Idées de fin d’année

Arrivant un peu avant ou en lieu et place du traditionnel bilan de l’année écoulée, voici un choix de cadeaux qui peuvent constituer une alternative au dernier Goncourt ou au tout récent Lucky Luke…

Des animaux, de l’humour, des situations bien identifiables, ça marche !
Une baignoire bien remplie de Susanna Strasser, ou un autre de ses albums.
Maman, c’est toi ? de Mathieu Maudet (ses autres albums méritent le détour aussi)
Un meilleur meilleur ami d’Olivier Tallec, un joli album où le personnage principal est un champignon qui se pose beaucoup de questions. Et quels superbes dessins !

La longue marche des dindes de Leonie Bischoff, une très belle bande dessinée, western mais aussi éloge de la différence.
Mémoires de la forêt tome 1, Les souvenirs de Ferdinand Taupe de Mickaël Brun-Arnaud, ravira les amis des animaux.
Le cochon de Noël de J.K. Rowling, un conte de saison qui plaira aux jeunes lecteurs, avec pour seul risque de tomber ensuite dans la marmite « Harry Potter » !

Le jardin des oiseaux, un regard antispéciste sur le vivant, de Jean-Louis Lovisa avec ses pages riches en documentation et ses magnifiques photographies.
Le jardin spontané de Noémie Vialard vous incite à recueillir dans votre jardin des plantes à fleurs qui vont se ressemer toutes seules.
La petite cuisine potagère de Sonia Ezgulian pour se régaler de recettes de légumes de saison.

Sambre, radioscopie d’un fait-divers d’Alice Géraud, l’excellente enquête qui a inspiré la série diffusée récemment
Les nuits que l’on choisit d’Elise Costa, chroniqueuse judiciaire qui a suivi des affaires plus ou moins médiatisées avec rigueur, et non sans émotion.
Les contemplées de Pauline Hillier, une plongée frappante dans une prison pour femmes à Tunis.

Jours de sable, un photographe dans le Dust Bowl dans les années 30, très bien dessiné par Aimé De Jongh
Les pizzlys de Jérémie Moreau, sur le thème de la nécessaire adaptation au changement climatique.
Les entrailles de New York, de Julia Wertz, pour (re)découvrir autrement la ville qui ne dort jamais.

Et vous, avez-vous des idées d’incontournables à offrir ?
A suivre : une sélection de romans, polars ou recueils de nouvelles…

Clara Arnaud, Et vous passerez comme des vents fous

Les Pyrénées centrales sont le domaine de l’ours brun, réintroduit il y a quelques décennies et qui s’y est développé. Une région encore assez sauvage, dès qu’on y prend de l’altitude. C’est là que Gaspard, jeune berger, va monter pour la quatrième fois pour l’estive avec plusieurs chiens et huit cent quarante brebis. C’est aussi dans ce décor qu’Alma vient étudier le comportement des ours. L’éthologie animale est son domaine, et elle compte bien apporter là un peu de ce qu’elle a appris en Alaska ou dans les Asturies. Entre la montée dans les pâturages d’altitude et la redescente, leurs chemins vont parfois se croiser, ou croiser ceux d’une ourse avec ses deux petits.
Par courts chapitres, alterne l’histoire d’un des derniers montreurs d’ours, les Ariégeois étant réputés dans le monde entier à la fin du XIXème siècle et au début du XXème dans ce domaine de l’exhibition avec des ours.

