Lectures du mois (29) mai 2023

Sous-titre : « bonnes pioches », car ce sont des livres dont je ne connaissais pas encore les auteurs, et que je peux vous recommander sans hésiter.

Jennifer Haigh, Mercy street, éditions Gallmeister, janvier 2023, traduction de Janique Jouin de Laurens, 432 pages
« Des années auparavant, lorsque Claudia avait commencé à travailler au centre d’écoute, les questions la surprenaient. Pour un nombre ahurissant de personnes, les fondamentaux de la reproduction humaine étaient entourés de mystère. »

Le texte de ce très bon roman sur le thème du droit des femmes, et notamment du droit à l’avortement, alterne entre différents points de vue, et même si on devine de quel côté penche le cœur de l’autrice, les différentes opinions peuvent largement s’exprimer. Cela sert le roman, uniquement, et ne tourne jamais à la démonstration qui alourdit et ennuie. Claudia qui travaille dans une clinique pour femmes fréquente l’appartement de Timmy, son dealer d’herbe, où Anthony, militant anti-IVG passe parfois aussi…
Ma description du roman ne vaut rien, mais le livre si, il est à la fois très intéressant pour la variété des opinions sur le sujet, et pour les personnages nuancés qu’il montre.
Lu aussi par Hélène.

Élise Costa, Les nuits que l’on choisit, éditions Marchialy, février 2023, 350 pages.
« Le temps de l’instruction ne m’intéresse pas.
Je ne cours jamais après des bribes d’informations. Je veux des affaires où rien n’est ce qu’il paraît, je veux comprendre comment des gens comme lui et moi peuvent basculer. Je veux savoir de quel bois nous sommes faits.
 »

Cette phrase résume le très intéressant point de vue de l’autrice, chroniqueuse judiciaire qui choisit d’aborder des affaires bien différentes les unes des autres par le prisme de l’accusé, qu’il soit coupable de manière certaine, ou qu’un doute subsiste quant à sa culpabilité. Ce sont évidemment ces derniers procès qui laissent le plus de traces, ceux où l’ombre de l’erreur judiciaire plane. De journaliste, Élise Costa est devenue chroniqueuse judiciaire, et cela la passionne d’approcher au plus près le fonctionnement de la justice, de chercher la vérité cachée et d’ausculter les faits et gestes, en particulier ceux des accusés, tellement révélateurs. Je n’ai qu’un reproche à adresser à ce témoignage passionnant, qui va de cour d’assises en cour d’assise, c’est qu’il est un peu bref !
La lecture d’Eva.

Benoît Séverac, Le tableau du peintre juif, La manufacture de Livres, septembre 2022, 320 pages.
« Ces Israéliens ressemblent à tous les jeunes de leur âge sur cette planète : ils sont bruyants, ils se bousculent, ils rient en se montrant des vidéos sur leurs téléphones portables… Rien de plus normal, sauf que nous sommes au mémorial de la Shoah et qu’ils viennent de participer à des ateliers sur un génocide perpétré contre leurs aïeux. Même ici, finalement, la mémoire s’efface et devient l’Histoire. »

Lorsque la grand-tante de Stéphane, quadragénaire au chômage, lui propose de venir prendre quelques souvenirs dans l’appartement qu’elle vide, il est le premier étonné d’apprendre que sa famille possède un tableau d’un peintre juif peu connu. Ses grands-parents auraient reçu ce tableau en remerciement pour avoir hébergé le peintre et son épouse qui voulaient passer en Espagne. Mais lorsque Stéphane veut faire reconnaître ses grands-parents comme Justes, tout se complique. De Jérusalem à Madrid, il va suivre la trace du peintre pour prouver qu’il a bien survécu à la Shoah. Cela se lit comme un roman à suspense, c’est totalement une fiction, à part le tableau qui existe vraiment, mais avec des accents de vérité qui font croire à un récit autobiographique.
L’avis de Luocine.

