Balla Fofana, La prophétie de Dali

Balla n’a que six ans lorsque son père fuit leur village malien, abandonnant sa femme et ses fils. Wassa, sa mère, est une forte femme, qui ne regrette qu’une chose, avoir dû quitter l’école à huit ans. Elle décide de partir pour la France, avec une étape à Bamako, où l’un des enfants va rester, puis c’est l’arrivée dans la banlieue parisienne, chez des cousins qui se serrent pour leur faire de la place, et enfin, dans un appartement à eux.

Balla commence aussitôt l’école, mais peine à comprendre les règles, toutes nouvelles pour lui, ne serait que manger avec une fourchette. Le petit garçon parle seulement avec le psychologue, qu’il nomme le Cyclope, et fréquente aussi l’orthophoniste, puis est dirigé vers ce qu’on appelait alors une classe de perfectionnement (dénomination qui a changé deux ou trois fois depuis, remplacée par des sigles dont le ministère de l’Éducation nationale a le secret).
Il lui faudra du temps, et le regard bienveillant et perspicace de quelques enseignants pour enfin revenir dans le cursus traditionnel et pouvoir exercer son talent à raconter des histoires. Mais il faudra aussi qu’il combatte les moqueries, jusqu’au sein de sa famille, et qu’il parvienne à toucher du doigt la prophétie formulée à son sujet.

Le style de Balla Fofana donne immanquablement le sourire, par son réjouissant mélange d’innocence enfantine, de sagesse ancestrale et d’appropriation des codes occidentaux. Les comparaisons toutes personnelles, le style frais, vif, et un soupçon impertinent, conviennent bien à la narration par un jeune garçon que sa double culture empêche en quelque sorte d’avancer. J’ai repéré cette jolie lecture sur le blog d’Alex (Mot à mots) qui a très bien fait de mettre en lumière ce roman. Je n’ai parlé que de Balla, mais le texte laisse aussi une belle place au superbe personnage de la mère du petit garçon.

La prophétie de Dali, de Balla Fofana, éditions Grasset, mai 2023, 208 pages.

Le mois africain, c’est Sur la route de Jostein.





Lectures du mois (31) août 2023

Pour ce mois encore, je regroupe quelques lectures, pour (essayer de) ne pas prendre trop de retard dans la rédaction de billets !

Publié en 1970 aux Etats-Unis, ce livre devenu un classique de la littérature américaine vient seulement d’être traduit. Il relate une année de l’enfance de Francie, douze ans, entre appartement insalubre et trottoirs de Harlem. La petite fille raconte avec sincérité, autant les petites chamailleries entre copines que les problèmes récurrents d’argent rencontrés par ses parents et voisins depuis la crise de 29, ou que le trouble provoqué par certains comportements déplacés, malheureusement trop fréquents. Le père de Francie joue du piano dans des bars et récolte des paris clandestins, et sa mère cumule les ménages. Quant à ses frères, l’un tente de continuer à étudier, et l’autre fréquente un gang de rue.
Une tranche de vie saisissante, dans un style particulièrement vif !

Le narrateur vit seul dans sa petite maison, avec des archives venant du journal qui l’employait, et qu’il continue de trier. Il vit aussi avec le souvenir de Fransiska, son premier amour, une chanteuse dont il suit de loin la carrière. Jusqu’au jour où il se décide à envoyer un mail à son ancienne amie…
J’ai retrouvé Peter Stamm découvert avec Sept ans, qui m’avait bien plu, mais cette fois, j’ai été un peu lassée par l’atmosphère feutrée et mélancolique du roman. Tout y est trop ténu et éthéré, et l’irruption de rêves dans la réalité ne m’a pas convaincue davantage. Un bon roman, sans doute, mais qui ne me laissera pas beaucoup de traces.

Je continue de découvrir Peter Heller (La constellation du chien, Céline, La rivière) avec ce roman dans la tradition du roman noir américain. Pour l’histoire du moins, celle d’un homme poursuivi par un geste violent et irréfléchi qui entraîne une vengeance. Doit-il fuir ou l’affronter ? Cet homme est un artiste-peintre, amoureux de la nature, pêcheur à ses heures, et vivant en solitaire dans le Colorado depuis un drame familial… tous les ingrédients du roman noir, vous dis-je, mais avec le style de Peter Heller, donc toujours un grand plaisir de lecture.

