Verena Hanf, La fragilité des funambules

« Depuis qu’elle a eu son père au téléphone, Adriana sent un poids sur sa poitrine, formée d’angoisse, de nervosité et d’insécurité. Il y a des équations avec trop d’inconnues, un déséquilibre en vue. Il fragilise tout ce qu’elle s’est construit au cours des dernières années et qui lui est devenu si précieux : une petite vie structurée, prévisible, sans surprises, sous contrôle. Ha ! Sous contrôle… Comme si c’était possible. N’importe quoi. »

Adriana vit à Bruxelles où elle a fini par se trouver une vie qui lui convient, après des années difficiles, d’abord en Roumanie, puis à son arrivée en Belgique. Mais cela, on ne l’apprend que petit à petit. Adriana garde une petite fille chez un couple aisé venu d’Allemagne, elle fréquente Gaston, qui lui apporte de la quiétude. Mais voilà que les parents d’Adriana lui demandent de venir chercher Cosmin, son fils de onze ans, dont la grand-mère, immobilisée par une fracture, ne peut plus s’occuper. Et là, l’équilibre précaire de la vie d’Adriana va avoir bien du mal à tenir.

« Comme si souvent, Stefan est allé se coucher avant vingt-trois heures. Le sommeil est sa deuxième fixation après l’alimentation saine. Ah, Nina oubliait la condition physique, d’importance cruciale aussi. Il faut rester fit. Fit est l’un des mots préférés de Stefan. Nina par contre le déteste. »

Ce roman a un petit air de Chanson douce au début, en moins frontal, et je peux vous assurer que tout va y être différent, si ce n’est la description fine des rapports entre patrons et employée de maison, surtout lorsque cette dernière a en charge une grande partie des soins à l’enfant. Sous forme chorale, le roman présente des personnages immédiatement intéressants, que la plume acérée de Verena Hanf rend attachants ou bien odieux… puis elle nuance à plaisir cette première impression.
C’est vraiment bien observé et bien écrit à la fois, d’une lecture facile et prenante, mais sans facilités d’écriture ni clichés.
Une jolie découverte du mois belge, repérée chez Keisha et Yv qui ont tout deux lu ensuite plusieurs romans de Verena Hanf.

La fragilité de funambules de Verena Hanf, éditions F. deville, avril 2021, 290 pages.

Le mois belge, c’est chez Anne.

Julie Moulin, Domovoï

« C’était un Domovoï ; il était russe et nous sommes français. Maman aussi était française. Elle avait importé le Domovoï de Russie quelques années avant ma naissance. Une sorte de nain barbu, griffu, au regard oblique dont la reproduction sur d’anciens livres en cyrillique me gardait éveillée jusque tard dans la nuit. J’espérais à ne jamais le rencontrer pour de vrai. »

Jeune étudiante à Sciences Po, Clarisse choisit contre toute attente et sur une impulsion soudaine, de passer un semestre à Moscou pour ses études. Elle ne voit que cette destination possible pour répondre aux questions qu’elle se pose sur sa mère, disparue depuis dix ans, sans s’être beaucoup confiée à sa fille. Le père de Clarisse cultive l’art d’esquiver toute question qui le dérange, ce n’est donc pas auprès de lui qu’elle obtiendra des réponses. Toutefois, soucieux pour sa fille, il lui donne pour son séjour sur place l’adresse d’une ancienne amie russe. Le roman alterne entre 1993, séjour d’Anne en Russie, et 2015, aux côtés de Clarisse.

« Que raconter à ceux qui n’ont pas vu les mêmes paysages, rencontré les mêmes gens, ni vécu les mêmes aventures? On ne comprend jamais qu’au prisme de sa propre expérience des sociétés humaines. »

