Virginie Bouyx, La varangue

Je ne sais plus ce qui m’a donné envie de lire ce livre : un avis, la couverture, la découverte d’une nouvelle voix ou d’une nouvelle maison d’éditions, le titre ? Si comme moi, vous ignorez ce qu’est une varangue, sachez qu’il peut s’agir d’une pièce courbe de la quille d’un navire, ou d’une véranda dans les pays de l’océan Indien. C’est cette deuxième définition qui a cours ici.

Andréa vit seul à Paris, dans un petit appartement, et sort rarement, hormis pour un travail peu gratifiant dans un ministère. Grâce à un tableau reproduit par sa mère, décédée lorsqu’il était encore tout enfant, il trouve des moments de sérénité et d’évasion, au sens propre, puisqu’il réussit à pénétrer dans le paysage de l’océan Indien qui y est représenté et à s’y promener, dans le jardin, ou sous la varangue.
Loin de là, Yoko, une lycéenne observe aussi ce tableau, l’original cette fois, dans la maison qu’elle partage avec son père à la Réunion.

J’ai beaucoup aimé la trame, qui peut paraître simple, de cette histoire, mais qui recèle des points de vue variés, et plus de fond qu’il ne semble a priori. L’aspect légèrement fantastique du texte et les ellipses laissant de la place au lecteur provoquent l’intérêt, ainsi que les thèmes du deuil et de l’éco-anxiété qui sont traités avec délicatesse. L’attention portée à la relation entre nature et culture rejoint bien le projet de cet éditeur spécialisé en sciences humaines et sciences de la Terre, qui publie aussi des textes plus purement littéraires.
C’est joliment écrit, peut-être un peu court, mais de temps en temps, c’est agréable de lire un roman aussi concis que sensible, qui ne cherche pas à se faire remarquer par des scènes choc ou des révélations intimes détaillées.

La varangue de Virginie Bouyx, éditions le Pommier, août 2023, 120 pages.




Anjali Sachdeva, Tous les noms qu’ils donnaient à Dieu

Continuons le mois de la nouvelle avec ce recueil d’une jeune autrice américaine d’origine à la fois polonaise et bengali, ayant grandi à Pittsburgh. Ce livre a reçu le Chautauqua Prize et a été retenu en 2018 parmi plusieurs sélections des meilleurs livres de l’année.
Dans « Le monde, la nuit », pendant la Conquête de l’Ouest, une jeune femme albinos préfère vivre la nuit. Alors que son mari est parti au loin pour travailler, elle découvre une grotte où elle prend l’habitude de se réfugier. Cette nouvelle est-elle fantastique ou bien montre-t-elle la grande force de l’imagination, ça peut se discuter.
Dans « Poumons de verre » un père, lourdement handicapé par un accident industriel, se préoccupe de l’avenir et du bonheur de sa fille, ce qui va le mener bien loin, jusqu’en Egypte.
Dans « Logging Lake » un jeune homme va subir, subir est vraiment le mot exact, car le moins qu’on puisse dire est qu’il n’est pas partant, une parenthèse aventureuse avec son amie du moment, dans une vie bien calme.
« Tueur de rois » évoque le poète John Milton au soir de sa vie, aidé à écrire par une étrange comparse ailée. J’avoue que je ne connaissais pas trop Milton, ce qui ne m’a pas empêchée d’apprécier la nouvelle.
Dans « Tous les noms qu’ils donnaient à Dieu » deux jeunes femmes, enlevées par la secte Boko Haram au Nigeria, découvrent au fil des années un étrange pouvoir qu’elles possèdent sur les hommes.