Graeme Mcrae Burnet, L’accident de l’A35, éditions 10/18, 2020, traduction de Julie Sibony, 336 pages.
« Personne ne regardait jamais un flic de travers à un enterrement. Dans un mariage, la présence d’un policier jetait un froid ; à des funérailles, ça semblait tout à fait pertinent. »

Je ne connaissais cet auteur écossais que de nom, ma première surprise a donc été de découvrir que l’intrigue se déroule à Saint-Louis, en Alsace. Un homme est découvert mort dans sa voiture au bord de l’autoroute. Si l’origine accidentelle ne semble faire aucun doute, l’inspecteur Gorski décide tout de même d’enquêter. Quant au fils de la victime, il se pose aussi des questions et se lance dans des recherches de son côté.
Certains comparent à Simenon (la filiation est assumée, à un moment, il y a une rue Saint-Fiacre) ou à Chabrol, tout cela me convient bien, et j’ai lu ce roman d’atmosphère très rapidement, tant la psychologie des personnages intrigue et donne envie d’en savoir plus.

Ce livre était partout à la rentrée dernière, ce qui était tout à fait mérité. Il s’agit de l’apparition du sida dans les années 80. Deux points de vue alternent : dans certains chapitres, celui de l’auteur lui-même, dont l’oncle, héroïnomane, a contracté le sida en même temps que sa compagne. Les autres chapitres détaillent la découverte du virus, l’avancée des recherches dans les années qui suivent, en ce qui concerne le dépistage puis le traitement.
C’est un texte sensible, souvent émouvant, et très certainement indispensable. Pourtant pas un coup de cœur pour moi qui avais adoré sur le même sujet N’essuie jamais de larmes sans gants.

Et vous, avez-vous lu certains de ces romans ?

Elizabeth George, Une chose à cacher

Je prends le rythme de croisière estival d’un billet par semaine, ce qui est mieux que rien, même si je lis plutôt deux ou trois livres dans le même temps… Voici pour aujourd’hui un retour vers une série que j’affectionnais il y a une quinzaine d’années, pour ses personnages récurrents et ses intrigues bien ficelées. Connaissez-vous l’inspecteur Lynley, ses adjoins Wilson Nkata et Barbara Havers ? Ce sont les personnages de l’américaine vivant à Londres, Elizabeth George, qui publie cette série depuis la fin des années 80.
Dans ce volume, on croise surtout Barbara, toujours aussi peu encline à manger sainement, ni à faire du sport :

« Barbara remarqua avec une pointe d’envie qu’elle avait des bras bronzés et incroyablement musclés, de même que ses épaules. A l’évidence , elle pratiquait une activité physique régulière et intense. Sans doute surveillait-elle aussi son régime alimentaire. Barbara en regretta presque d’avoir mangé des chips et des biscuits fourrés. Mais ce « presque » l’incita à penser que ces remords ne s’attarderaient pas plus que d’habitude. »

Elle enquête sur le meurtre d’une jeune policière d’origine nigériane, qui enquêtait sur les cliniques clandestines où sont pratiquées, en plein cœur de Londres, des excisions sur des fillettes dont les parents, certains d’entre eux, du moins, tiennent à garder ces coutumes cruelles d’Afrique de l’Ouest.

« Ce qu’on inflige à ces filles, c’est ancré dans leur culture, et c’est comme ça qu’ils le justifient. Les associations, la loi, les tribunaux… Rien ne les arrête. Vous savez ce qui se passe dans ce pays à l’heure actuelle ? La majorité des gamines sont excisées avant 5 ans. Une enfant aussi jeune n’a pas les mots pour raconter ce qu’on lui a fait ou ce qu’elle risque. Elle ne peut pas chercher de l’aide auprès d’un enseignant ou de la police. Son cerveau ne forme pas encore de souvenirs précis. »