J’avais beaucoup apprécié la lecture, il y a quelques années, de Jupe et pantalon, le premier roman de Julie Moulin, sur le thème du stress professionnel, vu par les parties du corps d’une jeune femme pressée… un roman aussi original qu’intéressant. Celui-ci est totalement différent, plus personnel peut-être, on y sent l’amour de l’autrice, au travers de ses personnages, pour la Russie, ses villes, ses musées et ses artistes (Kouindjï, Chichkine…) et surtout ses petites gens, leur accueil et leur bonté naturelle.
Une certaine forme d’humour léger passe entre les lignes, alors que le thème de l’héritage maternel ne s’y prête pas vraiment, et que les deux jeunes femmes, à vingt ans d’intervalle, tout en étant fascinées par le pays, peinent un peu à s’adapter à Moscou, pour des raisons différentes. Le Domovoï, sorte de petit génie domestique, participe aussi à cette légèreté, et peut-être ce côté « réalisme magique » aurait-il pu être un peu développé.
Au final, l’histoire est sympathique, pas aussi originale que Jupe et pantalon, mais pleine d’humanité et de finesse, la fameuse âme russe, sans doute. (humanité et finesse, des qualités qu’il ne faut pas chercher chez les dirigeants de ce grand pays, mais ça, c’est une autre histoire). L’écriture montre une originalité qui l’éloigne toujours des clichés et l’autrice maintient, au sujet de la mère de Clarisse, un suspense qui culmine habilement dans les dernières pages.

Domovoï de Julie Moulin, éditions Alma, 2019, 298 pages.

Nicole et Delphine-Olympe ont aimé aussi.

Mois de l’Europe de l’Est

Santiago H. Amigorena, Le ghetto intérieur

« De la même manière que la plupart des Argentins, quarante ans plus tard dans cette même ville de Buenos Aires, allaient refuser de croire que la dictature militaire avait fait des milliers de disparus, les gens, en Allemagne, en Pologne, en Tchécoslovaquie, en Hongrie, en Roumanie, dans les pays baltes, en Crimée, en Ukraine, en Russie, comme partout dans le monde, préféraient ne pas parler, ne pas savoir. Tout le monde préférait ne pas parler de cette horreur pour une raison élémentaire et intemporelle : parce que l’horreur crue de certains faits permet toujours, dans un premier temps, de les ignorer. »

En septembre 1940, à Buenos Aires, Vicente et Rosita forment un couple heureux, avec leurs trois enfants. Vicente a quitté la Pologne depuis de longues années déjà, il tient un commerce qui marche bien, il retrouve souvent ses amis Sammy et Ariel pour de longues discussions. Mais les nouvelles qui arrivent d’Europe sont très mauvaises, et Vicente commence à regretter d’être parti seul, et de ne pas avoir insisté suffisamment pour que sa mère, et aussi son frère et sa sœur viennent les rejoindre. Il culpabilise d’autant plus que ce n’est pas le nazisme qui l’a fait quitter la Pologne, mais plutôt une envie d’indépendance. Ce même souhait de liberté qui l’a retenu d’insister auprès de sa mère. Les lettres de celle-ci deviennent plus inquiétantes, elle et le frère de Vicente sont maintenant enfermés dans le ghetto surpeuplé de Varsovie. Vicente devient alors de plus en plus sombre, renfermé, incapable de partager ses tourments avec ses proches, ne sachant s’il doit se tenir au courant des dernières nouvelles ou bien les ignorer…

« Comme tous les Juifs, Vicente avait pensé qu’il était beaucoup de choses jusqu’à ce que les nazis lui démontrent que ce qui le définissait était une seule chose : être juif. »

Vous aurez sans doute déjà lu, ou au moins entendu parler de ce roman sorti il y a trois ans. Je ne connaissais pas Santiago Amigorena avant de lire de nombreux avis sur ce roman. J’ai découvert que comme beaucoup d’auteurs francophones de langues maternelles diverses, il possède un très beau style, qui n’essaye pas d’en faire trop, et dont la sobriété renforce le propos. De plus, avec son grand-père Vicente, à qui la vie et la culpabilité avaient fait perdre l’usage de la parole, il tenait là un très beau sujet. Qu’il a brillamment raconté, faisant pénétrer à la fois dans le Buenos Aires des années quarante et à Varsovie, comme dans la froide logique d’extermination nazie. De belles réflexions sur l’identité, sur ce qu’est d’être juif, sur l’exil, sur la culpabilité et sur la transmission ponctuent le roman, qui est tout aussi passionnant qu’il se lit facilement.