Isabelle Sorente, La femme et l’oiseau, éditions J.-C. Lattès, septembre 2021, 370 pages.
« Il lui avait demandé s’il parlait de Tambov de temps en temps. Thomas lui avait dit qu’il ne s’était confié à personne (…), enfin à personne d’humain. Mais il en parlait au arbres et aux oiseaux, et même si c’était difficile à expliquer, ça lui faisait du bien. »

Lorsque sa fille Vina est renvoyée du lycée pour comportement violent, Élisabeth décide de prendre un peu de temps pour elle et sa fille, et de rejoindre pour quelques jours son grand-oncle Thomas qui vit près de la forêt vosgienne. Plus à l’aise seul dans la nature qu’avec son entourage, Thomas les accueille cependant gentiment et va nouer des liens avec Vina. Chacun des trois personnages se révèle petit à petit, dévoilant ce qui l’obsède. Pour Thomas, cela remonte à la guerre, où, enrôlé parmi les Malgré-nous, il fut, dans des conditions terribles, prisonnier des Russes avec son frère Alex, le grand-père d’Élisabeth. Son histoire dramatique n’éclipse pourtant pas les difficultés de Vina et de sa mère sur un autre thème que vous découvrirez… en lisant ce roman !
Il sort en poche, et a été lu aussi par T livres T arts.

Nicolas Delisle-L’Heureux, Un grand bruit de catastrophe

« Louise avait toujours pressenti que ses parents ne s’étaient pas appesantis de trois enfants par pur bonté d’âme, et l’irrévérence de Val Grégoire eut tôt fait de lui donner raison : les offices dévotieux des Fowley n’étaient jamais aussi fructueux que lorsque Lydia, Elisabeth et Louise servaient d’appâts inoffensifs. »

Louise, enfant adoptée par une famille de religieux rigides, pratiquant le prosélytisme, arrive enfant dans la petite ville de Val Grégoire, aux confins du Canada, près du Labrador. Elle ne se sent pas à sa place, ni en classe, ni dans sa famille, mais se lie vite d’amitié avec Laurence et Marco, deux garçons aussi dissemblables que possible. Laurence vit auprès d’une mère fantasque avec un grand frère violent et une petite sœur handicapée, Marco est issu d’une lignée de potentats locaux. Et pourtant, leur trio fonctionne, se fait remarquer et surtout bâtit des rêves d’avenir, loin de Val Grégoire. Car une sorte de malédiction semble peser sur les habitants de la ville, qui, tels des ouananiches, ces saumons qui vivent seulement en eau douce, même si l’accès à la mer ne leur est pas bloqué, ne réussissent jamais à quitter leur région.

« Plus de cinquante ans après l’inauguration de Val Grégoire, nos mères n’ont pas bougé et semblent désormais n’avoir pour seule fonction que de s’inquiéter pour nous, devenus adultes, et pour notre progéniture, sur le point de l’être. Les rues, le centre communautaire et les halls des écoles portent les noms de leurs maris, mais ce sont elles qui ont affronté les hivers du Nord et nos récidives canailles. »

Le roman est fort bien construit puisque partant d’un événement intrigant, quand Louise revient adulte, à Val Grégoire, il revient sur son enfance, puis, vers le milieu du roman, amorce une explication à ce qui s’est passé au début, avant, finalement, de dénouer le tout.
Les personnages sont forts, fascinants, et les lieux le sont tout autant. Mais ce qui est le plus remarquable, c’est la langue utilisée par l’auteur, pleine d’imagination, de couleurs et de fureur. Il ne reste plus qu’à espérer qu’il nous régalera de nouveau de ses mots.

Un grand bruit de catastrophe de Nicolas Delisle-L’Heureux, éditions Les Avrils, janvier 2023, 320 pages.

L’avis de Nicole.

Stefan Hertmans, Une ascension

« J’ai toujours eu un faible pour l’odeur d’humidité et de délabrement dans les vieilles maisons. Peut-être parce que né peu après la guerre, j’ai dû encore traverser, en tenant la main de ma mère, des habitations endommagées par les bombardements, et que l’odeur de pierre humide et de moisi est devenue pour moi celle de la célèbre madeleine de Proust. Quand on est enfant et qu’on n’ a pas encore se souvenirs, même l’odeur de délabrement est une source de bonheur. »