C’est donc en deux époques, pas traitées de façon égale, car la majeure partie se situe en 2022, que l’autrice s’emploie à montrer le rapport de l’homme au vivant, ou plutôt au monde sauvage. L’histoire avance au rythme de la quête de l’ours et avec la crainte d’un drame comme il s’en est passé la saison précédente, ce que l’on découvre progressivement. La tension va en augmentant sensiblement, portée par une très belle écriture. J’ai beaucoup aimé les descriptions de nature, les sensations produites par l’altitude, par l’isolement, par la météo capricieuse, par la présence des animaux, sauvages ou domestiques. A propos de l’écriture, j’ai apprécié l’emploi judicieux des mots par le narrateur, selon l’époque décrite.
J’ai pensé à Giono, peut-être parce que je venais de lire l’un de ses romans, alors que je n’ai pas l’impression de penser à lui à chaque fois qu’un roman laisse une grande place à la nature… Il y a un peu aussi de « Entre fauves », le polar de Colin Niel, dans ce roman, avec moins de suspense et plus de poésie, et avec, dans les deux cas, un solide fond scientifique.
Je laisserai découvrir à ceux qui se lanceront dans cette lecture d’où vient le très beau titre de ce roman que je recommande chaleureusement. Il devrait se faire une belle place parmi ceux qui traitent du monde sauvage.

Et vous passerez comme des vents fous de Clara Arnaud, éditions Actes Sud, août 2023, 380 pages.

Sibylle Grimbert, Le dernier des siens

Rentrée littéraire 2022 (5)
« Il avait ramassé le pingouin comme il l’aurait fait d’une fleur rare à classer dans les collections de Jussieu, par exemple. »

En pleine conférence des Nations-Unis sur la biodiversité, (à laquelle nombre de chefs d’états n’ont pas jugé bon de se rendre), la disparition des espèces due aux activités humaines devrait alerter tout un chacun, et pour ce faire, pourquoi ne pas passer par le biais du roman ?
C’est ce que fait Sibylle Grimbert en emmenant le lecteur dans les années 1835 à 1846, aux côtés d’un jeune scientifique envoyé par le muséum d’histoire naturelle de Lille pour rapporter un spécimen, mort ou vif, de grand pingouin. Dès les premières pages, Gus assiste sur l’île d’Eldey au massacre par des marins d’une colonie de quelques dizaines de grands pingouins. Un seul est récupéré, blessé mais vivant, et Gus se met en tête de le rapporter ainsi en France. Il ne se doute pas qu’il va s’attacher au volatile, tenir compte de ses humeurs et de ses besoins au point de rester avec lui dans l’Atlantique Nord. Tous deux iront, au gré des rencontres et des décisions de Gus, dans les Orcades et les Féroé, ainsi qu’en Islande.

« Gus ne vit plus un spécimen de grand pingouin: il vit celui-ci en particulier, celui qu’il avait sauvé; il observait des usages anciens à travers lui, des habitudes apprises, un enseignement, une intelligence manifestés dans cette créature précise. »

Le jeune zoologiste se passionne d’autant plus pour l’animal, qu’il nomme Prosp, qu’il entend par ouïe-dire, puis constate par lui-même, que plus aucun autre individu de cette espèce ne survit. Il connaissait l’extinction des espèces en théorie, mais se rend compte qu’il y assiste au plus près.
Par la même occasion, nous autres, lecteurs, observons aussi le processus en détail. L’écriture de Sibylle Grimbert rend superbement bien le drame qui s’annonce et la dépression qui touche Gus face à cette extinction. Le fond et la forme se rejoignent dans un très beau plaidoyer pour la protection des espèces, sans procéder à une démonstration, et en gardant bien d’un bout à l’autre du livre à l’esprit que Gus est un homme du dix-neuvième siècle, et ne raisonne donc pas avec les connaissances de notre époque. Et que Prosp est un pingouin, pas un animal domestique !
Une lecture en apnée, avec des personnages très touchants et un décor gris et froid particulièrement bien rendu. Il y aurait encore beaucoup à dire sur ce roman, mais surtout : lisez-le !

Le dernier des siens de Sibylle Grimbert, éditions Anne Carrière, août 2022, 192 pages.

Repéré chez Delphine Olympe.