Le thème qui tient à cœur à Elizabeth George dans ce roman, tout comme il obsédait Teo Bontempi, la policière assassinée, est celui des mutilations génitales faites aux petites filles. Le sujet est grave, dur, et l’autrice s’est donné les moyens de le traiter correctement et avec amplitude, par le biais de différents personnages, dont les plus touchants sont la famille Bankolé, la mère Monifa, le grand frère Tani, amoureux d’une jeune fille anglaise, et la mignonne petite Simi de huit ans, pour laquelle son père forme déjà des projets.
C’est un roman fort bien mené, riche de détails et d’exemples, passionnant dans le déroulement de l’enquête et toujours habilement nuancé de petites réflexions pleines d’humour, notamment par le biais des personnages récurrents. Certes, le grand nombre de personnages et les fils qui se croisent et s’entrecroisent sans cesse poussent à soupirer et à imaginer plus de concision dans l’écriture, mais l’ensemble se tient bien, fait plaisir à lire lorsqu’on connaît la série et éclaire sur des problèmes contemporains qui, une fois encore, montrent que le patriarcat n’en a pas fini d’imposer ses vues. Une lueur d’espoir apparaîtra toutefois…

Une chose à cacher d’Elizabeth George, (Something to hide, 2022) éditions Presses de la Cité, octobre 2022, traduction de Nathalie Serval, 688 pages.

Et un duo « pavé de l’été » et « épais de l’été » de plus !

E. Lily Yu, L’Odyssée de Firuzeh

« L’ennui, déclara Nasima, c’est pire que les requins. Ils avaient vu les ailerons au loin la veille, mais à présent la mer n’avait plus à leur montrer que des bouteilles en plastique, des paquets de chips et des entrelacs d’algues.
Firuzeh rétorqua qu’elle préférait l’ennui. »

Firuzeh, fillette afghane, ses parents et son petit frère, le turbulent Nour, doivent quitter précipitamment Kaboul, où leur sécurité n’est plus assurée. Leur seul choix est l’exil. C’est par le regard de Firuzeh que le périple de la famille est abordé par E. Lily Yu, jeune autrice américaine.
Passé la première surprise de voir ces Afghans, en compagnie de migrants d’autres nationalités, tenter une longue errance vers l’Australie, rien n’est très différent des périples de demandeurs d’asile entre l’Afrique et l’Europe, ou l’Asie et l’Europe. Le passage des frontières, l’attente des passeurs, la montée à bord d’embarcations surpeuplées, la traversée de tous les dangers jusqu’à ce que des gardes-côtes australiens les récupèrent et les parquent dans un camp sur l’île de Nauru (j’allais écrire Lampedusa, mais non). Là, dans des conditions intenables, ils doivent attendre, pendant un temps que les enfants n’évaluent pas, que leur demande d’asile aboutisse ou non. La deuxième partie du roman se situera après cet internement à Nauru.

« Un rêve fracturé. Des bruits de pas creux sur un long quai, l’eau clapotant en contrebas. Les vibrations et les grondements familiers d’un moteur d’autocar. Des clôtures argentées s’ouvrant à leur passage pour les avaler. Firuzeh battit des paupières pour ouvrir les yeux, elle vit, et elle oublia. »

Le style original, plutôt poétique, qui place cette narration du point de vue d’une petite fille est touchant. L’amitié de Firuzeh avec Nasima, une fillette de son âge, amitié qui va perdurer au-delà des difficultés, constitue le cœur du roman. Si le mélange de réalité brutale, d’histoires et d’imagination enfantine déconcerte un peu, il est parfait pour montrer à quel point les enfants sont obligés dans ces conditions extrêmes de grandir trop brutalement. Le titre ne mentionne que Firuzeh, mais le petit Nour s’avère de plus en plus attachant aussi, au fil des pages. Leurs parents aimeraient les garder dans l’enfance, et leur racontent souvent des histoires issues de leurs traditions, du moins tant qu’eux-mêmes ont encore suffisamment d’espoir pour pouvoir en insuffler dans leurs contes. Il faut dire que les désillusions s’accumulent.
Quelques chapitres, dans un style différent, montrent des personnages secondaires, et l’une d’entre eux, arrivant à la fin du roman, semble correspondre au parcours de l’autrice. Cela renforce la réalité de l’histoire. La fin est tout juste formidable, et rattrape le rythme un peu lent du milieu de ce premier roman.