In extremis pour le mois belge, j’ai trouvé ce roman traduit du flamand dans une boîte à livres. C’était l’occasion de lire enfin cet auteur très réputé en Belgique et la lecture du sujet m’a intriguée.
L’auteur raconte dans ce roman comment il a découvert, au moment de la vendre, que la maison où il avait vécu vingt ans à Gand était celle d’un SS flamand, qui plus est père d’un de ses professeurs d’université. Cette maison abandonnée qui l’a séduit en 1979 malgré son piètre état, a abrité auparavant Willem Verhulst, son épouse néerlandaise Mientje et leurs trois enfants. À l’aide des entretiens qu’il a menés avec Aletta et Suzy, les deux filles de la famille, devenues octogénaires, et de nombreux textes, dont des journaux intimes et des documents d’archives, il a reconstitué le parcours autant personnel que politique de cet activiste flamand devenu soutien des plus fidèles de l’occupant nazi. Il s’est également penché sur le pacifisme de son épouse et a tenté de comprendre et parfois d’imaginer, avec l’aide des témoignages, comment ils avaient pu vivre cet antagonisme.

« Rien n’est plus funeste pour la joie de vivre que le sentiment secret de devoir toujours se justifier devant un juge intime qu’on ne connaît pas. Il voit tout et condamne tout ; ce n’est jamais assez bien, on est toujours le perdant, quoi qu’on fasse ; il est insaisissable – il ressemble parfois à un ancien amour, puis à l’ami qui vous a trahi ou à la femme aux yeux perçants qui se moque de vous dans la pénombre. »

Quatre cent soixante-dix pages sur un personnage finalement peu intéressant, un pauvre type, lâche et sans qualités, permet de montrer combien le mal est une chose facile à embrasser pour certains esprits faibles, et de ce point de vue, l’exercice est réussi.
Mais, car il y a un « mais », si la construction rend bien compte de l’approche de l’auteur, j’ai trouvé le style un peu inégal, à moins qu’il ne s’agisse de la traduction, je n’ai pas réussi à trancher. De même, la position de Stefan Hertmans m’a parfois déconcertée, faisant dans une même page le grand écart entre des faits avérés directement tirés de documents et des pensées ou réactions des personnages qui ne peuvent être que dictées par son imagination, auxquelles s’ajoutent des remarques à la limite du jugement. Où est-on alors, dans un roman, un essai, un document ?
De plus, tout cela est un peu long. J’ai envie de dire : « N’est pas Daniel Mendelsohn qui veut… », mais si vous êtes tentés, ne vous arrêtez pas à mon avis, d’autres lecteurs sont bien plus enthousiastes, comme Marilyne ou Nicole.

Une ascension de Stefan Hertmans, (De Opgang, 2020) éditions Gallimard, janvier 2022, traduction de Isabelle Rosselin, 476 pages.

Le mois belge se termine chez Anne (Des mots et des notes).

Jérémie Moreau, Les pizzlys

« Il faut tuer pour se nourrir, c’est ainsi. Mais considérer l’animal que je mange comme une personne, c’est très différent de le considérer comme un objet, ou comme une chose, comme on le fait en France dans les supermarchés. »

Aujourd’hui, une bande dessinée, pour changer ! Ou plutôt un beau roman graphique, qui sort des sentiers battus. C’est l’émission Book club sur France Culture qui m’a donné envie de le lire. Alors, le titre tout d’abord ? Vous aimeriez savoir ce que sont ces pizzlys, et s’ils existent… Hum, j’hésite à vous en dire trop.
Voici l’histoire : Nathan, jeune chauffeur Uber, est au bord du burn-out avec ses longues journées passées au volant, suivies de courts moments passés avec sa petite sœur et son petit frère qu’il élève seul. Des événements imprévus l’obligent à prendre une décision brusque et radicale, celle d’accepter une drôle d’invitation à aller passer quelque temps en Alaska avec ses frère et sœur.
Annie a passé quarante ans à Paris et retrouve, avec ce jeune trio d’invités, son Alaska natale, et les traditions qu’elle n’avait pas oubliées. Les deux enfants, Zoé et Étienne, n’imaginaient même pas le mode de vie auquel Annie les convie, sans connexion, au plus proche de la nature.