Nicolas Gilsoul, Bêtes de villes

« La fauvette à tête noire passait ses quartiers d’hiver sur la côte d’Azur ou en Afrique. Elle préfère aujourd’hui rejoindre le Sud de l’Angleterre, d’abord parce que traverser la Manche est bien plus facile que la Méditerranée, mais surtout parce qu’ici, au pays des scones et des muffins, les mangeoires des Britanniques, grands amoureux des oiseaux, sont bien garnies tout l’hiver. Le changement de cap de la fauvette est devenu incontournable. L’information est même inscrite dans les gênes des plus jeunes. »

Les animaux et les villes, voici un sujet qui a tout pour m’intéresser, d’autant plus que l’auteur est à la fois architecte, paysagiste et grand connaisseur en biologie animale. Les chapitres abordent chacun un animal, des plus connus aux plus improbables, des petites bestioles aux grands mammifères. L’écriture en est vive, ne manquant pas d’humour ni d’anecdotes édifiantes. On apprend énormément de choses, en vrac, sur la moule zébrée à New York, Le scorpion de São Paulo, les kangourous de la forêt de Rambouillet, le merle de l’aéroport de Madrid… Tiens, le voici :

« Près de l’aéroport de Madrid vit un merle mélomane. Vu le grondement sourd des moteurs, il privilégie les sifflements à basse fréquence et adapte ses horaires de chant à ceux des décollages et des atterrissages de grandes lignes. »

Plusieurs thèmes se développent au fil des chapitres. Tout d’abord les dégâts causés par les constructions humaines sur la biodiversité. Mais aussi, les facultés d’adaptation des animaux qui tirent le meilleur parti de leur cohabitation forcée. Il ne s’agit pas seulement pour eux d’aller vider les poubelles pour se nourrir, mais aussi de réagir positivement aux polluants divers, de s’adapter au bruit, à la lumière, aux grandes surfaces bétonnées ou vitrées, de tirer parti des friches et autres endroits abandonnés… Comment la souris de Brooklyn résiste aux polluants lourds, l’escargot d’Amsterdam combat la chaleur, l’hirondelle de la Côte Est évite les gratte-ciels…
Ensuite, le livre imagine comment les architectes doivent réfléchir à tous les habitants des villes lors de leurs projets. Et même, à réutiliser les bonnes idées résultant de l’observation des animaux bâtisseurs et éventuellement les mettre en œuvre dans leurs projets.
Impossible de résumer tout, tellement c’est foisonnant, et rempli d’empathie pour les petites bêtes ! Parfois le style est un peu brouillon, mais avec des chapitres courts et bien différenciés, ça passe très bien.

Repéré grâce à Keisha à laquelle les (bons) livres sur les petites bêtes échappent rarement ! J’ai vu que ce livre est suivi d’un autre : Chlorophylle et bêtes de ville qui semble tout aussi passionnant.

Bêtes de villes, Petit traité d’histoires naturelles au cœur des cités du monde de Nicolas Gilsoul, éditions Fayard, 2019, 288 pages.

Jim Lynch, Le chant de la frontière

« Tout le monde se souvenait de la nuit où Brandon Vanderkool avait survolé le champ de neige des Crawford et capturé le Prince et la Princesse de Nulle Part. Cette histoire était si insolite et elle fut répétée tant de fois de manière si vivante qu’elle s’incrusta dans les mémoires des deux côtés de la frontière, au point d’oublier qu’on n’en avait pas été témoin personnellement »