L’Odyssée de Firuzeh de E. Lily Yu, (On fragile waves, 2021), éditions de l’Observatoire, janvier 2023, traduction de Diniz Galhos, 296 pages.

Mechtild Borrmann, Enfances perdues

« A l’épicerie de Marion Pfaff, où Elsa faisait ses courses chaque vendredi, les langues allaient bon train. Penser qu’une femme d’ici avait fait une chose pareille ! Ça ne collait pas à leur petit monde bien rangé. »

Dans un petit village allemand proche de la Belgique, la vie n’est pas facile en 1947. En particulier pour Henni, quatorze ans, et ses frères et sœur qui ont perdu leur mère, et dont le père se désintéresse totalement pour passer ses journées à l’église. Une grosse activité de contrebande, de tabac notamment, règne dans cette région frontalière, et les passeurs utilisent des enfants qui ne risquent pas d’être emprisonnés. Henni, débrouillarde et vive, va d’elle-même proposer ses services, pour la survie de la famille, jusqu’à un drame qui les sépare tous.
Parallèlement, le roman raconte un procès en 1970, suivi avec attention par Elsa, amie d’enfance de Henni.

« Quant à ces deux « vérités » dont vous parlez, ce ne sont pas des vérités. Avec le recul, tout le monde agence les choses comme ça l’arrange pour pouvoir vivre avec. On fait tous ça. »

Le cadre dans lequel évolue les personnages m’a beaucoup intéressée, ce coin d’Allemagne proche de la Belgique, ouvrant la porte aux trafics et à la contrebande, pour assurer la survie de certains, et l’enrichissement d’autres, ces marais traversés en pleine nuit dans la neige, ces villageois prompts à observer et à médire… Et le terrible orphelinat…
Par contre, là où je m’attendais à un roman policier, je me suis trouvée face à un roman historique des plus sombres. La noirceur, la tristesse qui émanent du texte, les épreuves qui s’accumulent dans la vie de Henni, tout cela m’a paru excessif, ce que seule une grande sobriété dans l’écriture aurait pu adoucir un peu. Mais non, d’autres drames s’ajoutent, les enfants sont les premiers à en pâtir, et ça, j’ai eu du mal à le lire. Certains personnages manquent totalement d’humanité, et ceux qui viennent apporter un équilibre au récit sont bien peu nombreux.
De plus, l’alternance des époques maintient un suspense un peu artificiel, même s’il offre une respiration bienvenue, et des attentes plus positives, si on peut dire.
Au final, ce roman ne restera pas comme mon préféré de l’autrice, après les lectures successives du Violoniste, de L’envers de l’espoir et de Rompre le silence.

Enfances perdues de Mechtild Borrmann, (Grenzgänger, 2018), éditions Le Masque, 2020, traduction de Céline Maurice, 288 pages.

Bandes dessinées variées (5)

Un petit billet pour regrouper des avis brefs sur des BD que j’ai aimé ces derniers mois…

Grégory Panaccione, Quelqu’un à qui parler, Le Lombard, 2021, 256 pages.
Samuel fête ses trente-cinq ans avec gros gâteau et bouteille de champagne, mais tout seul. Pas d’amis, pas de famille, pas de copine. Après avoir tenté d’appeler son ex qui l’envoie promener, il compose le seul numéro qu’il connaisse par cœur, celui de ses parents, lorsqu’il était enfant. Et voilà qu’il tombe sur un Samuel de dix ans. Une conversion va se poursuivre au fil des semaines entre Samuel et celui qu’il est devenu. De quoi se remettre en question…
J’aurais pu rester réfractaire au dessin si le sujet n’avait été aussi passionnant et bien traité, et finalement j’ai adoré les deux personnages et les questions posées.