« Robert Greenman et la sirène » est l’histoire d’une pêche miraculeuse et d’une belle créature marine, mais aussi celle d’une emprise.
Rien de fantastique dans « Tout ce que vous désirez » sauf peut-être dans l’esprit de Gina, jeune fille empêchée de vivre à sa guise par un père despotique, et qui cherche par quel moyen quitter sa petite ville du Montana.
« Les Pléiades » montre encore une fois la grande imagination d’Anjali Sachdeva. Elle met en scène ici des parents croyant farouchement à la Science, qui donnent naissance, par la magie de la génétique, à des septuplées, sept parfaites petites filles semblables. L’une d’entre elles raconte leur histoire, son histoire.
Je n’ai pas cité une nouvelle ? Ah oui, il s’agit de « Manus », un texte d’anticipation, où, dans un avenir plus ou moins proche, un peuple de Maîtres remplace des membres humains, comme les mains, par des prothèses plus fonctionnelles. C’est celle qui m’a le moins plu.
L’aspect fantastique n’est pas toujours marqué dans les textes, il est même parfois très discret. C’est la magie de l’écriture, très évocatrice, qui permet de se plonger rapidement dans des mondes dissemblables, et d’y croire immédiatement, malgré un soupçon d’étrangeté, et grâce à une psychologie des personnages très subtilement observée.
Je recommande ce livre aux fans de nouvelles, qui ne manqueront pas d’y trouver leur compte et d’élire leur préférée parmi ces textes originaux et captivants. Pour ma part, j’hésite entre Tous les noms qu’ils donnaient à Dieu et Robert Greenman et la sirène.

Tous les noms qu’ils donnaient à Dieu, d’Anjali Sachdeva, (All the names they used for God, 2018), éditions Albin Michel, Terres d’Amérique, 2021, traduit de l’anglais par Hélène Fournier, 288 pages.

Repéré grâce à Cathulu et Jostein.

Bonnes nouvelles, c’est en janvier chez Doudoumatous.






Lectures du mois (30) juillet 2023

Trois candidats à l’embauche arrivent successivement à l’Usine, énorme complexe industriel comprenant aussi des commerces, des restaurants, des logements. L’un, chercheur en biologie, est chargé de la végétalisation des toits, mais avec des consignes vagues et un projet sans consistance. L’autre se retrouve à charger de documents une déchiqueteuse, à longueur de journées. Le troisième corrige des documents divers et sans rapport avec la production de l’Usine. Que produit-elle, d’ailleurs ?
L’adjectif « kafkaïen » est employé dans la quatrième de couverture, j’ai pensé plutôt à Ismaïl Kadaré ou alors à Yoko Ogawa… en tout cas, on se trouve dans une critique du monde du travail teintée d’une touche de fantastique. Quelques détails intriguent d’abord, et puis quels sont ces oiseaux qui ne se trouvent qu’aux abords de l’Usine et dont le comportement surprend ? Une lecture aussi rapide que prenante qui donne envie de lire le deuxième roman paru en français de cette jeune autrice, intitulé « Le trou »…

L’avis de Lou.

Une jeune femme enquête sur le suicide de sa grand-mère et la disparition d’un manuscrit qui, revenant sur l’histoire d’un naufrage pendant la seconde Guerre mondiale, aurait pu chambouler l’histoire de la Norvège. Ceci arrive dans une histoire de famille déjà pleine de secrets… Je précise que si le naufrage a vraiment eu lieu, le reste n’est que fiction.
Ce roman, je ne l’ai pas terminé, j’ai abandonné un peu avant la moitié, pour différentes raisons. Les personnages manquent d’épaisseur, je ne m’y suis pas attachée, ou peut-être est-ce que j’ai du mal avec ces figures de riches assez odieux… la description, par exemple, du hors-bord de Sasha, avec ses « différentes variétés de bois poli et la perfection de sa coque à la ligne gracieuse » ça m’a laissée totalement de marbre, autant que tous les autres privilèges aristocratiques dont la famille dispose.
Dommage pour l’histoire de la Norvège, c’est ce qui m’avait amenée à lire ce roman, mais c’était trop long à venir, et avec un suspense qui me semblait trop fabriqué.
Quant à l’écriture, elle ne m’a en rien marquée, sauf par des lourdeurs imputables à l’auteur ou à la traduction qui finissaient par me sauter aux yeux, au lieu de m’intéresser à l’histoire.
Bref, un raté pour moi, Delphine-Olympe a beaucoup aimé, Aifelle un peu moins.