J’essaye de trouver chaque mois dans ma pile à lire un roman de chez Gallmeister, (je suis un challenge sur Instagram) mais pour le mois de février, je n’ai pas fait vraiment bonne pioche… Pourtant, j’avais beaucoup aimé Les grandes marées découvert en VO il y a bon nombre d’années et son personnage de jeune garçon fasciné par le monde marin. Je m’imaginais ici un peu la même chose avec un fou d’oiseaux !
Effectivement Brandon Vanderkool se passionne depuis son enfance pour l’ornithologie, il dessine des oiseaux, comptabilise les espèces qu’il croise à longueur de journée, se documente à fond sur tous les volatiles. Oui, mais Brandon doit aussi travailler pour venir en aide à son père dont l’exploitation laitière vivote difficilement. Il s’est donc engagé dans la Border patrol, puisqu’il vit à deux pas de la frontière canadienne, dans l’état de Washington. Et voilà que Brandon, brave garçon à la psychologie particulière, mais aussi géant de deux mètres de haut, se met à multiplier les arrestations, tant il a le don pour se trouver au bon endroit au bon moment (ou au mauvais, si on préfère).

« Norm se tourna face au Canada et lança un regard noir en direction des collines tape-à-l’oeil à l’est d’Abbotsford, où de gigantesques fenêtres scintillaient telles des piscines verticales. Là-bas, une maison sur trois cultivait de la marijuana à ce qu’on racontait. Vrai ou pas, ça correspondait au sentiment grandissant de Norm : l’économie marchait sur la tête. »

Ce roman m’aurait sans doute davantage plu s’il avait tourné seulement autour de la personnalité de Brandon, mais une foule de personnages sont venus s’y ajouter, des deux côtés de la ligne, et une affaire de trafic de drogue, et une autre d’éleveur au bout du rouleau, et une histoire d’amour naissante, et des querelles de voisinage, et que sais-je encore…
L’auteur dépeint tout cela avec beaucoup d’humour, et un poil de fantaisie, mais il ne se passe pas grand chose, cela s’apparente plutôt à une chronique villageoise, ce qui n’est pas mon genre de prédilection, c’est sûr. Le contexte « post-11 septembre » et la peur d’arrivée de terroristes par la frontière canadienne ajoutent une dimension de plus, mais pas trop exploitée.
Retrouvailles un peu ratées avec l’auteur, donc, et pas vraiment du nature writing comme je m’y attendais. Pour cela, je conseille plutôt Les grandes marées.

Le chant de la frontière de Jim Lynch (Borders songs, 2009), éditions Gallmeister, 2020, traduction de Jean Esch, 390 pages en poche.

Brize et Ingannmic sont plus enthousiastes que moi, Hélène un peu mitigée aussi.

Colin Niel, Ce qui reste en forêt

Alors que la rentrée littéraire commence à remplir les pages des blogs et des magazines, et à saturer les tables des libraires, j’explore ma pile à lire pour y dénicher des pépites qui attendent depuis trop longtemps. En réalité, les plus anciens peinent toujours à sortir des étagères, alors que ce roman acheté à la suite de la lecture de Seules les bêtes et Entre fauves s’est faufilé à la première place.

« Devant l’ampleur de la tâche, certains agents eux-mêmes doutaient. Rendre la vie des garimpeiros plus difficile, on y parvenait, mais endiguer le fléau, on en était encore loin. Il faudrait trois fois plus d’hommes. »
Je découvre enfin la série guyanaise de Colin Niel, et c’est un embarquement immédiat pour la chaleur, les insectes et l’humidité permanente. Un scientifique, ornithologue dans une station en pleine forêt amazonienne, a disparu. Les soupçons se portent sur les orpailleurs clandestins, malheureusement très nombreux dans la région. C’est la gendarmerie qui enquête, avec notamment le capitaine Anato, figure atypique de Guyanais élevé en métropole. L’un de ses équipiers relève une coïncidence étonnante avec la découverte d’un cadavre d’albatros sur la côte, alors que cet oiseau des mers australes constituait le sujet de thèse de Serge Feuerstein, le disparu.