Abe Yaro, La cantine de minuit, tomes 1 et 2, Le lézard Noir, 2017, 300 pages chacun.
Du manga, du vrai, qui se lit en commençant par la fin, et les images de droite à gauche ! Cette série, dont j’ai lu les deux premiers avec délice, se situe dans le quartier de Shinjuku, à Tokyo, dans une gargote ouverte toute la nuit. Le patron n’a mis qu’un seul plat à la carte, mais cuisine tout ce qui lui est demandé. Et c’est souvent surprenant, les sortes de madeleines de Proust que les clients commandent et qui leur rappellent leur famille, ou des amours passées. Ou alors, les clients qu’un même goût rapproche… Ou d’autres dont les histoires circulent entre les piliers de comptoir…
(Pour l’anecdote, je m’imaginais demander comme plat improbable des pieds de cochon, spécialité de ma ville de naissance, eh bien, dans le deuxième tome, un chapitre est intitulé « pieds de cochon » !)
C’est savoureux, bien sûr, et plein de tendresse. La préparation des plats et la variété de la clientèle nocturne, bien particulière, rajoutent au charme de l’ensemble.

Catherine Meurisse, Les grands espaces, Dargaud, 2018, 92 pages.
L’autrice et dessinatrice a passé son enfance dans le Poitou, et raconte dans ce très bel ouvrage les grands espaces du jardin créé par ses parents, et de la campagne environnante. Les arbres plantés avec amour, les boutures rapportées de visites ici et là, les sorties culturelles aussi. Ses parents ont à cœur de faire découvrir la nature, la vraie, à leurs deux filles, et n’hésitent pas à pointer du doigt les dérives de l’agriculture intensive ou de l’urbanisation.
Il y a les dessins, doux et évocateurs, et encore beaucoup de choses à découvrir dans ce très bel album !

Aimée de Jongh, Jours de sable, Dargaud, 2021, 288 pages.
Bon, vous ne trouverez pas de critique de BD négative ou mitigée ici aujourd’hui… Je n’ai fait que des bonnes pioches ! Jours de sable raconte la mission d’un jeune photographe envoyé dans les années 30 dans le Dust Bowl, région entre l’Oklahoma, le Texas et l’Arkansas, devenue à force d’agriculture intensive, complètement invivable. Les tempêtes de poussière n’étant pas photogéniques, ce sont des clichés de familles en détresse, d’enfants affamés, de départs et d’enterrements que son patron lui commande. Mais il se prend d’intérêt pour les habitants et rechigne à mettre en scène leur souffrance.
Les dessins et la mise en scène sont magnifiques, le sujet passionnant, la réussite incontestable !

Ray Bradbury, La sorcière d’avril et autres nouvelles

« Il était clair que les enfants consacraient trop de temps à l’Afrique. Ce soleil ! Il le sentait encore sur sa nuque, comme une patte brûlante. Et les lions ! Et l’odeur du sang. Il était remarquable comme la nursery captait les émanations télépathiques des enfants et créait de la vie pour satisfaire le moindre désir de leur esprit. »

Continuons « Mai en nouvelles » avec ce recueil de quatre textes destiné à la jeunesse et signé Ray Bradbury. L’auteur de Fahrenheit 451 et Chroniques martiennes a écrit ces nouvelles entre 1950 et 1952. Elles sont présents avec une jolie maquette et des illustrations de Gary Kelley.
Des Terriens, tous noirs, installés sur Mars depuis vingt ans, voient atterrir une fusée avec à son bord un vieil homme blanc… Une jeune sorcière a envie d’être amoureuse, mais ne le peut sous peine de perdre ses pouvoirs magiques… Des parents s’inquiètent de voir leurs deux enfants passer de plus en plus de temps dans le monde virtuel qu’ils ont créé… Un gardien de phare attend depuis des années un phénomène étrange venu des profondeurs…

« Le silence des silences. Un silence qu’on aurait pu tenir dans le creux de la main et qui descendit comme la pression d’un orage éloigné sur la foule. Leurs longs bras étaient comme de sombres balanciers au soleil. Leurs yeux étaient fixés sur le vieil homme qui ne parlait plus et qui attendait. »

