondements familiers d’un moteur d’autocar. Des clôtures argentées s’ouvrant à leur passage pour les avaler. Firuzeh battit des paupières pour ouvrir les yeux, elle vit, et elle oublia. »

Le style original, plutôt poétique, qui place cette narration du point de vue d’une petite fille est touchant. L’amitié de Firuzeh avec Nasima, une fillette de son âge, amitié qui va perdurer au-delà des difficultés, constitue le cœur du roman. Si le mélange de réalité brutale, d’histoires et d’imagination enfantine déconcerte un peu, il est parfait pour montrer à quel point les enfants sont obligés dans ces conditions extrêmes de grandir trop brutalement. Le titre ne mentionne que Firuzeh, mais le petit Nour s’avère de plus en plus attachant aussi, au fil des pages. Leurs parents aimeraient les garder dans l’enfance, et leur racontent souvent des histoires issues de leurs traditions, du moins tant qu’eux-mêmes ont encore suffisamment d’espoir pour pouvoir en insuffler dans leurs contes. Il faut dire que les désillusions s’accumulent.
Quelques chapitres, dans un style différent, montrent des personnages secondaires, et l’une d’entre eux, arrivant à la fin du roman, semble correspondre au parcours de l’autrice. Cela renforce la réalité de l’histoire. La fin est tout juste formidable, et rattrape le rythme un peu lent du milieu de ce premier roman.

L’Odyssée de Firuzeh de E. Lily Yu, (On fragile waves, 2021), éditions de l’Observatoire, janvier 2023, traduction de Diniz Galhos, 296 pages.

Becky Manawatu, Bones Bay

Rentrée littéraire 2022 (4)
« J’ai fermé la bouche et retenu les mots qui me brûlaient les mâchoires et la langue, le fond de ma gorge. Je les ai mâchés comme une poignée de minuscules échardes et j’ai tenté de les avaler. »

Tout commence quand Arama emménage avec Tante Kat et Oncle Stu, et voit son frère aîné prendre la route vers le nord du pays. Le petit garçon de huit ans se retrouve seul, coincé entre une tante manifestement malheureuse et un oncle qui n’exprime qu’agacement et brutalité. Heureusement, il y a leur voisin Tom et sa fille Beth, vive et délurée, habituée à la vie campagnarde, qui réussit à distraire le petit garçon de son chagrin. Parfois, du moins… Quant à Taukiri, parti avec seulement une vieille voiture surmontée d’une planche de surf et une guitare, les raisons de sa fuite et de sa quête acharnée n’apparaissent pas immédiatement…
La narration alterne entre les deux garçons, chacun à sa manière tentant de vivre avec l’idée que leurs parents ont disparu. Puis un couple, Jade et Toko, intervient aussi dans d’autres chapitres, amenant à se demander leur lien avec les deux garçons. Un couple qui s’aime sincèrement, mais n’arrive pas à se défaire de leurs vies précédentes. Le drame semble inévitable.

« Le côté sans fond de ma vie donnait le vertige. Les choix étaient aussi écrasants que cette terrible mer. »

Après lecture, il ressort que j’ai aimé l’écriture, sensible et parfois déchirante, et la construction qui met en scène une famille sans doute représentative des difficultés à vivre en Nouvelle-Zélande pour une partie de la population, qu’elle soit maorie ou sang-mêlée. L’alcoolisme, la dépendance aux drogues, les violences domestique ou sociétale sont bien présents dans ce roman, mais l’espoir n’en est pas totalement absent, grâce essentiellement aux plus jeunes des personnages.
Je ne pense pas que l’autrice évoque son vécu ou sa famille, mais peut-être s’inspire-t-elle du parcours de personnes qu’elle a croisées. Elle a su en tout cas donner chair à de très beaux personnages, transporter dans de magnifiques paysages, comme l’échappée maritime de Bones Bay qui donne envie d’aller voir par soi-même, là-bas, si loin. Il faut juste accepter que l’atmosphère soit très plombante pour le moral, et bien choisir sa période de lecture.
De nombreux prix ont couronné ce roman, qui devrait plaire à beaucoup de lectrices et lecteurs, je pense à tous ceux qui ont aimé Tropique de la violence de Nathacha Appanah ou Nirliit de Juliana Léveillé-Trudel.