« Des fois, j’imagine un monde où toute l’intelligence des scientifiques des villes serait mise au service de la vie dans la forêt.»
Les thèmes de cette très belle histoire sont la reconnexion avec la nature, le changement climatique, la nécessaire adaptation à ce changement. Les croyances des chasseurs-cueilleurs athapascans ajoutent un aspect légèrement fantastique à une histoire sinon assez réaliste, notamment à propos du climat et des fléaux qui frappent les peuples autochtones.
Avec un graphisme original, des couleurs vives et quasiment fluorescentes, des couleurs d’aurores boréales qui envahissent l’image, ce sujet prend une dimension tout à fait intéressante. Seul le dessin des visages ne m’a pas trop plu, ils sont un peu impassibles. Et les pizzlys alors ? Ils sont le résultat d’un croisement entre les ours polaires et les grizzlys, croisement bien réel, rien d’imaginaire dans ces animaux, et leur présence en Alaska est avérée. Étonnant, non ?

Sinon, pour prolonger et relier à l’activité sur les minorités, il existe un livre de Nastassja Martin, sous le titre Les âmes sauvages, à propos de « ces hommes qui se nomment eux-mêmes les Gwich’in et peuplent les forêts subarctiques » d’Alaska, livre cité par Jérémie Moreau comme référence, et que j’essayerai de trouver à l’occasion.

Les pizzlys, par Jérémie Moreau, éditions Delcourt, octobre 2022, 200 pages.

Verena Hanf, La fragilité des funambules

« Depuis qu’elle a eu son père au téléphone, Adriana sent un poids sur sa poitrine, formée d’angoisse, de nervosité et d’insécurité. Il y a des équations avec trop d’inconnues, un déséquilibre en vue. Il fragilise tout ce qu’elle s’est construit au cours des dernières années et qui lui est devenu si précieux : une petite vie structurée, prévisible, sans surprises, sous contrôle. Ha ! Sous contrôle… Comme si c’était possible. N’importe quoi. »

Adriana vit à Bruxelles où elle a fini par se trouver une vie qui lui convient, après des années difficiles, d’abord en Roumanie, puis à son arrivée en Belgique. Mais cela, on ne l’apprend que petit à petit. Adriana garde une petite fille chez un couple aisé venu d’Allemagne, elle fréquente Gaston, qui lui apporte de la quiétude. Mais voilà que les parents d’Adriana lui demandent de venir chercher Cosmin, son fils de onze ans, dont la grand-mère, immobilisée par une fracture, ne peut plus s’occuper. Et là, l’équilibre précaire de la vie d’Adriana va avoir bien du mal à tenir.

« Comme si souvent, Stefan est allé se coucher avant vingt-trois heures. Le sommeil est sa deuxième fixation après l’alimentation saine. Ah, Nina oubliait la condition physique, d’importance cruciale aussi. Il faut rester fit. Fit est l’un des mots préférés de Stefan. Nina par contre le déteste. »

Ce roman a un petit air de Chanson douce au début, en moins frontal, et je peux vous assurer que tout va y être différent, si ce n’est la description fine des rapports entre patrons et employée de maison, surtout lorsque cette dernière a en charge une grande partie des soins à l’enfant. Sous forme chorale, le roman présente des personnages immédiatement intéressants, que la plume acérée de Verena Hanf rend attachants ou bien odieux… puis elle nuance à plaisir cette première impression.
C’est vraiment bien observé et bien écrit à la fois, d’une lecture facile et prenante, mais sans facilités d’écriture ni clichés.
Une jolie découverte du mois belge, repérée chez Keisha et Yv qui ont tout deux lu ensuite plusieurs romans de Verena Hanf.

La fragilité de funambules de Verena Hanf, éditions F. deville, avril 2021, 290 pages.

Le mois belge, c’est chez Anne.