« Sans témoin, il restait possible que personne ne sache jamais ce qui s’était réellement passé. Que la forêt retienne ses secrets, les étouffe. »
Lorsque le corps de l’ornithologue est retrouvé, le mystère ne fait que s’épaissir. Outre les orpailleurs qui trafiquent tout en détruisant la forêt, les soupçons pourraient se porter sur un rival, soit en amour, soit en ornithologie, discipline dont on n’imagine qu’elle puisse conduire à assassiner, mais pourquoi pas, si la chaleur et l’alcool cognent dur sur le crâne ?
Ajoutons à cela que, pendant l’enquête, le capitaine Anato, perturbé par des révélations partielles sur sa famille, tente d’en savoir plus sur ses origines. À la fois dense, palpitant, porté par une belle écriture et une construction sans défaut, ce deuxième roman de la série guyanaise, qui débute avec Les hamacs de carton, m’a passionnée et a confirmé tout le bien que je pensais de l’auteur. Il excelle à rendre palpables des atmosphères, à rendre intéressants des personnages, mêmes secondaires, et à mêler les fils d’une intrigue : tout ce qui fait un très bon roman policier !

Ce qui reste en forêt, de Colin Niel, éditions du Rouergue, 2013, et Babel noir, 2015, 485 pages en édition de poche.

Richard Adams, Watership down

« Les créatures qui n’ont ni heure ni minute sont aussi sensibles aux secrets du temps qui passe qu’à ceux du temps qu’il fait ; elles savent également parfaitement s’orienter, comme en témoignent leurs extraordinaires migrations. »
Plongée au cœur d’un terrier pourrait être le sous-titre de ce roman, ou plutôt au milieu d’une garenne, car c’est l’aspect communautaire qui retient l’attention plus que les destins individuels. Deux lapins sont cependant les protagonistes principaux du roman, deux frères unis mais dissemblables : Hazel, robuste, intelligent et déterminé, et Fyveer, plus chétif, mais doué de prémonitions qu’il importe de suivre. C’est ce que va faire Hazel en décidant de quitter leur garenne vouée à la destruction. Quelques lapins aventureux les suivent. Après bien des péripéties, ils trouvent un territoire à leur convenance, Watership Down, mais tout ne sera pas terminé pour autant…

« Shraavilshâ – le « Prince-aux-mille-ennemis » – est pour les lapins un héros mythique, malin, l’indécrottable défenseur des opprimés. L’ingénieux Ulysse en personne lui a peut-être même emprunté quelques-uns de ses tours, car Shraavilshâ est très vieux et jamais à court d’imagination pour tromper ses adversaires. »
Voici un roman qui donne l’impression de ne pouvoir avoir été écrit que par un anglais. Richard Adams a combattu lors de la Seconde guerre mondiale puis été bras droit du Ministre de l’Agriculture. Il publie Watership Down, sur lequel il avait travaillé deux ans, en 1972. C’est son premier roman et un succès immédiat.
Et alors, qu’ai pensé de ce classique ? Le mélange de légendes et de rigueur scientifique concernant la vie des lapins dans les garennes fonctionne bien. La malice des ces lapins, leur propension à inventer des subterfuges pour parvenir à leurs fins les rend éminemment sympathiques. Je me suis attachée à plusieurs d’entre eux et ai pris grand plaisir à leurs aventures.
Le sens du suspense de l’auteur est remarquable et permet de ne pas s’ennuyer un seul moment au cours de ces plus de cinq cent pages. Enfin, pour être honnête, quelques passages m’ont un peu moins plu, ce sont les légendes racontées par les lapins le soir dans le terrier, mais il n’y a que quatre ou cinq chapitres de ce genre et si je comprends bien leur utilité, j’ai trouvé qu’ils ralentissaient un peu l’action, toujours prédominante dans ce roman. C’est parfois d’une grande violence, même !