Le ghetto intérieur de Santiago H. Amigorena, éditions P.O.L., août 2019, 192 pages, sorti en Folio.

Les avis de Ingannmic et Krol.
Le mois latino-américain c’est ici.

Edo Brenes, Bons baisers de Limón

En cherchant à la médiathèque deux bandes dessinées que j’avais notées pour le mois latino, (et que je n’ai pas trouvées), j’ai vu tout à fait par hasard la couverture de celle-ci, et en vérifiant si elle ne venait pas du continent sud-américain, j’ai vu qu’il s’agissait du Costa Rica, un des pays les moins représentés dans nos lectures !

Un étudiant retourne dans sa famille au Costa Rica, dans la petite ville côtière de Limón. Il veut profiter d’un court séjour pour interroger les membres de sa famille encore vivants sur leur jeunesse des années 40 et 50 environ. Que ce soit la famille de son père ou celle de sa mère, il s’agit de jeunes gens de milieu modeste, mais au mode de vie plutôt occidental, pour ce qu’on en voit. L’histoire repose sur des photos et des films de famille qui les montrent le plus souvent dans des situations de loisirs, ce qui est logique : balades à vélo, matches de foot, bal ou fêtes de famille… Un court intermède pour la deuxième guerre mondiale, puis la vie reprend… Mariages, naissances…

Il faut un petit temps d’adaptation pour comprendre que les paroles échangées se superposent aux photos regardées, et ne semblent donc pas toujours en adéquation. D’autres chapitres prennent placent, avec des coloris plus vifs, directement dans les années 40 et mettent davantage l’accent sur les grands-parents du narrateur. Une fois que je m’y suis habituée, j’ai trouvé que les différents types de narration se succédaient de manière bien rythmée et que c’était drôlement bien fait.
Il semblerait que pour ce premier album l’auteur se soit inspiré de la vie de sa famille. Deux arbres généalogiques aident à se repérer parmi les personnages, mais on peut ne pas les suivre assidument. La grand-mère et ses deux amoureux, qui sont les personnages principaux, s’avèrent dignes d’intérêt, et le dessin, assez naïf, convient bien à ce roman familial, nostalgique et chaleureux.
Une découverte qui ne manque pas de charme, donc !

Bons baisers de Limón d’Edo Brenes, éditions Casterman, 2021, traduit de l’anglais par Basile Béguerie, 272 pages.

Un autre avis chez Yv

Le mois latino-américain est chez Ingannmic.

Pierre Lemaître, Le Grand Monde

« Dès qu’il posa les yeux sur les premiers dossiers, les pratiques douteuses de l’Agence lui apparurent comme une insulte. Cette même administration qui refusait de lui donner le moindre renseignement concernant le sort de Raymond lui demandait de tamponner à longueur de journée des demandes frauduleuses. De participer à l’essor de cette guerre. »

1948. Comme chaque année, la famille Pelletier se rend en procession au restaurant pour fêter la création de l’entreprise familiale : autour des parents, on remarque Jean, dit Bouboule, l’aîné à qui rien ne réussit, surtout pas son mariage avec l’acariâtre Geneviève ; Étienne qui ne souhaite qu’une chose, retrouver son amoureux en Indochine ; François, parti à Paris pour des études et Hélène, la plus jeune qui ne rêve que de le suivre. Les caractères se dévoilent, chaque enfant semble vouloir prendre son indépendance et échapper à l’autoritarisme de leur père, mais chacun à sa manière.

« La conception que Geneviève avait du couple s’apparentait à la guerre d’occupation. Il ne suffisait pas de réprimer toute tentative d’indépendance, il fallait aussi décourager d’avance jusqu’à l’idée même de rébellion. »