Polars en vrac (9)

Le début du printemps, c’est la saison des Quais du Polar, et donc le moment de lire quelques romans noirs ou policiers, genre vers lequel je reviens toujours volontiers, car le polar n’est pas tout à fait mort : clin d’œil au Bouquineur et son débat tout récent…
Commençons par des valeurs sûres. Le premier n’est pas du tout une nouveauté :

John Harvey, Les années perdues, éditions Rivages poche, 1998, traduction de Jean-Paul Gratias, 460 pages.
« Darren connaissait la prison. Ou les IJD, du moins. Les institutions pour jeunes délinquants. Des centres comme Glen Parva où, si on ne trouvait pas un moyen de se foutre en l’air pendant les premiers mois, on avait de bonnes chances d’apprendre toutes les ficelles pour accéder au grand banditisme. »

Dans ce tome de la série consacrée à Charlie Resnick, un duo de jeunes délinquants, un peu bras cassés, montent des braquages de plus en plus violents, alors que d’autres braqueurs plus organisés mettent en échec la police depuis plusieurs mois. Mais ce qui inquiète le policier, c’est la probable sortie de prison de Prior, qu’il a arrêté, plus de dix ans auparavant, et qui pourrait nourrir des idées de vengeance, notamment envers Ruth, la femme dont il pense qu’elle l’a dénoncé.
Ambiance très jazz pour ce polar situé à Nottingham, en deux époques, années 1992 et 1981… comme d’habitude, c’est à la fois bien écrit, avec un art parfait des dialogues et des portraits incisifs, et très prenant. Je ne m’en lasse pas !

Michael Connelly, Les ténèbres et la nuit, éditions Calmann-Lévy, 2022, traduction de Robert Pépin, 450 pages.
« On dit souvent que quiconque veut connaître Los Angeles doit parcourir Sunset Boulevard du centre-ville à la plage. C’est par cet itinéraire que le voyageur peut découvrir tout ce qui fait la ville : sa culture et ses gloires aussi bien que ses nombreux échecs et fissures. »

Le dernier en date des romans de Michael Connelly avec un Harry Bosch retraité mais toujours efficace pour seconder sa collègue Renée Ballard. Celle-ci occupe un poste de nuit et mène de front deux affaires : un mort par balle lors des tirs du Nouvel An, il avait la particularité, si l’on peut dire, d’avoir payé pour quitter ue organisation mafieuse. L’autre affaire est celle des « Hommes de minuit », violeurs en duo récidivistes. Leur dernière victime va peut-être pouvoir permettre de voir ce qui relie ces femmes, ou pas.
Ces deux affaires permettent aux deux policiers d’exercer leur sagacité, sur fond de crise du Covid, mais obligent Renée à aller contre les ordres de son supérieur direct.
Un bon polar, qui se dévore, mais j’avais pressenti l’une des résolutions avec un peu trop d’avance…

Carlo Lucarelli, Péché mortel, éditions Métailié, mars 2023, traduction de Serge Quadruppani, 256 pages.
« – Allez, dit-il, au point où on en est, jetons un coup d’œil. Cherchons une hache et une veste. Et une tête.
Ils ne trouvèrent rien, ni hache, ni veste, ni tête. »

Bologne, juillet 1943. Les unes du quotidien Il Resto del Carlino débutent chaque chapitre et situent bien ainsi les temps troublés et les événements qui se succèdent : débarquement en Sicile, chute de Mussolini, bombardements sur Bologne… Pourtant, le commissaire De Luca, contrairement à sa fiancée, reste assez imperméable à la politique et se concentre sur l’affaire d’un corps sans tête retrouvé dans une maison lors d’une perquisition. Sa ténacité lui permet d’avancer dans ses investigations, même contre l’avis de son supérieur, mais toujours pas de tête ! Et lorsqu’enfin, il en trouve une, elle ne correspond pas au corps.
J’avais déjà lu un roman de Carlo Lucarelli, de la série qui se passait au XIXème siècle en Erythrée, je découvre ce nouvel enquêteur avec le deuxième roman de la série, mais qui revient sur ses débuts. Le contexte historique et les personnages sont passionnants, je me suis peut-être un peu désintéressée de l’enquête à un certain moment, puisque deux semaines après avoir terminé, je ne me souviens plus de la résolution. Mais bon, c’est un polar solide et bien écrit, rien à redire.