Quatre ambiances des plus différentes, avec toujours un élément étranger qui fait irruption, qui dérange. Parfois, on est clairement dans l’anticipation comme avec La brousse et sa nursery, pièce qui s’adapte aux envies des enfants, quelles qu’elles soient, ou dans Comme on se retrouve, qui imagine un futur sur Mars. Parfois, les nouvelles sont de l’ordre du fantastique, comme avec La sorcière d’avril ou La sirène.
Les thèmes abordés peuvent donner lieu à des discussions intéressantes avec de jeunes lecteurs : le racisme, la tolérance, les relations parents-enfants, l’évolution des espèces ou les choix à faire en grandissant. J’ai vu qu’il était recommandé à partir de neuf ou dix ans.
Je ne connaissais que Fahrenheit 451 et ne me souvenais plus de l’écriture, là, j’en ai beaucoup apprécié le rythme et le style imagé. Une intéressante découverte !

La sorcière d’avril et autres nouvelles de Ray Bradbury, éditions Actes Sud junior, 2001, 96 pages.
#maiennouvelles

Valeria Luiselli, Archives des enfants perdus

«Tous ces enfants fuyaient des conditions de vie indescriptibles, la maltraitance et les violences systématiques, ils fuyaient des pays où les gangs avaient fondé des états parallèles, usurpé le pouvoir et imposé leurs propres lois. Ces enfants étaient venus chercher une protection aux États-Unis, retrouver une mère, un père ou d’autres membres de la famille ayant émigré avant eux et susceptibles de les accueillir. Ils ne couraient pas après le rêve américain, contrairement à ce qui se dit habituellement. Ils cherchaient juste un moyen d’échapper à leur cauchemar quotidien. »

Une famille entreprend un périple en voiture de New York vers l’Arizona. Les parents sont en couple depuis quelques années, l’un ayant un garçon, l’autre une fille, de précédentes unions. Ils sont documentaristes et traquent de la matière à reportages à l’aide de leurs micros, sur des sujets différents, toutefois. C’est ainsi que le thème des enfants migrants, arrivés seuls sur le sol américain, va s’inviter dans le véhicule, ainsi que le sujet des Apaches, derniers guerriers à s’être soumis aux Blancs. Mais pas seulement… le roman, par la voix de la mère et narratrice de la première partie, brasse beaucoup de thématiques variées.

« Nos mères nous apprennent à parler et le monde nous apprend à nous taire. »

Pendant les cinquante premières pages, j’ai été déconcertée par le fait que les quatre personnages principaux n’aient pas de prénom, par certains passages assez fumeux, et aussi parce que le thème principal semblait noyé dans une histoire de couple et/ou de famille au bord de l’éclatement. J’ai ensuite été agacée par quelques longueurs et par le grand nombre de citations recopiées par l’auteure pour éclairer son propos, puis j’ai fini par prendre un rythme de croisière et apprécier davantage le mélange entre infos sur les mineurs isolés, ou sur les Indiens Apaches, réflexions sur l’image ou le son, et road-trip familial.
À partir de la deuxième partie, un changement de narrateur bienvenu, m’a permis de reprendre la route de manière moins intellectuelle, puis un épisode auquel je ne m’attendais pas a relancé mon intérêt avec davantage de tension narrative et une jolie performance au niveau du style.
Globalement je suis donc contente d’avoir lu ce roman, et épatée par le travail qu’il représente, même si je suis soulagée d’enchaîner avec une lecture plus facile, tant pour le style que pour le sujet. C’est un bon roman, mais qui aurait gagné à être recentré sur les mineurs isolés, en évitant d’accumuler les recherches au niveau de la forme.

Archives des enfants perdus de Valeria Luiselli (Lost children archives, 2019) éditions de l’Olivier, août 2019, traduit de l’anglais par Nicolas Richard, 480 pages, existe en poche.

L’autrice est mexicaine, j’inclus donc cette lecture dans le mois latino-américain, chez Ingannmic. Pour le book-trip mexicain chez A girl from earth, nous avons fait lecture commune, avec Fanja et Stéphanie.