« Les lapins, dit-on, ressemblent aux humains par bien des aspects. Ils savent surmonter les catastrophes et se laisser porter par le temps, renoncer à ce qu’ils ont perdu et oublier les peurs d’hier. Il y a dans leur caractère quelque chose qui ne s’apparente pas exactement à de l’insensibilité ou de l’indifférence, mais plutôt à un heureux manque d’imagination mêlé à l’intuition qu’il faut vivre dans l’instant. »
J’ai admiré les caractères des personnages, vraiment bien choisis, chacun caractérisé sans tomber dans aucun manichéisme, j’ai aimé les notions très réalistes sur la vie de ces communautés de mammifères, la manière dont les lapins appréhendent les activités et les constructions humaines, les relations avec les autres espèces d’animaux. L’auteur ne tombe pas dans l’animisme, les lapins ont leurs réactions, leurs lois, leurs sensibilité, qui a parfois des points communs avec celles des humains, mais qui leur est essentiellement propre. L’ode à la nature apporte aussi de beaux passages descriptifs pleins de sensibilité.
Le tout est particulièrement fin, bien mené, pas dépourvu d’humour, et très prenant. Je recommande ce roman, mélange entre l’Odyssée et le western Lonesome Dove, à tous les amis des animaux et aux curieux !

Watership Down, (Watership Down, 1972), éditions Monsieur Toussaint Louverture, 2016, traduction de Pierre Clinquart, 544 pages.

Le mois anglais est aujourd’hui sur le thème des animaux, vous pouvez le retrouver sur Instagram, Facebook ou encore ici sur Plaisirs à cultiver.
Ce roman était dans ma pile à lire depuis un moment, direction donc l’Objectif PAL !

Colin Niel, Entre fauves

« Le gouvernement espérait que sa décision d’autoriser la chasse du lion problématique ne s’ébruite pas trop, disait-on. Pour ne pas ternir l’image de la Namibie, parce que nous avions besoin des touristes et de l’argent des autres pays pour développer le nôtre. »
Martin, garde pour le parc national des Pyrénées, est un farouche opposant à la chasse, qui traque sur internet ceux qu’il considère comme des tueurs. Lorsqu’il y trouve la photo d’une jeune chasseuse blonde devant la dépouille d’un lion, il entreprend, avec d’autres activistes, de découvrir qui elle est. Le profil sur les réseaux sociaux n’apporte que peu de renseignements, mais Martin est acharné. Par ailleurs, il s’inquiète pour le dernier ours restant dans les Pyrénées, dont aucune trace n’a été vue depuis des mois.
Le roman passe des paysages des Pyrénées à ceux de la Namibie, avec de très belles descriptions, et aussi d’un personnage à un autre : Martin, Apolline, Kondjima et Charles. Je laisse aux futurs lecteurs et lectrices découvrir qui est ce dernier.

« Franchement, moi, j’ai honte de faire partie de l’espèce humaine. Ce que j’aurais voulu, c’est être un oiseau de proie, les ailes démesurées, voler au-dessus de ce monde avec l’indifférence des puissants. Un poisson des abysses, quelque chose de monstrueux, inconnu des plus profonds chaluts. Un insecte, à peine visible. Tout sauf homo sapiens. Tout sauf ce primate au cerveau hypertrophié dont l’évolution aurait mieux fait de se passer. »
Tout comme j’ai été enthousiaste il y a quelques années à la lecture de Seules les bêtes, j’ai admiré cette fois aussi la construction millimétrée et les personnages particulièrement bien incarnés. De quoi être complètement accrochée dès les premières pages, et jusqu’à la toute fin ! De plus, c’est fait très subtilement, puisque ceux des protagonistes qui seraient d’emblée les plus sympathiques peuvent s’avérer assez imbuvables, comme le très dogmatique garde du parc. Quant aux chasseurs de trophée, grands bourgeois à la recherche de sensations, qui de prime abord donnent plutôt envie de vomir, ils peuvent avoir, mais oui, des moments de sincérité et d’empathie. Kondjima, un jeune Himba, représente le point de vue des pasteurs qui peinent à maintenir leur troupeau hors de portée des lions privés de nourriture par la sécheresse, et qui voient dans les troupeaux de chèvres des proies à leur portée.
Le tout est donc très nuancé, et surtout, l’agencement des différents points de vue fait avancer l’action, et apporte une grande tension. Les narrations parallèles entre la traque du lion et la poursuite de la donzelle chasseresse culminent avec des apogées saisissants.
Derrière cette couverture très réussie se cache un roman noir de la meilleure espèce !