Encore une enquête, mais sur un personnage réel, cette fois. Repérée aux Quais du Polar, j’étais intriguée par cette recherche de la journaliste belge qui est partie d’une stèle vue dans un cimetière bruxellois, celle de Marina Chaffrof, décapitée en 1942. La documentation n’est pas très abondante, mais l’autrice s’obstine, se sent appelée par cette jeune femme d’origine russe, mariée très jeune, mère de famille, qui se lance dans des actes de résistance des plus courageux.
Si j’ai lu le roman avec intérêt, il faut reconnaître que le matériau constituant l’enquête de l’autrice est bien léger. Les personnages, Marina la première, sont passionnants, mais le tout est en grande partie issu de son imagination… J’ai beaucoup aimé la manière dont Marina s’éveille progressivement à la politique et à la notion de résistance. Je recommanderais plutôt d’emprunter ce livre en bibliothèque ou d’attendre la sortie en poche.
D’autres avis sur Bibliosurf.

Mariana Enriquez, Ce que nous avons perdu dans le feu

« Oublier les gens qu’on a seulement connus à travers des mots est bizarre, tant qu’ils existaient ils étaient plus intenses que la réalité, et à présent ils sont plus éloignés que des étrangers. »

La première nouvelle met en scène une jeune fille qui vit seule dans la maison de ses grands-parents dans le quartier devenu le plus mal famé de Buenos Aires. Elle fait la connaissance d’un petit garçon qui vit dans la rue avec sa mère droguée, et s’inquiète pour lui. Avec raison sans doute, car la violence et l’horreur ne sont pas loin. La deuxième nouvelle emmène les lecteurs dans un hôtel où le passé sombre de l’Argentine va ressurgir brièvement, mais fortement.
Les personnages de tous les textes sont des fillettes ou des jeunes filles, parfois de jeunes femmes au début de leur vie adulte : premier couple, premier appartement, premier travail. Cette découverte de la vie s’accompagne de révélations perturbantes, parfois même franchement effrayantes.

« Tous les jours je pense à Adela. Et si son souvenir ne surgit pas au cours de la journée -taches de rousseur, dents jaunes, cheveux blonds trop fins, moignon à l’épaule, bottines en peau de chamois- il revient la nuit, quand je rêve. »

Voici une lecture que je repoussais depuis de longues années ! J’ai écouté Mariana Enriquez lors d’une rencontre en 2017, à propos de ces nouvelles, précisément, et je l’avais trouvé très intéressante. Je n’avais pas pris de notes, malheureusement, mais j’ai reconnu un passage de la troisième nouvelle qui avait été lue lors de cette rencontre. La jeune autrice a écrit ensuite Notre part de nuit, un bon gros roman de 800 pages et très récemment Du danger de fumer au lit, un deuxième recueil de nouvelles. Je vous conseille d’aller voir la couverture de ce dernier livre, si ce n’est déjà fait.
Me voici donc lancée, six ans après, dans ces douze nouvelles qui m’ont toutes frappée les unes plus que les autres. Quelques lignes suffisent à mettre dans l’ambiance, et quelle ambiance ! Une fois les personnages posés, une sensation de malaise, diffuse, ou plus prégnante, s’installe très vite, et rend la lecture captivante. La pauvreté y est montrée par l’autrice comme une composante essentielle de l’Argentine, ainsi que la violence, qu’elle soit familiale, de rue ou ordonnée par l’état. Les femmes en sont bien souvent les premières victimes, et leurs échappatoires ne sont pas toujours celles auxquelles on penserait spontanément. Les textes vont crescendo, avec des scénarios de plus en plus terribles et fascinants à la fois (mais rien que je ne puisse lire, tout de même). Je peux vous dire qu’après cette lecture, beaucoup de romans risquent de vous paraître bien mièvres.

Ce que nous avons perdu dans le feu, de Mariana Enriquez (Las cosas que perdimos en el fuego) éditions du Sous-sol, 2017, traduction de Anne Platagenet, 240 pages. Existe en poche.

Un autre billet chez Krol.
Première participation au mois latino d’Ingannmic.