Bones Bay de Becky Manawatu (Auë, 2019) éditions Au vent des îles, septembre 2022, traduit de l’anglais (Nouvelle-Zélande) par David Fauquemberg, 432 pages.

Maria Larrea, Les gens de Bilbao naissent où ils veulent

Rentrée littéraire 2022 (1)
« Rêvant de m’appeler Sophie ou Julie, je tenais parfaitement mon rôle de jeune fille modèle devant les parents des copines qui m’invitaient à dîner, à dormir. Je jouais au singe savant. Oh, qu’elle est cultivée pour une fille de femme de ménage ! »

Maria est née à Bilbao, de parents venus tenter leur chance à Paris. Fils d’une prostituée, son père a fait les quatre cents coups chez les jésuites où il était pensionnaire, maintenant il est gardien du théâtre de la Michodière et personnage apprécié dans son quartier. Victoria, la mère de la jeune fille est née en Galice, et a connu aussi un abandon et une vie misérable avant de rencontrer Julian. Maria est leur seule enfant, ils sont fiers de l’emmener chaque été au Pays Basque, et de lui faire connaître ses origines. Malgré tout, Maria sent que quelque chose lui est caché, derrière la mauvaise humeur permanente de son père et la dépression de sa mère. Après une révélation partielle de sa mère, c’est au Pays Basque qu’elle va devoir aller chercher des réponses à ses interrogations.

« Le Pays basque pour les Basques était son mantra, lui l’immigré qui habitait Paris et buvait du bordeaux dans un restaurant grec tenu par des Égyptiens. Il voulait incruster dans ma cervelle cette fierté de l’appartenance, tu es basque, tu n’es pas espagnole. »

Première lecture de la rentrée littéraire d’août, j’ai pris mon temps, j’avais envie d’une voix nouvelle, et le pari est tout à fait réussi avec ce premier roman d’une jeune autrice, aussi réalisatrice et scénariste.
Le style de Maria Larrea sonne moderne, est vif et parfois cru, sans trop en faire. Il convient parfaitement bien à cette émouvante quête des origines dont on ne sait pas trop si elle est strictement autobiographique ou pas, et d’ailleurs, peu importe ! Le récit n’est pas linéaire, entre le parcours des parents de Maria et ses recherches à propos de ses origines, il va et vient, et là encore, c’est pile ce qu’il fallait. Talent inné ou beau travail éditorial, de toute façon, le résultat donne envie de voir la jeune autrice continuer à écrire.

Les gens de Bilbao naissent où ils veulent de Maria Larrea, éditions Grasset, août 2022, 224 pages.

Chroniqué aussi par Delphine-Olympe, Eve ou Jostein.

Philip Roth, L’écrivain des ombres

« Le matin où le journal était apparu aux éventaires, j’avais bien dû lire cinquante fois les paragraphes consacrés à « N. Zuckerman ». Je m’étais efforcé de m’atteler à ma machine pour les six heures de travail que je m’imposais, mais sans résultat ; je reprenais la revue et contemplais ma photo toutes les cinq minutes. Je ne sais pas trop quelles révélations j’attendais de cet article – l’orientation de mon avenir, sans doute, les titres de mes dix premiers livres – mais je me souviens que cette photographie d’un jeune écrivain pénétré et sérieux jouant si doucement avec un petit chat et vivant, était-il précisé, dans un vieil immeuble sans ascenseur de quatre étages au Village avec une jeune ballerine, risquait d’inspirer à un certain nombre de femmes grisantes l’envie de prendre la place de celle-ci. »