Entre fauves de Colin Niel, éditions du Rouergue, septembre 2020, 343 pages.

Joe Meno, Prodiges et miracles

« Ce dernier dit une prière puis recouvrit l’oisillon de deux pelletées de terre. Vraiment pathétique, songea Jim, détournant le regard du visage de son petit-fils. Il percuta soudain que c’était cela, c’était cela qui n’allait pas avec le pays, le monde, aujourd’hui : voilà ce qui arrivait quand on cessait de voir les choses naître, vivre et mourir. »
C’est un plaisir de commencer l’année avec un roman qui opère la synthèse admirable de tout ce que j’aime en littérature : une histoire forte et prenante, des personnages auxquels je m’attache tout de suite, une écriture qui sort du commun sans pour autant me plonger dans la perplexité. Au bout de dix pages, déjà charmée par le style, je me demandais ce qu’il pourrait bien advenir de prodigieux ou de miraculeux à la famille composée de Jim, Deirdre et Quentin, respectivement grand-père, fille et petit-fils. Manifestement, cette famille vivant dans l’Indiana dans les années 90 tenait ensemble par habitude plus que par attachement réciproque : un grand-père, ancien du Vietnam, bougon et dépassé par l’attitude d’une fille à fleur de peau et constamment sous l’emprise de substances diverses, un petit-fils de seize ans renfermé et presque asocial. Ajoutons à cela des difficultés économiques croissantes que seul Jim semblait percevoir, et vous aurez le portrait complet de cette famille.
Heureusement les mots de Joe Meno ont réussi assez souvent à m’arracher un sourire alors même que la situation semblait éminemment triste, et à me faire réfléchir, grâce à l’ouverture des pensées des personnages sur un monde plus vaste que leur univers étriqué.

« Revenant à lui, le grand-père regarda la jument qui clignait des yeux, pensive. À la vue de ces paupières grises qui se soulevaient en frémissant, de ces longs cils de poupée, difficile de ne pas songer à ces choses que vous auriez pu accomplir, ces choses que la peur vous avait empêché de réaliser, ou celles perpétrées à votre grand regret. C’était une sorte de seconde chance, cet animal. Flattant l’encolure du cheval, il tâcha de rêver une vie meilleure pour lui-même, pour le garçon, pour les deux. »
Deux événements viennent bouleverser la relation du grand-père, Jim, et de Quentin son petit-fils : le brusque départ de Deirdre et l’arrivée encore plus inattendue d’un cheval, une magnifique jument blanche.
D’autres personnages malveillants vont apparaître et semer le désordre à un moment où il ne fallait pas grand chose pour perturber le duo formé par le grand-père et le petit-fils. S’en suivra un parcours mouvementé… Je vous conseille au passage de ne pas lire la quatrième de couverture du poche qui en raconte beaucoup trop à mon goût. Ce livre est présenté souvent comme un roman policier, ce que je nuancerais : le roman d’initiation s’y mêle au suspense, l’introspection au roman noir, avec de petites touches d’humour et beaucoup d’humanité. J’avais commencé il y a quelques années Le blues de la harpie sans accrocher, je pense tout lire de l’auteur maintenant ! Et tant pis si je me répète, la langue, qui entrelace le terre-à-terre et la poésie, y est pour beaucoup, elle magnifie le récit, et, chose peu habituelle, je suis même allée lire les premières pages en anglais pour comparer à la traduction : verdict, j’ai adoré les deux !
J’ai été complètement sous le charme de cette histoire très forte, des personnalités de Jim Falls et de son petit-fils, ainsi que de la présence du magnifique cheval blanc qui va modifier le cours, pas très drôle, de leur vie, et donner un sens nouveau à leur relation.