Ludmila Oulitskaïa, Le corps de l’âme

« Et elle s’avança le long des tuyaux mouvants sur lesquels défilaient non plus des porcs, mais de la viande, et elle marmonnait en son for intérieur :
« Toute cette viande, toute cette viande, où est son âme, je vous le demande… » C’était une jeune fille dotée d’une sensibilité linguistique, à la fin de ses études secondaires, elle avait hésité entre la faculté de lettres et celle de biologie. »

Cet extrait rappelle que l’autrice était tout d’abord une scientifique, comme elle le raconte de manière romancée dans L’échelle de Jacob que j’ai lu il y a deux ans. Comme Ludmila Oulitskaïa m’avait plutôt convaincue dans la forme courte de Mensonges de femmes que dans ce gros roman, c’est avec enthousiasme que j’ai appris la sorti de ce recueil au printemps dernier, et que je m’y suis plongée. La première série de quatre nouvelles, « Les amies », présente des femmes vieillissantes, qui appréhendent leur âge et la fin de leur vie de différentes façons. Par maintes petites touches qui sentent le vécu, l’autrice a créé des personnages qui n’ont besoin que de peu de lignes pour exister, et dont les destins ne m’ont pas laissée indifférente.

« Tout le monde sait que ceux qui travaillent dans les bibliothèques, que ce soit celle de Babylone ou celle d’Alexandrie, ont été de tout temps des gens d’une race particulière – de ceux qui croient au livre comme d’autres croient en Dieu. »

Mais j’ai encore préféré la deuxième série, « Le corps de l’âme » qui comporte sept nouvelles, et pose des questions sur le corps et l’âme, celle des humains, mais aussi celle des animaux, qui s’interroge sur l’art et l’âme également… Ce dernier thème correspond à deux d’entre elles, Un homme dans un paysage de montagnes et L’autopsie, très réussies. Certaines appartiennent clairement au genre fantastique, tout en conservant le ton, la petite musique de Ludmila Oulitskaia, sa manière de montrer la vie des petites gens ou encore de ceux qui a qui la chance a souri un peu plus. Le serpentin, très belle dernière nouvelle, séduira par les images et l’émotion qu’elle procure, tous les amoureux des livres.
Bref, un recueil de textes qui peut emballer autant ceux qui veulent découvrir l’autrice russe que ceux qui admirent déjà ses livres.

Le corps de l’âme de Ludmila Oulitskaïa, (O tele douchi), éditions Gallimard, avril 2022, traduction de Sophie Benech, 208 pages.

Ismaïl Kadaré, Qui a ramené Doruntine ?

« Peut-être que ce genre de choses plaît aux jeunes mariées d’aujourd’hui. Peut-être qu’elles aiment chevaucher la nuit enlacées à une ombre, dans les ténèbres et le néant. »

Perdez tout repère temporel, vous qui commencerez ce conte. Y parcourt-on des temps anciens, où l’on se déplace à cheval, ou plus modernes, puisqu’un inspecteur de police est chargé par les autorités laïques comme religieuses de mettre fin à une rumeur qui apporte avec elle une certaine perturbation ?
En effet, Doruntine, une jeune femme partie depuis trois ans se marier et vivre au loin, revient un soir dans sa famille. Elle ignore que ses frères sont morts de faits de guerre ou de maladie pendant son absence et elle affirme, provoquant un grand choc à sa mère, que c’est son frère Konstantin qui est venu la chercher, et derrière lequel elle a chevauché de longues nuits. Bien qu’elle n’ait pas distingué son visage, elle en est sûre, c’était lui. Konstantin était réticent à ce mariage en Bohême, et avait promis à sa sœur que si elle le désirait, il viendrait pour la chercher et lui permettre de revoir sa famille. Comment Konstantin a-t-il pu tenir sa promesse au-delà de la mort ?
Quantité de suppositions et de rumeurs circulent. Le capitaine Stres devient obsédé par cette affaire, d’autant qu’il est pressé par ses supérieurs et rattrapé par sa fascination passée pour Doruntine.

« À cause du froid, les gens se déplaçaient moins, mais, curieusement, la rumeur courait tout aussi vite que si le temps avait été plus clément. On eût même dit que, figée par le froid hivernal, cristalline et scintillante, elle filait plus sûrement que les rumeurs d’été, sans être exposée comme elles à la touffeur humide, à l’étourdissement des esprits, au dérèglement des nerfs. Néanmoins, cela ne l’empêchait pas, en se répandant, de se transformer de jour en jour, de s’amplifier, de s’éclaircir ou de s’assombrir. »