Je trouve cet extrait tellement parlant que je me demande pourquoi vous en dire plus. Il s’agit d’un jeune auteur, Nathan Zuckerman, commençant tout juste à être connu, qui est convié à rendre visite au maître E.I. Lonoff, auteur prestigieux vivant reclus avec son épouse dans les collines du Massachusetts. Amy Bellette, une jeune élève de l’écrivain qui, à ce moment-là, est aussi son archiviste et sa secrétaire, se trouve présente aussi. L’histoire se déroule sur une soirée et une nuit, riches en affrontements entre les protagonistes, dont certains que Nathan épie d’une manière tout à fait éhontée. Le jeune auteur y découvre bien des aspects de son hôte ainsi que de son épouse et de la jeune archiviste, ce qui donne lieu à une histoire dans l’histoire, et il réfléchit également sur ses propres tourments, sa relation avec son père en particulier.
Je connais peu le Philip Roth des premiers romans, et je rencontre même pour la première fois Nathan Zuckerman, jeune écrivain et double de l’auteur. J’ai mis un petit temps pour m’adapter aux longues phrases, et j’imagine très bien qu’à l’époque déjà, Philip Roth ne se souciait pas d’accorder au lecteur des facilités à entrer dans le texte. Une fois bien installé dedans, c’est un roman qui surprend autant qu’il se savoure : des phrases longues, oui, mais pas un mot de trop !
Les lecteurs sont très certainement plus à même d’apprécier L’écrivain des ombres en connaissant déjà l’auteur, puisque s’y trouvent des thèmes qu’il reprendra et développera ensuite comme l’imposture, la sexualité ou la judéité, et déjà une forme de dérision très réjouissante. Une forte personnalité est présente dans le ton comme dans la forme, et c’est encore et toujours un grand plaisir de lecture que je compte bien poursuivre avec Zuckerman enchaîné.

L’écrivain des ombres de Philip Roth, (The ghost writer, 1979), éditions Gallimard, 1981, traduction de Henri Robillot, 185 pages.

Un autre avis chez Yueyin.

Natalia Garcia Freire, Mortepeau

« Sarai était la plus jeune des quatre et il lui manquait deux doigts à la main gauche : l’index et la majeur. Quand elle me prenait par la main, elle utilisait ses trois doigts valides en pressant un peu trop, comme une poule en colère. Mais c’était sa seule marque de rudesse. J’avais parfois l’impression que cette main n’était pas la sienne, qu’il s’agissait d’une prothèse qu’on lui enlèverait un jour pour qu’apparaisse à sa place une main de nouveau-né que nous verrions grandir au fil des années, jusqu’à ce qu’elle ait la même taille que sa main droite. »

Lucas, tout jeune homme, revient dans la maison de son enfance, ou plus précisément dans le jardin où son père est enterré. Par les fenêtres, il observe les habitants de la maison. On comprend progressivement qu’il s’agit des servantes qui ont pris soin de lui lorsqu’il était plus jeune, et de deux hommes haïssables. Dans une longue harangue à son père défunt, il revient sur ce moment où le père a introduit ces deux individus chez lui. Pour quelle raison, on ne le sait pas, et pourquoi le père et ses comparses tiennent la mère de Lucas pour folle, non plus. C’est une folie bien douce, alors, qui consiste à s’occuper de son jardin et à constituer des herbiers. Tout cela va mal tourner, on ne peut que le deviner.

« Je ne crois pas que mon défunt père m’observe. Mais son corps est enterré dans ce jardin, ce qui reste du jardin de ma mère, entouré de limaces, d’araignées-chameaux, de lombrics, de fourmis, de coléoptères et de cloportes. Peut-être même qu’un scorpion s’est posé près de son visage à moitié décomposé, et tous deux évoquent les dessins qui ornent les tombeaux des pharaons égyptiens. »

Avant-dernière chronique pour le mois de la littérature latino-américaine, et me voilà bien ennuyée. Je ne sais pas trop quoi en penser. Le roman, court, ne manque pas d’originalité ni de profondeur. L’écriture est intéressante, loin des platitudes ou des clichés. Cependant, je n’ai pas réussi à aimer ce roman que je peine même à définir : roman gothique, roman noir, histoire de famille ou roman d’initiation ? Un peu tout cela à la fois sans doute. Pas un roman psychologique en tout cas, puisque tout est vu à hauteur d’enfant, et aucune explication n’est donnée. Une grande place est donnée au lecteur, ce qui pourrait vous plaire, peut-être ?
De mon côté, j’ai eu du mal à avancer dans le roman, je n’ai pas succombé à sa langue poétique. Parvenue à la fin, j’admets que celle-ci réussit à surprendre et à toucher, même s’il faut passer auparavant par beaucoup de passages malsains, par de nombreuses allusions à des fluides corporels et par des descriptions d’êtres humains bien plus repoussants que les insectes et autres animaux qui pullulent dans le roman.

Mortepeau de Natalia Garcia Freire, (Nuestra piel muerta, 2019) éditions Christian Bourgois, août 2021, traduit de l’espagnol (Equateur) par Isabelle Gugnon, 156 pages.

Repéré chez Electra qui a beaucoup aimé, et lu pour le mois latino-américain organisé par Ingannmic.