De la précédente trilogie de Pierre Lemaître, je n’ai lu que les deux premiers volumes, sans raison précise à cela. Disons qu’aucune urgence ne m’avait appelée à lire Miroir de nos peines après Au revoir, là-haut et Couleurs de l’incendie. La curiosité et l’envie de me plonger dans un bon pavé, bien écrit, sans temps mort, m’ont plutôt poussée vers Le Grand Monde, sorti il y a tout juste un an. Et j’y ai vraiment trouvé tout ce que j’attendais. (je me serais passée toutefois de quelques descriptions cruelles des horreurs de la guerre, mais j’admets qu’elles provoquent une prise de conscience indispensable pour Étienne). Embarquée dès les premières pages, je n’ai pas pu quitter ce roman. En effet, Pierre Lemaître possède un sens du rythme et du suspense extraordinaire, et un art du coup de théâtre incomparable !
Sa manière de passer d’un personnage à un autre, qui pourrait sembler artificielle sous d’autres plumes, fonctionne parfaitement. Son humour, et ses petites phrases assassines font retrouver tous les personnages, même les plus désagréables, avec grand plaisir. Et ses connaissances permettent de se (re)plonger dans une époque pas si lointaine, en prenant conscience de tout ce qui se jouait, que ce soit à Saïgon, à Beyrouth ou à Paris, dans les bureaux, les commerces ou sur le terrain.
Je me suis régalée davantage qu’avec les deux romans lus avant, pourtant déjà savoureux, et je compte bien poursuivre avec Le silence et la colère.

Le Grand Monde de Pierre Lemaître, éditions Calmann-Lévy, janvier 2022, 592 pages. Vient de sortir en poche.

Nina Wähä, Au nom des miens

« Tous les frères et sœurs s’attroupèrent comme d’habitude autour d’Annie, curieux non seulement des cadeaux de Noël exotiques et luxueux dissimulés dans son sac, mais aussi de son ventre rond. Très vite elle sentit ses épaules se détendre, put reconnaître qu’elle avait été inquiète, maintenant qu’elle ne l’était plus. »

La saga familiale de Nina Wähä nous entraîne tout au nord de la Finlande, en Tornédalie, dans les années 80. Annie Toimi, vingt-sept ans, l’aînée d’une famille de douze enfants encore en vie, revient de Stockholm pour les congés de Noël, et aussi pour annoncer à tous qu’elle attend un enfant. Ce qui n’est pas simple, car elle ne vit pas avec Alex, le père de l’enfant à naître, et n’est pas amoureuse, contrairement à lui. Une autre raison va apparaître progressivement, plus dramatique, mais tout est construit pour ne pas en dévoiler trop, ou trop tôt, aussi ne vais-je pas révéler ce que l’autrice prend soin de camoufler. Étonnamment, et c’est une chose que vous verrez rarement dans un roman, tous les personnages sont de la même famille, parents, frères et sœurs et conjoints… et c’est tout ! S’il passe d’autres personnages, ce sont vraiment des figures presque indéterminées, et très fugaces. Avec la famille Toimi, on a déjà un bel échantillonnage d’humains, plus ou moins aimables, avec chacun leurs particularités.

« Ta fille te ressemble, déclara Mika un soir en se rhabillant.
[…]
– Oui, ou plutôt, j’imagine que tu étais comme ça plus jeune.
– Comme ça ?
Il s’arrêta et lui sourit.
– Oui, sauvage, libre et intelligente comme elle.
Siri secoua la tête. C’était trop à digérer pour elle, qu’on puisse utiliser tous ces adjectifs pour qualifier sa fille, que ce soit en plus des attributs positifs, et enfin qu’il veuille aussi lui prêter ces qualités. »

Ce roman fait appel à beaucoup d’anticipation de la part du lecteur, car Nina Wähä parsème des indices de ce qu’elle va dévoiler plus loin, mais surtout s’attarde avec malice sur chaque membre de la famille, en faisant ressortir son caractère, en se posant des questions sur l’aspect génétique dans ce tempérament. La manière dont les enfants ont été élevés par leurs parents, Siri, la mère, douce mais débordée par les tâches ménagères et Pentti, le père sombre et secret, a-t-elle eu une influence, et laquelle ?
Malgré un rythme un peu inégal dans la narration, et quelques précisions crues, que j’attribue plus volontiers à un sens différent de la pudeur des Scandinaves qu’à une volonté de choquer, j’ai aimé le style de l’autrice, libre et original, et sa manière inimitable de présenter les personnages. Avec eux, on a un peu l’impression de passer en une génération du début du vingtième siècle à la fin du même siècle en quelques années. A la fois dépaysant et rafraîchissant, c’est un roman que je recommande à ceux qui aiment la Scandinavie ou les histoires de famille compliquées, un peu à la manière de la saga des Neshov de Anne B. Ragde.