J’ai été attirée immédiatement à la sortie de ce roman, grâce à la conjonction du nom d’Ismaïl Kadaré (dont j’ai beaucoup aimé Avril brisé et Le palais des rêves), du titre énigmatique et de la réédition par Zulma… que des signes encourageants !
Et ma lecture a été très plaisante, avec sa langue rappelant celle des contes, mais utilisant aussi à merveille le dialogue ou les parenthèses de manière très moderne, et son thème s’inspirant d’un vieux mythe albanais : la « bessa ». La bessa est une promesse, une parole donnée, que rien, même la mort, ne saurait empêcher. On est parfois dans le domaine du surnaturel, avec ce cavalier sans visage, sans identité. Mais aussi, comme dans un roman policier, l’auteur, par les réflexions du capitaine Stres, explore des pistes, cherche des explications à ce phénomène étrange, et s’interroge, avec l’esprit critique qui le caractérise, sur la force de la promesse, sur le poids des traditions, sur le carcan religieux. Le texte rend à merveille les rudes saisons albanaises et la beauté des paysages. Les personnages sont passionnants, en particulier le policier, dans lequel l’auteur s’est projeté, entraînant à sa suite les lecteurs, ravis.

Qui a ramené Doruntine ? d’Ismaïl Kadaré (1986), éditions Zulma, 2022, traduction de Jusuf Vrioni, 175 pages.

Marilyne et Nicole ont aimé aussi.

Antonio Moresco, La petite lumière

« Qu’est-ce que ça peut bien être, cette petite lumière ? Qui peut bien l’allumer ? », je me demande tout en marchant dans les rues empierrées de ce petit hameau où personne n’est resté. « Est-ce que c’est une lumière qui filtre d’une petite maison solitaire dans les bois ? Est-ce que c’est la lumière d’un réverbère resté là-haut, dans un autre hameau inhabité comme celui-ci, mais de toute évidence encore relié au réseau électrique, qu’une simple impulsion allume toujours à la même heure ? »

Un homme vit volontairement seul, de manière simple et frugale, dans un petit hameau sur la pente d’une montagne. Il observe l’éveil de la nature, les plantes, il parle aux oiseaux, rencontre un vieux chien, descend faire quelques achats au village le plus proche. Une chose l’intrigue vraiment, c’est une petite lumière qui chaque soir, à la même heure, s’allume sur l’autre flanc de la montagne. Il s’interroge, pose des questions aux villageois, puis finit par aller voir l’origine de cette lumière. Et là, il se retrouve face à d’autres questions, encore plus profondes, qui vont le mener encore plus loin…

« Le ciel est traversé par les dernières hirondelles qui volent, çà et là, comme des flèches. Elles passent en rase-mottes au-dessus de moi, s’abattant tête la première sur de vastes sphères d’insectes suspendus entre ciel et terre. Je sens le vent de leurs ailes sur mes tempes. Je vois distinctement devant moi le corps noir, plus caréné et plus grand, de quelque insecte englouti par une hirondelle qui le suivait le bec grand ouvert en lançant des cris. »

J’avais vu ce livre il y a quelques années sur plusieurs blogs et l’avais oublié, jusqu’à ce qu’il m’arrive entre les mains par hasard. (au fond de la bibliothèque du village, dans une caisse de livres donnés par un lecteur ou une lectrice). Une occasion à saisir…
C’est un roman qui ne va pas jouer sur de nombreux rebondissements pour avancer, qui ne va pas répondre à toutes les questions posées, qui va prendre son temps, ensorcelant et touchant mélange d’une histoire presque fantastique, de remarques naturalistes et de pensées éparses provoquées par l’observation de la nature.
Le narrateur parle peu de lui, pas du tout des raisons qui l’ont amenée dans ce hameau perdu, si toutefois il y a des raisons. Il s’interroge beaucoup, pas seulement sur la lumière mystérieuse, mais sur le sens de sa vie, même s’il ne le formule pas vraiment ainsi. Roman sur les forces de la nature, sur la solitude, sur la brutalité du monde, La petite lumière atteint son but avec une économie de mots qui laisse sans mots, justement.

La petite lumière d’Antonio Moresco, (La lucina, 2009), éditions Verdier, 2014, traduction de Laurent Lombard, 125 pages.

Aifelle, Dominique et Luocine l’ont lu aussi… et vous, connaissez-vous ce roman, ou d’autres de l’auteur ?