Abdulrazak Gurnah, Paradis

« Quand le moment du départ arriva, tout parut irréel à Yusuf. Il dit adieu à sa mère sur le seuil de la maison et suivit son père et son oncle jusqu’à la gare. Il portait son petit ballot contenant deux shorts, une chemise, un Coran et un vieux chapelet de grès. Il ne lui vint pas à l’esprit, ne fût-ce qu’un instant, qu’il serait peut-être séparé de ses parents pour longtemps ou même qu’il ne les reverrait jamais. »

Le jeune Yusuf a douze ans, et admire son oncle Aziz, riche commerçant qui ne manque jamais de donner une petite pièce au garçon lors de ses passages. Lorsque ses parents lui annoncent qu’il va partir en voyage avec cet oncle, il en est donc ravi, et mettra un certain temps à se rendre compte qu’Aziz n’est pas réellement son oncle, mais que ses parents avaient une dette envers lui, et qu’il devient ainsi l’un de ses esclaves. Yusuf s’habitue peu à peu à une nouvelle vie sans ses parents, où il aide à tenir une boutique. Il est très curieux de la grande maison avec jardin de son « oncle », où il n’a pas le droit d’entrer… mais Yusuf va devoir encore repartir sur les routes de Tanzanie.

« Les Européens sont très déterminés, ils se battent pour nous arracher les richesses de notre terre, et ils nous écraseront tous. Tu serais un imbécile si tu croyais qu’ils sont venus pour notre bien ; ce n’est pas le commerce qui les intéresse, mais notre terre, tout ce qu’elle contient, et nous avec. »

C’est une découverte que ce roman du tout récent prix Nobel Abdulrazak Gurnah, écrit en 1994 et réédité tout récemment. Je ne me serais pas forcément précipitée dessus sans un certain père Noël qui se reconnaîtra.
J’ai aimé découvrir la Tanzanie au travers du regard d’un jeune garçon déraciné. Il est un peu difficile de s’attacher à ce jeune personnage, sa naïveté m’en a empêché dans une certaine mesure. Sa personnalité demeure assez longtemps malléable et presque inconsistante, contrairement aux personnages secondaires, qui ont plus d’épaisseur. Certains sont d’infatigables conteurs et grâce à leur volubilité, ouvrent les yeux de Yusuf sur le monde qui l’entoure. Et quel monde ! La société tanzanienne est en effet très cosmopolite, les indigènes swahilis y croisent de riches Omanais, des Hindous, et enfin des colonisateurs allemands, chacun essayant de s’approprier richesses, productions locales et main-d’œuvre à bon marché. Il va sans dire que la paix n’y règne pas.
Ce roman vaut surtout pour l’atmosphère qu’il recrée, la vie des petits commerçants en Tanzanie, les conversations entre amis et voisins, les rapports de force entre maîtres et esclaves, entre colons et colonisés, le tout observé sans analyse par le jeune garçon. Un peu gênée au début par l’absence de repères temporels précis, un petit survol de l’histoire de la région m’a permis de préciser : l’arrivée des colons allemands correspond au début du XXème siècle, peu avant la Première Guerre mondiale.
L’écriture de Abdulrazak Gurnah fait merveille pour décrire les paysages de la Tanzanie, du désert à la forêt tropicale ou à l’atmosphère urbaine de Zanzibar, pour évoquer les différentes langues qui permettent de commercer et d’échanger, pour représenter les différentes communautés et leurs conflits, pour montrer les petites choses de la vie quotidienne du jeune Yusuf.
Un voyage, à la fois dans le temps et dans l’espace, très intéressant.

Paradis d’Abdulrazak Gurnah, (Paradise, 1994), éditions Denoël, 1995 et 2021, traduit de l’anglais par Anne-Cécile Padoux, 280 pages.