Au nom des miens de Nina Wähä, (Testamente, 2019), éditions 10/18, 2022, traduit du suédois par Anna Postel, 576 pages.


Ce roman participe au challenge « Auteurs des pays scandinaves » lancé par Céline.



Kristiana Kahakauwila, 39 bonnes raisons de transformer des obsèques hawaiiennes en beuverie

L’envie de découvrir une maison d’édition, Au vent des îles, l’attrait de cette couverture très réussie et la présence de l’autrice au festival America, voici autant de raisons qui m’ont donné envie de lire ce recueil de nouvelles.
(C’est tout à fait le genre de livres qui me motivent pour écrire des billets, tellement plus que ceux qu’on voit partout, mais que pourtant j’oublierai très vite)

« Nous devenons des piliers de la communauté insulaire. Nous nous transformons en ce que nous avons toujours rêvé d’être. Mais parfois, tard le soir, seules sous la courtepointe hawaïenne brodée main que nous avons enfin les moyens de nous offrir, nous regrettons de ne pas avoir suivi nos petits amis de l’université à Washington DC ou à Chicago. Nous aurions pu nous passer du rôle de pilier. Nous aurions pu vivre en femmes ordinaires. »

La première nouvelle, dont l’extrait ci-dessus donne une idée, possède une construction ambitieuse mais parfaite, qui donne la parole uniquement à des femmes. S’expriment ainsi successivement au nom de leur groupe, des surfeuses, des jeunes cadres très investies localement, ou enfin des femmes de chambre. Elles observent une jeune touriste, une de plus, mais celle-ci ne va pas passer le séjour de rêve tant attendu. Avec un style qui mêle humour, précision et énergie, ce premier texte ne manque pas de laisser déjà une forte impression.

« Elle parlait toujours de l’histoire au présent, ce qui ne manquait jamais de l’embrouiller. Pour lui, l’histoire ne se prêtait pas à être réinterprétée ou revécue, elle était seulement accessible par le biais de longues et consciencieuses études. »

La deuxième nouvelle explore le milieu des combats de coqs, mais aussi les thèmes de la fidélité et de la vengeance, qui ne font pas bon ménage.
Dans la troisième, une demande en mariage amène le thème de l’appartenance à un lieu.
La quatrième donne son titre au recueil, titre qui reflète exactement son contenu, numéroté de 1 à 39 : les obsèques à la mode hawaïenne montrent une façon de penser la mort bien éloignée de celle des Américains du continent.
La cinquième évoque le thème de la culpabilité et la sixième et dernière des relations père-fils gangrenées par un silence de plusieurs années.
Toutes montrent une connaissance évidente de l’archipel hawaïen, et des rapports compliqués entre locaux et continentaux, sur fond de traditions et de rêves de modernité. Les personnages, souvent des jeunes qui peinent à trouver leur juste place, sont particulièrement réussis, pas du tout stéréotypés, mais au contraire pleins de facettes dévoilées avec habileté.
Je me suis régalée de bout en bout, et ai beaucoup apprécié la traduction de Mireille Vignol qui a su trouver une façon intéressante de traduire le pidgin local : c’est plus qu’une langue, c’est une façon de penser, qui par exemple n’utilise pas de temps passé.
Je vais garder un œil à la fois sur la maison d’édition et sur la jeune autrice.

39 bonnes raisons de transformer des obsèques hawaiiennes en beuverie de Kristiana Kahakauwila (This is paradise, 2013) éditions Au vent des îles, avril 2022, traduction de Mireille Vignol, 221 pages.