Pierre Jarawan, Tant qu’il y aura des cèdres

« Si tu en sors vivant, me dis-je en éprouvant soudain une paix étrange, c’est qu’il y a une raison et que ton voyage n’est pas terminé. Tu devras faire une ultime tentative pour le retrouver. »

Lorsque Samir a dix ans, un jour, sans que rien ne le laisse prévoir, son père passe la porte de leur appartement et disparaît. Né en Allemagne de parents libanais, il est bercé depuis son plus jeune âge par les récits que font ses parents, voisins et amis, tous libanais, de ce pays. Les contes inventés par son père, qui chaque soir apportent leur dose de merveilleux, le font particulièrement rêver. Samir grandit dans l’absence de son père et dès qu’il le peut, part à sa recherche au Liban, destination la plus probable, d’autant qu’il se demande si la soudaine disparition de son père n’a pas à voir avec l’histoire politique de son pays.

« Le Liban avec lequel j’ai grandi est une idée. »

Le jeune auteur allemand a tressé un très joli roman autour du personnage charismatique du père, et du mystère qui l’entoure. La lecture n’est en rien compliquée par ce qu’il apprend au fur et à mesure de l’histoire du pays du cèdre bleu, le tout est fluide et tout à fait lisible. C’est une très belle lecture, en ce qui me concerne, pas un coup de cœur, le rapport obsessionnel du jeune Samir à son père et à son pays d’origine, assorti d’oeillères pour tout ce qui ne les concerne pas, pouvant agacer un peu à la longue. La manière dont les légendes racontées chaque soir au petit garçon s’articulent avec les découvertes qu’il fait à l’âge adulte, les très belles pages sur la découverte de Beyrouth et de Zahlé, les révélations finales, tout cela en fait un très beau roman qui pourra plaire à beaucoup de lecteurs.

Tant qu’il y aura des cèdres de Pierre Jarawan (Am Ende bleiben die Zedern) éditions Héloïse d’Ormesson, 2020, paru en Livre de Poche, 570 pages.

Noté chez Delphine-Olympe.

Traduit de l’allemand, ce roman participe donc tout naturellement aux Feuilles allemandes de ce mois de novembre.

Nathacha Appanah, Rien ne t’appartient

Rentrée littéraire 2021 (1)
« Il ne faut pas croire que le garçon se cache ou se dérobe, non, il semble simplement avoir trouvé un endroit où il attend que je le découvre. »

Depuis des semaines, depuis la mort de son mari, le chagrin accable Tara. Elle ne mange plus, dort mal, voit apparaître dans son salon un garçon dont elle ne sait s’il est un souvenir ou le fruit de son imagination. Lorsque Eli, son beau-fils, vient la voir, il s’inquiète pour elle, mais Tara, comme à son habitude, se dérobe à toutes les questions. Jusqu’à ce que les fantômes de son passé finissent par lui restituer son histoire… À commencer par une danse qui s’impose à elle, lui ramenant des souvenirs fragmentaires de la mystérieuse Vijaya.

« J’avais l’impression qu’Eli attendait que je raconte un souvenir qui ne soit qu’à moi, qui vienne de mon cœur et de l’endroit où je suis née. Pas des histoires de catastrophes naturelles ou de conflits mais des paroles qui ressemblent à un conte ou une chanson d’enfance. »
Mon premier achat de la rentrée littéraire a pour thème le deuil et la danse, et je ne crois pas que ce soit les raisons qui me l’ont fait choisir. Du moins ces thèmes émergent d’une première partie volontairement confuse, suivant les pensées de Tara en plein trouble.
Ces cinquante premières pages perturbent un peu, puis la deuxième partie transporte dans un pays qui n’est pas identifié, mais que des détails permettent de situer géographiquement, et prend la forme d’un terrible roman de formation. Une petite fille à la vie douce et facile va y voir tout s’écrouler, et être forcée de prendre un chemin des plus difficiles. À partir de ce moment du roman, j’ai aimé retrouver la Nathacha Appanah de Tropique de la violence ou de Petit éloge des fantômes, le livre que j’ai préféré parmi ceux que j’ai lus d’elle, sa sensibilité, sa compassion, son attention aux sons, aux couleurs, aux odeurs. La délicatesse de sa plume ne masque pas les faits, leur brutalité, et rend un bel hommage aux petites filles qui ont la malchance de naître dans un monde où elles sont considérées comme quantités négligeables.

Rien ne t’appartient de Nathacha Appanah, éditions Gallimard, août 2021, 160 pages.