Matt Wesolowski, Six versions Les orphelins du Mont Scarclaw, éditions Les Arènes, janvier 2023, traduction de Antoine Chainas, 315 pages.
« Bienvenue dans Six versions, je suis Scott King.
Durant six semaines, nous reviendrons sur la tragédie du Mont Scarclaw. Six manières de voir les choses, six versions différentes. »

Une toute nouvelle série venant d’Angleterre a attiré mon attention, avec les mots « nature sauvage », « cold case » et « podcast ». Vingt ans après la disparition d’un jeune de quinze ans lors d’un camp de vacances sur le Mont Scarclaw, en Ecosse, et la découverte d’un corps dans un marais un an plus tard, Scott King, réalisateur très connu du podcast « Six versions », donne la parole à six personnes qui ont connu ce drame de très près : organisateur du camp, habitants du village ou camarades de Tom Jeffries, ils racontent leurs souvenirs, se contredisent parfois, poussent l’imagination de l’auditeur vers telle ou telle piste. Les personnages ont de l’épaisseur et une légère dose de légende ajoute à la couleur locale. J’ai beaucoup aimé ce roman très original, intelligemment tourné et prenant, et je pense déjà à mettre le deuxième podcast, déjà paru, dans ma pile à lire !

Voilà pour aujourd’hui. Et vous, avez-vous fait des découvertes au rayon policier de votre librairie ?

Caroline Laurent, Rivage de la colère

« L’espoir, c’est l’ordinaire tel qu’il devrait toujours être : tourné vers un ailleurs. Pas un but ni un objectif, non, un ailleurs. Un lieu secret dans lequel, enfin, chacun trouverait sa place. Un lieu juste.
Le mien existe.
Une île perdue au large de l’océan Indien, une langue de sable exagérément plate, et vide, et calme ; une certaine transparence des flots. La mer comme un pays. Cette île que personne ne connaît, c’est chez moi, c’est ma terre. »

En 1967, quand le tout jeune mauricien Gabriel Neymorin débarque aux Chagos, archipel dépendant de l’île Maurice, pour seconder l’administrateur, il ne se doute pas qu’il va tomber amoureux de cet endroit, et de l’une des habitantes, Marie Ladouceur, jeune femme mère d’une petite fille. Peu de temps après, l’île Maurice devient indépendante. Quel va être le statut des îles Chagos, archipel où trois îles seulement sont habitées, et ce depuis quelques siècles, lorsque les Français puis les Britanniques, y firent venir des esclaves pour récolter la canne à sucre ? Gabriel se trouve être au courant avant les habitants, avant Marie, mais une clause de confidentialité qu’il a signée l’empêche de les prévenir, créant un affreux dilemme pour le jeune homme. Tout d’abord, les bateaux de ravitaillement ne passent plus. Puis les Chagossiens qui partent voir leur famille ou se faire soigner à l’île Maurice sont empêchés de revenir, et enfin tous les autres habitants sont prévenus brutalement qu’ils doivent prendre quelques bagages et embarquer.

« Sur la plage, le spectacle était une désolation. Toutes les familles s’entrechoquaient, avec des paniers, des draps bourrés d’affaires à l’image de ce qu’elle avait fait elle-même, les regards perdus, hagards, les lamentations, l’incompréhension. Pourquoi les arrachait-on à leur île ? Qui avait décidé ça ? Quand reviendraient-ils ? Le désarroi était total. »

Cette triste histoire est vue par Joséphin, enfant transplanté depuis son île alors qu’il était tout petit. Devenu adulte, il va chercher, avec d’autres, des recours internationaux et plaider pour un retour des exilés dans leur île. Le récit alterne donc entre son enfance, avec l’histoire de sa mère, et son combat juridique actuel.
Si je n’ai pas été entièrement convaincue par l’aspect romance dans les premiers chapitres, j’ai aimé de plus en plus ce texte au fur et à mesure de la lecture, en particulier tout ce qui raconte le combat du peuple déraciné de manière inhumaine et plongé dans la misère la plus noire, pour retrouver l’île d’où ils ont été chassés.
Cette fiction a tout d’un récit de vie tant les personnages sont bien incarnés, avec une écriture qui emporte et fait compatir, mais surtout elle fait découvrir un pan d’histoire méconnu qui provoque l’indignation.
Si comme moi avant lecture, vous ne situez pas vraiment ces îles, voici une carte de l’océan Indien (l’île Maurice est représentée, mais pas nommée, à l’est de Madagascar et de la Réunion).

Rivage de la colère de Caroline Laurent, éditions Les Escales, 2020 puis Pocket, 2021, 432 pages.