Projet 50 états, 50 romans : Hawaï

Joyce Maynard, Où vivaient les gens heureux

« Quand on essaie par des efforts permanents de faire en sorte que tout soit toujours parfait pour ses enfants, on risque d’atteindre le point de rupture. »

Eleanor est encore toute jeune lorsqu’avec ses premiers gains en tant qu’autrice-illustratrice de livres pour enfants, elle achète une ferme à retaper dans le New Hampshire, elle sent que c’est une maison où la vie a été heureuse. Mais le début du roman commence lorsque Eleanor a une cinquantaine d’années et revient pour le mariage de l’un de ses enfants dans cette maison de famille qui est dorénavant celle de son ex-mari, Cam.
Eleanor se souvient des moments où elle a vécu seule, de sa rencontre avec un jeune homme bohème, de la naissance de leurs trois enfants et, sur une trentaine d’années, de multiples moments, radieux ou dramatiques, de leur vie de famille.

« Elle voulait raconter des histoires, mais des histoires qui parlaient des réalités et des difficultés de la vraie vie : une mère qui passait une heure à faire d’incessants allers-retours sur la même route pour retrouver le sabre d’un pirate Playmobil, ou un très jeune fils plantant sa tête dans un bol de gelée, juste pour voir ce que ça faisait. »

Ce roman a beau sortir de l’imagination de Joyce Maynard, il est inspiré de ce qu’elle a vécu en tant que mère, et c’est sans doute pour ça qu’il sonne à tout moment parfaitement juste, et qu’il semble tellement universel. Les événements extérieurs à la famille ne sont pas oubliés, les personnages secondaires non plus, mais c’est le portrait de femme qui domine, son évolution, ses capacités à apprendre de la vie, ce qui rend le texte passionnant.
Mieux vaut ne pas trop en savoir pour se lancer dans cette lecture, qui parfois serre le cœur, et souvent entre en collision avec des sensations ou des souvenirs personnels. Je ne suis pas une spécialiste, bien que j’aie lu la plupart de ses romans, mais je trouve que l’écriture de Joyce Maynard a pris de l’ampleur au fil des livres, et que ce dernier fait paraître bien pâles bon nombre de romans sur la famille que j’ai lus auparavant.

Joyce Maynard sur le blog.

Où vivaient les gens heureux de Joyce Maynard, (Count the ways, 2021) éditions 10-18, août 2022, traduction de Florence Lévy-Paolini, 600 pages. L’autrice sera au Festival America à Vincennes du 22 au 25 septembre 2022.

Dernier pavé de l’été mais sans doute pas le dernier billet pour le mois américain…

J. Courtney Sullivan, Les anges et tous les saints

« Quand la statue de la Liberté se découpa sur l’horizon, le jour de leur arrivée à New York, on aurait dit que tous les gens à bord s’étaient alignés le long du bastingage pour l’apercevoir. Nora se demanda si le bateau n’allait pas chavirer. »

Dans les années cinquante, deux sœurs sont contraintes de quitter l’Irlande pour les États-Unis. Nora et Theresa arrivent à Boston, où le fiancé de Nora vit déjà depuis un an. Elles cohabitent avec le fiancé et une cousine dans une pension de famille. Nora aurait aimé plus de temps de réflexion pour être sûre de vouloir épouser Charlie, mais ce départ rend leur mariage inéluctable. Pendant ce temps, Theresa compte profiter de la vie plus libre offerte par leur pays d’accueil. Les deux sœurs sont aussi différentes que possible, et c’est une surprise de les retrouver cinquante ans plus tard dans des rôles qu’on n’aurait pas imaginés, notamment en ce qui concerne Theresa, devenue religieuse. Plus classiquement, Nora est mère de quatre enfants adultes, et grand-mère. Un drame va pousser les deux sœurs à communiquer, elles qui ne s’étaient pas parlé depuis de longues années.