Prodiges et miracles de Joe Meno (Marvel and a wonder, 2015) éditions Agullo, 2018, Livre de Poche, 2019, traduction de Morgane Saysana, 432 pages.

Merci à Krol pour m’avoir donné grande envie de (re)découvrir Joe Meno. Alex (Mots à mots) et Ingannmic sont séduites aussi.

Serge Joncour, Chien-loup

« Ici, au tréfonds des collines, on n’imaginait pas que dans quelques heures, le tocsin vitrifierait les campagnes et qu’un vent soufflé des clochers abolirait l’été. Après-demain la guerre aspirerait les hommes du causses par trains entiers, avec au bout quatre années de feux, la disparition de quatre empires et plus de quinze millions de morts. »
Le premier chapitre, saisissant, se déroule en juillet 1914, à la veille de la première Guerre Mondiale, dans un petit village isolé sur le Causse.
Ensuite, en 2017, un couple vient prendre trois semaines de vacances dans une maison loin de tout, sans même de réseau ni de wifi. Pour Franck, producteur de cinéma, c’est inimaginable de passer tout ce temps sans téléphone, loin de ses associés qu’il soupçonne de vouloir le mettre sur la touche, mais pour sa femme Lise, actrice sans travail, c’est l’endroit parfait pour se ressourcer. Et quel endroit ! Une maison complètement isolée, en haut d’un chemin à la pente impressionnante, entourée de bois, de combes et de collines à perte de vue, une maison qui semble avoir une histoire tragique…
Puis on revient au village en 1914, lorsque les femmes se retrouvent presque seules à abattre le travail agricole et qu’un dompteur demande à se réfugier dans une maison isolée, avec ses tigres et ses lions, dont il craint qu’ils soient réquisitionnés ou abattus. Un dompteur allemand, qui plus est. Joséphine, la presque veuve du médecin du village parti combattre, est intriguée par cet homme…

« Le chien se posta en dehors de la cage, haletant et tendu, il jeta un œil à Franck qui finissait de descendre, attendant un ordre. Mais lequel devait le donner à l’autre, Franck ou le chien ? Lequel des deux devait prendre le dessus, la part du loup en l’homme, ou la part de l’homme en ce chien ? »
D’emblée, l’écriture m’a frappée. Je ne me souvenais pas avoir été aussi intriguée et emportée par le style de l’auteur dans L’écrivain national ou Repose-toi sur moi. J’ai aimé donc la manière de raconter et aussi le regard posé sur le couple formé par Frank et Lise, j’ai apprécié aussi cette manière de faire monter la tension à de nombreuses reprises pour la faire retomber deux chapitres plus loin, tout tranquillement. Ça marche particulièrement bien avec Franck, doué comme il est d’une capacité à se faire des films… Le suspense a son importance, mais plus passionnantes sont toutes les réflexions qui émaillent le roman.
De nombreux thèmes prennent place, et le roman me semble du coup beaucoup plus profond que les précédents que j’avais lus, qui m’avaient laissés un peu sur ma faim. En fait de faim, il est beaucoup question du végétarisme (avec Franck et Lise mais aussi Joséphine au début du siècle) du rapport entre les animaux et les hommes, mais aussi des humains entre eux qui ont des comportements proches du monde sauvage : de nombreuses images comparent ainsi les associés de Franck à des jeunes loups, et le monde du travail à la nature avec les faibles qui subissent, et les forts qui les dévorent. Bref, un roman riche, passionnant, pour lequel j’attendais peut-être une fin un peu différente, mais en tout cas, le plaisir de lecture était bien là !

Chien-loup de Serge Joncour, éditions Flammarion, août 2018, 476 pages, existe en poche.

D’autres avis : Antigone et Nicole plus emballées que Eva ou Une Comète.