Ce livre entre dans le cadre des lectures sur les minorités ethniques, sur une idée d’Ingannmic, qui l’a lu aussi, retrouvez son avis.

Georges Simenon, Maigret chez le coroner

« Ce n’était pas un rêve. Il était bien éveillé. C’était bien lui, le commissaire Maigret, de la Police Judiciaire, qui était là, à plus de dix-mille kilomètres de Paris, à assister à l’enquête d’un coroner qui ne portait ni gilet ni veston et qui avait pourtant l’air sérieux et bien élevé d’un employé de banque. »

L’affaire se passe en 1949. Au sortir d’un bar de Tucson, Arizona, la jeune Bessy Mitchell, dix-sept ans et déjà mariée, se fait raccompagner par son cavalier, un militaire de la base aérienne toute proche, et les quatre camarades de celui-ci. Mais tous sont passablement éméchés et après une dispute, Bessy décide de rentrer à pied. Son corps est retrouvé le lendemain matin sur la voie de chemin de fer.
Le roman retrace toute l’enquête du coroner, enquête publique où un jury va devoir trancher. S’agit-il d’un accident, d’un suicide, de non-assistance ? S’il s’agit d’un crime, les suspects sont nombreux, un des cinq militaires, le mari de Bessy, une rencontre de hasard ? Les témoins se suivent et se contredisent, et plongent le commissaire Maigret, qui revient de jour en jour assister au procès, alors qu’il devrait suivre son homologue du FBI dans ses enquêtes sur le tout récent trafic de marijuana, dans la perplexité.

« C’était une misère que l’on comprenait, dont on pouvait retrouver l’origine et suivre la progression.
Ici, il soupçonnait l’existence d’une misère sans haillons, bien lavée, une misère avec salle de bains, qui lui paraissait plus dure, plus implacable, plus désespérée. »

Le hasard m’a fait prendre ce roman de Georges Simenon à la médiathèque, car pour préparer le mois belge, quoi de mieux que de retrouver cet auteur, avec son policier fétiche ou pas ?
Là, l’originalité du roman réside dans le fait que le commissaire Maigret est en stage d’observation avec un agent du FBI à Tucson, en Arizona. Voilà donc une sorte de Candide chez les Yankees, qui observe avec circonspection la manière de mener l’enquête devant un jury. Le jury en question devra décider s’il s’agit d’un crime ou d’un accident, et le cas échéant, mettre un suspect en examen. Cette manière de faire pose bien des questions à notre commissaire, heureusement assez doué en anglais pour suivre les débats. Il saura bien évidemment au moment opportun et en toute discrétion mettre son grain de sel pour désigner celui qu’il pense coupable.
La lecture d’une affaire menée par le commissaire Maigret est habituellement l’occasion d’une plongée dans la France des années 50, mais là, le dépaysement est des plus inattendus. Racontée avec un sens de la formule qui fait mouche et un talent d’observation inimitable, cette affaire se lit avec plaisir, enfin, sauf du point de vue de la malheureuse victime, qui manqué de chance ou bien fait une très mauvaise rencontre ce soir-là.

Maigret chez le coroner de Georges Simenon (1949) éditions du Livre de Poche, 2001, 189 pages.

Lecture pour le mois belge organisé par Anne.

Paul Colize, Un monde merveilleux

« La guerre évoluait bien ?
Comment peut-on proférer de telles énormités ?
Pour sa part, la guerre avait gagné la bataille de ses rêves d’enfant. Elle avait cinq ans lorsqu’elle avait éclaté, dix quand elle s’était terminée. L’intervalle entre l’insouciance et la honte. »

Nous sommes en 1973. Le maréchal des logis Daniel Sabre, instructeur en garnison en Allemagne, ne songerait pas à poser des questions lorsqu’on lui donne l’ordre de conduire une voiture avec un passager là où cette personne lui demandera d’aller, et à rendre compte chaque jour par téléphone des faits et gestes du passager.
Il s’avère qu’il doit conduire une femme élégante, et que, s’il apprend vite qu’elle est professeur de français dans un Athénée royal, il ne saura rien sur ce qu’elle veut faire. Pourtant, cette mission l’intrigue et, s’il ne lui vient pas à l’esprit de contrevenir aux ordres, plus le temps avance, plus il se demande s’il a raison d’obéir sans se poser de questions, comme il l’a appris. De plus, le huis-clos entre ces deux personnes très dissemblables obligées de partager l’habitacle d’une Mercedes tourne parfois à l’incompréhension, voire à la confrontation. C’est d’ailleurs ce versant psychologique qui est le plus riche et passionnant.