« La communication était censée être la grande révolution de notre époque. En théorie, vous pouviez joindre n’importe qui à n’importe quel moment. Quand Nora voyait ses enfants, ils avaient en permanence leur téléphone à la main. Quand elle appelait ses enfants, ils décrochaient rarement. »

Le roman revient avec beaucoup de justesse sur leurs parcours, sur les décisions, petites et grandes, qui ont déterminé leurs vies, mais aussi sur le poids de la famille, des traditions et de la religion qui ont façonné ces choix.
Malgré une légère impression de « déjà lu » au départ, si on connaît des auteurs qui ont relaté l’immigration irlandaise (Brooklyn de Colm Toibin ou Du côté de Canaan de Sebastian Barry) le style fluide et agréable fait avancer ensuite rapidement dans cette histoire de famille plutôt originale, avec des personnages immédiatement intéressants, en particulier Theresa et les enfants de Nora.
Je n’ai pas toujours été convaincue par la traduction, et globalement, j’ai préféré lire Les débutantes et surtout Maine. Dans ce roman familial, l’histoire aurait gagné à être un peu plus concise pour répondre parfaitement à mes attentes, ce qui aurait mieux mis en valeur les très beaux personnages et les observations toujours pertinentes de l’autrice.
J. Courtney Sullivan sera présente au Festival America, son dernier roman, Les affinités électives, étant paru en mai 2022, aux éditions Les Escales.

Les anges et tous les saints de J. Courtney Sullivan, (Saints for all occasions, 2017) Livre de Poche, 2020, 552 pages, traduction de Sophie Troff.

A propos de ce roman, voici l’avis de Brize qui pourra récolter aussi ma lecture pour le pavé de l’été !

Leïla Slimani, Le pays des autres

« Cette vie sublime, elle aurait voulu l’observer de loin, être invisible. Sa haute taille, sa blancheur, son statut d’étrangère la maintenaient à l’écart du cœur des choses, de ce silence qui fait qu’on se sait chez soi. »

Inspirée par la vie de la vie de ses grands-parents, Leïla Slimani commence avec Le pays des autres une trilogie. Le premier tome va de 1946 à 1956. Dans l’immédiate après-guerre, Mathilde, une jeune Française débarque avec son mari Amine, qu’elle a rencontré en Alsace, alors qu’il combattait pour la France. Elle se rêve en Karen Blixen en arrivant à Meknès puis dans une ferme isolée, elle va aller de déconvenues en déceptions. Une petite fille naît, puis un garçon, et Mathilde reporte sur eux ses espoirs d’une vie meilleure. Les souhaits d’indépendance commencent à envahir le pays, représentés dans le roman par le jeune frère d’Amine.

« La beauté de Selma rendait ses frères nerveux comme des animaux qui sentent venir l’orage. Ils voulaient cogner de manière préventive, l’enfermer avant qu’elle ne commette une bêtise et qu’il ne soit trop tard. »

Des fresques familiales, la littérature n’en manque pas, on a l’impression qu’il s’en publie sans cesse, et pourtant… Pourtant, certains romans familiaux, certaines chroniques imaginaires inspirées de vies passées bien réelles, ont plus de saveur que d’autres. J’ai commencé Le pays des autres sans rien en attendre de particulier, je n’avais lu que Chanson douce et quelques pages d’un journal de confinement, et retrouvais donc Leïla Slimani dans un tout autre registre. La très belle plume de l’autrice m’a embarquée très vite, avec ses notations qui tombent toujours juste, ses descriptions qui vont droit au but et impressionnent aussitôt. Comment ne pas être touchée par des phrases comme « Elle en mourait, de l’indifférence des gens à la beauté des choses. » ?
Les paysages se déploient, les personnages prennent chair entre les lignes : Mathilde, la grande et blonde Alsacienne, plus fragile qu’il n’y paraît, Amine son mari, à la fois assoiffé de modernité et conservateur, Selma la jeune sœur qui veut pleinement vivre sa vie, la petite Aïcha, si douée pour les études, Mouilala, la grand-mère gardienne des traditions… Vous aurez compris que les portraits féminins se détachent, même si les hommes sont vus avec bienveillance également. Avec l’histoire du Maroc en toile de fond, chacun des personnages montre ses forces et ses richesses de cœur, ses travers et ses désillusions.
L’écriture de l’autrice, rare, sans esbroufe, fait plonger dans les années cinquante au Maroc, sans jamais tomber dans les travers du chapelet d’anecdotes ou de la confusion chronologique.

Le pays des autres de Leïla Slimani, éditions Gallimard, mars 2020, 368 pages, existe en poche.

D’autres avis chez Comète, Luocine… Et vous, l’avez-vous lu ?