Juhani Karila, La pêche au petit brochet

« Un malheureux concours de circonstances avait eu pour conséquence qu’Elina devait sortir le brochet de l’étang chaque année avant le 18 juin. 
Sa vie en dépendait. »

Elina, jeune chercheuse en biologie, revient chaque année dans sa Laponie natale, au-delà du cercle polaire, pour accomplir un rituel. Une pêche au brochet dans un petit étang marécageux, infesté de moustiques, taons et autres insectes suceurs, et défendu par un ondin ergoteur. La raison de cette inlassable pêche au brochet, il va falloir bien des pages et des péripéties pour la connaître. Parallèlement, Janatuinen, une jeune policière, arrivée du sud elle aussi, est à la poursuite d’Elina, et va se trouver confrontée à des phénomènes pour elle totalement inexplicables et irrationnels. D’autres personnages haut en couleurs vont venir se mêler à leurs deux quêtes, avec plus ou moins de bonheur.

« L’être tenait un grand faitout à deux mains et buvait. Janatuinen recula jusqu’au mur du fond, sans jamais cesser de viser le monstre. Celui-ci avait une fourrure rêche comme si la nuit même s’était matérialisée sous forme de crins flexibles et frisés. »

Attention, lecture atypique ! Je connaissais un peu la littérature finlandaise, avec Arto Paasilinna ou Johanna Sinisalo, et j’avais déjà rencontré dans leurs romans, dans un contexte par ailleurs tout ce qu’il y a de plus contemporain, des créatures issues de la mythologie nordique. Je n’ai donc pas été étonnée de voir apparaître un ondin dans les eaux d’un paisible étang, mais un peu plus ensuite lorsque un grabuge a été évoqué, puis lors de l’apparition d’un teignon.
Et ce n’est pas tout ! C’est tout un bestiaire fantastique, suscité peut-être par les longues nuits d’hiver ou par des imaginations très fertiles, qui se plaît à mettre des bâtons dans les roues des deux héroïnes. Je laisse aux futurs lecteurs la surprise de les découvrir…
C’est pour le moins décoiffant, et un peu déstabilisant. Attirée vers ce livre dès sa sortie, puis de nouveau intriguée par l’argumentaire du responsable du stand de La Peuplade du festival Étonnants voyageurs, je me suis laissé tenter, mais ai mis un peu de temps à être convaincue. Légèrement débordée par le nombre de créatures étranges, j’ai trouvé que l’histoire aurait gagné à être un soupçon moins loufoque.
Toutefois j’ai fini par me laisser faire, et en retire au final une impression de lecture plaisante, souvent très drôle, avec des personnages entraînants, et qui s’avère recommandable tant comme lecture d’été que pour découvrir la jeune littérature finnoise.

La pêche au petit brochet de Juhani Karila, (Pienen hauen pyydystys, 2019), éditions La Peuplade, 2021, traduit du finnois par Claire Saint-Germain, 434 pages.

H.G. Wells, La guerre des mondes

« Je voyais maintenant que c’étaient les créatures les moins terrestres qu’il soit possible de concevoir. Ils étaient formés d’un grand corps rond, ou plutôt d’une grande tête ronde d’environ quatre pieds de diamètre et pourvue d’une figure. Cette face n’avait pas de narines – à vrai dire les Martiens ne semblent pas avoir été doués d’un odorat – mais possédait deux grands yeux sombres, au-dessous desquels se trouvait immédiatement une sorte de bec cartilagineux. »

C’est la coïncidence du billet de Keisha, du mois anglais et d’un défi H.G. Wells lancé par La petite liste qui m’a donné l’idée de lire ce classique publié en 1898. Il relate l’invasion de la Terre par des êtres venus de Mars, catapultés par une technologie inconnue des hommes dans d’énormes cylindres d’acier qui atterrissent, ou plutôt qui tombent dans le sud de l’Angleterre. Cela a commencé avec l’apparition de phénomènes astronomiques étranges, des atterrissages violents, plusieurs jours successifs, suivi par un épisode calme. Lorsque des êtres semblant faits de métal, armés de rayons destructeurs, émergent des cylindres métalliques, ils provoquent la curiosité, puis sèment la panique, et l’armée étant incapable de les abattre, ils progressent. Londres sera bientôt leur cible.