Tarjei Vesaas, Palais de glace

« Des éclaboussures de l’eau avaient à la longue formé des sortes de troncs d’arbres et de branchages de glace. Parmi les plus grands, des arbustes jaillissaient du sol. Voilà encore un monde indéfinissable, impossible à décrire, mais qui semblait naturel dans un tel endroit, et qu’il fallait accepter tel quel. De ses yeux écarquillés, elle fixait cette étrange apparition. »

C’est le début de l’hiver, dans un petit village de Scandinavie. Une nouvelle élève vient d’arriver à l’école, et semble peu pressée de lier connaissance, sauf peut-être avec Siss, l’élève populaire et intelligente, qu’elle observe tranquillement. Unn, c’est le nom de la nouvelle venue, vit seule chez sa tante qui l’a recueillie. Tout est nouveau pour elle, y compris la nature environnante, en particulier une cascade de glace que les premiers froids viennent de former sur la rivière, dans la forêt.
Enfin, Siss et Unn se rencontrent en dehors de l’école, une rencontre pleine de non-dits, mais déjà le prélude à une amitié indéfectible. Mais une disparition soudaine renvoie l’une des deux à la solitude, au chagrin et à la culpabilité.

« Dehors, la neige continuait à tomber, comme pour effacer Unn et tout ce qui se rapportait à elle. »

Lecture parfaite pour un mois de décembre à tendance nordique, ce roman classique norvégien est magnifique sur le thème de la préadolescence, de l’amitié et du deuil, le tout lié à la puissance invincible de la nature. L’histoire se déroule sur trois saisons, de l’automne au printemps, du gel qui fige tout à la neige qui recouvre puis au dégel.
Plusieurs aspects sont remarquables dans Le palais de glace, tout d’abord le réalisme qui reste constant dans le texte, même si on s’attend à dériver vers du fantastique léger. Ensuite, j’ai aimé l’attitude parfaite des adultes, inquiets mais bienveillants, à laquelle répond le comportement calme et assez réfléchi des enfants. Enfin, ce qui m’a beaucoup plu et me fait garder un souvenir précis de ce roman, ce sont les questions, peu nombreuses, mais centrales, qui restent sans réponse, et continuent d’intriguer bien longtemps après lecture.
Je regrette de ne pas avoir trouvé la version Babel plus récente, dont je préférais la couverture. Pour ce qui est de la traduction, je ne me prononce pas, n’ayant lu qu’une version, qui m’a tout à fait convenu.

Palais de glace de Tarjei Vesaas (Is-slottet,1963) éditions Garnier-Flammarion, traduction de Elisabeth Eydoux, 182 pages.

Repéré grâce à Anne et Daphné.

Pierre Jarawan, Tant qu’il y aura des cèdres

« Si tu en sors vivant, me dis-je en éprouvant soudain une paix étrange, c’est qu’il y a une raison et que ton voyage n’est pas terminé. Tu devras faire une ultime tentative pour le retrouver. »

Lorsque Samir a dix ans, un jour, sans que rien ne le laisse prévoir, son père passe la porte de leur appartement et disparaît. Né en Allemagne de parents libanais, il est bercé depuis son plus jeune âge par les récits que font ses parents, voisins et amis, tous libanais, de ce pays. Les contes inventés par son père, qui chaque soir apportent leur dose de merveilleux, le font particulièrement rêver. Samir grandit dans l’absence de son père et dès qu’il le peut, part à sa recherche au Liban, destination la plus probable, d’autant qu’il se demande si la soudaine disparition de son père n’a pas à voir avec l’histoire politique de son pays.

« Le Liban avec lequel j’ai grandi est une idée. »

Le jeune auteur allemand a tressé un très joli roman autour du personnage charismatique du père, et du mystère qui l’entoure. La lecture n’est en rien compliquée par ce qu’il apprend au fur et à mesure de l’histoire du pays du cèdre bleu, le tout est fluide et tout à fait lisible. C’est une très belle lecture, en ce qui me concerne, pas un coup de cœur, le rapport obsessionnel du jeune Samir à son père et à son pays d’origine, assorti d’oeillères pour tout ce qui ne les concerne pas, pouvant agacer un peu à la longue. La manière dont les légendes racontées chaque soir au petit garçon s’articulent avec les découvertes qu’il fait à l’âge adulte, les très belles pages sur la découverte de Beyrouth et de Zahlé, les révélations finales, tout cela en fait un très beau roman qui pourra plaire à beaucoup de lecteurs.

Tant qu’il y aura des cèdres de Pierre Jarawan (Am Ende bleiben die Zedern) éditions Héloïse d’Ormesson, 2020, paru en Livre de Poche, 570 pages.

Noté chez Delphine-Olympe.

Traduit de l’allemand, ce roman participe donc tout naturellement aux Feuilles allemandes de ce mois de novembre.