« Hormis quelques-uns, ses camarades lui avaient tourné le dos. Magnanime, il n’avait pas cherché à les retenir. Certains changent de cap pour garder leurs amis, certains changent d’amis pour garder leur cap. »

Je me rends compte que j’ai déjà lu cinq romans de Paul Colize avant celui-ci (à retrouver à l’aide de l’index ou la recherche). Je n’ai pas vérifié si c’était à chaque fois pour le mois belge, mais c’est bien possible. En tout cas, je n’ai pas eu de difficultés à trouver celui-ci, le dernier paru, à la médiathèque.
Dévoré en deux jours, je l’ai trouvé toujours très bien fait comme tous les romans de Paul Colize. L’auteur fait preuve d’originalité en insérant de courts chapitres sur des personnages historiques, avec un lien plus ou moins proche avec le périple de Sabre et sa passagère. Son thème, qui fait découvrir un pan peu connu de l’histoire de la Belgique, est fort intéressant, le tempo est enlevé et les personnages plaisants, mais il ne me laissera peut-être pas un souvenir impérissable. Une certaine lassitude, peut-être ? Parce que je n’ai vraiment rien à lui reprocher, et si j’avais découvert l’auteur avec ce titre, je l’aurais sans doute trouvé formidable.

Un monde merveilleux de Paul Colize, éditions Hervé Chopin, juin 2022, 313 pages.

Un autre avis chez Doudoumatous.
Lu pour le mois belge à retrouver chez Anne (Des mots et des notes)

Fábio Moon et Gabriel Bá, Daytripper : au jour le jour

« Et il était là, rêvant à l’avenir. Tout lui semblait clair et net. Prêt pour lui. Un futur n’impliquant pas d’effrayants mystères, et à portée de main. Puis Bras se réveilla et comprit qu’au coin de la rue, cet avenir que vous aviez prévu et espéré n’était pas toujours celui qui vous attendait. En réalité, c’était généralement tout le contraire… »

Suivant, à mon rythme, ma collègue blogueuse A girl from earth dans son voyage littéraire au Brésil, j’ai noté cette bande dessinée, et bien m’en a pris !
Écrite et dessinée par deux frères, elle présente un personnage dont j’imagine qu’il leur ressemble un peu. Brás de Oliva Domingos a trente-deux ans, et alors qu’il se rêvait auteur reconnu comme son père, vit de l’écriture de nécrologies pour un quotidien de Sao Paulo. Le jour même où son père fête ses quarante ans de carrière, Brás se trouve pris dans une fusillade et meurt.
Fin de l’histoire ? Pas du tout, puisqu’il ne s’agit là que de l’un des dix chapitres du roman graphique. Dans chacun, Brás va vivre une vie et affronter une mort différente, à des âges différents. En ayant eu le temps de vivre selon ses rêves ou en ayant seulement eu le temps d’imaginer…
À quel âge la vie commence-t-elle vraiment, que faisons-nous de nos rêves d’enfants, comment une amitié ou un amour auraient-ils pu évoluer si le temps ne leur avait pas été compté ?

Cette superbe bande dessinée pose quantité de questions très personnelles, tout en rendant très attachant le personnage principal, à tous les âges de sa vie. C’est plein d’intensité et de douceur à la fois. Alors que le dessin ne me semblait pas de prime abord de ceux que j’apprécie le plus, j’ai tout aimé, l’histoire, la construction, le dessin, la couleur et la mise en page.
Si vous avez l’occasion de la lire, n’hésitez pas !

Daytripper, au jour le jour de Fábio Moon et Gabriel Bá, éditions Urban Comics, 2012, couleur de Dave Stewart, traduction de benjamin Rivière, préface de Cyril Pedrosa, postface de Craig Thompson (ouf, c’est tout !), 256 pages.

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