« C’est comme les hommes avec les fourmis. À un endroit, les fourmis installent leurs cités et leurs galeries ; elles y vivent, elles font des guerres et des révolutions, jusqu’au moment où les hommes les trouvent sur leur chemin, et ils en débarrassent le passage. C’est ce qui se produit maintenant – nous ne sommes que des fourmis. »

L’auteur a eu l’excellente idée de choisir le point de vue d’un observateur assez banal, dans lequel s’intercale le récit du frère de celui-ci, et parfois celui d’autres personnes rencontrées au hasard de sa fuite. Cette forme de récit fonctionne très bien et rend l’histoire vivante et prenante. Il a été très certainement difficile après avoir lu le roman de Wells d’imaginer un autre roman sur une invasion de Martiens ou d’autres êtres venus d’ailleurs, tant il est complet et soulève de nombreuses questions.
La guerre des mondes peut être vu comme la métaphore de beaucoup de guerres visant à une destruction massive d’une population, ou aussi comme celle de la colonisation. Les Martiens n’ont pas particulièrement de haine vis à vis des humains, ils s’en débarrassent simplement comme on écraserait des insectes, d’ailleurs la comparaison avec les fourmis revient plusieurs fois.

Je ne vous raconterai pas le dénouement, bien entendu, mais là encore, l’idée est intéressante et assez moderne. Bref, je ne regrette pas du tout d’avoir enfin découvert ce classique de la science-fiction ! Je l’ai lu dans une vieille édition Folio junior avec texte intégral et illustrations en noir et blanc d’Anne Bozellec.

La guerre des mondes de Herbert George Wells, (The war of the worlds, 1898) éditions Folio, traduction de Henri D. Davray, 320 pages.

lu dans le cadre du mois anglais #lemoisanglais et du mois H.G. Wells

Ray Bradbury, La sorcière d’avril et autres nouvelles

« Il était clair que les enfants consacraient trop de temps à l’Afrique. Ce soleil ! Il le sentait encore sur sa nuque, comme une patte brûlante. Et les lions ! Et l’odeur du sang. Il était remarquable comme la nursery captait les émanations télépathiques des enfants et créait de la vie pour satisfaire le moindre désir de leur esprit. »

Continuons « Mai en nouvelles » avec ce recueil de quatre textes destiné à la jeunesse et signé Ray Bradbury. L’auteur de Fahrenheit 451 et Chroniques martiennes a écrit ces nouvelles entre 1950 et 1952. Elles sont présents avec une jolie maquette et des illustrations de Gary Kelley.
Des Terriens, tous noirs, installés sur Mars depuis vingt ans, voient atterrir une fusée avec à son bord un vieil homme blanc… Une jeune sorcière a envie d’être amoureuse, mais ne le peut sous peine de perdre ses pouvoirs magiques… Des parents s’inquiètent de voir leurs deux enfants passer de plus en plus de temps dans le monde virtuel qu’ils ont créé… Un gardien de phare attend depuis des années un phénomène étrange venu des profondeurs…

« Le silence des silences. Un silence qu’on aurait pu tenir dans le creux de la main et qui descendit comme la pression d’un orage éloigné sur la foule. Leurs longs bras étaient comme de sombres balanciers au soleil. Leurs yeux étaient fixés sur le vieil homme qui ne parlait plus et qui attendait. »

Quatre ambiances des plus différentes, avec toujours un élément étranger qui fait irruption, qui dérange. Parfois, on est clairement dans l’anticipation comme avec La brousse et sa nursery, pièce qui s’adapte aux envies des enfants, quelles qu’elles soient, ou dans Comme on se retrouve, qui imagine un futur sur Mars. Parfois, les nouvelles sont de l’ordre du fantastique, comme avec La sorcière d’avril ou La sirène.
Les thèmes abordés peuvent donner lieu à des discussions intéressantes avec de jeunes lecteurs : le racisme, la tolérance, les relations parents-enfants, l’évolution des espèces ou les choix à faire en grandissant. J’ai vu qu’il était recommandé à partir de neuf ou dix ans.
Je ne connaissais que Fahrenheit 451 et ne me souvenais plus de l’écriture, là, j’en ai beaucoup apprécié le rythme et le style imagé. Une intéressante découverte !

La sorcière d’avril et autres nouvelles de Ray Bradbury, éditions Actes Sud junior, 2001, 96 pages.
#maiennouvelles