Olivier Rogez, Les hommes incertains

hommesincertains.jpgRentrée littéraire 2019 (5)
« On l’appelle la forêt ivre, ses arbres poussent dans tous les sens, les troncs partent en biais vers la droite ou vers la gauche, certains vont de travers avant de changer de direction, d’autres s’élancent à l’horizontale, une partie des racines hors du sol en un défi à la gravité terrestre. »
Ma rentrée littéraire semble placée sous le signe de la Russie et de ses voisins, avec tout d’abord Les patriotes, puis A crier dans les ruines… Pour l’édition de septembre de Masse critique, j’avais repéré aussi Domovoï ou Baïkonour, avant de me rendre compte que ce dernier se passait en Bretagne. C’est sans doute pour cela que le roman d’Olivier Rogez m’a attirée, et je l’ai demandé parmi d’autres, après avoir tout de même pris connaissance de la quatrième de couverture : pas de Bretagne, mais Moscou et la Sibérie, parfait, et de plus à la charnière de 1989, entre URSS et Russie. Voilà qui s’annonçait très intéressant.
Le début m’a beaucoup plu, avec l’endroit où vit Anton, un jeune homme de vingt ans : une forêt nommée « la forêt ivre » où les arbres poussent tout tordus, une ville appelée Tomsk 7, sans que nul ne sache pourquoi ce nombre, une usine atomique… Anton semble un personnage potentiellement passionnant, outre une particularité physique, il fait en effet des rêves prémonitoires. Son père, brillant scientifique, a un frère jumeau vivant à Moscou, et membre du KGB. Il accueillera Anton, qui n’en peut plus de la Sibérie, dans la capitale. À partir de ce moment, le roman se place presque entièrement du côté de Iouri, le frère, et de son entourage : son chef au KGB, un mafieux, une jeune voyante, une jeune peintre éblouie par les nouveaux riches, un starets mystérieux, une vieille dame touchante, un assistant parlementaire…

« Iouri le brillant étudiant, le charmeur, le magnifique orateur des cours de philosophie marxiste, est aujourd’hui un animal redoutable, une arme affutée au service d’un appareil répressif. Il le sait. Il en éprouve de l’amertume. »
C’est sûr que Iouri, qui se trouve pris entre ses idéaux, et ce que le pays est en train de devenir, ne manque pas d’intérêt. Malheureusement, les autres personnages qui semblaient pourtant avoir énormément de potentiel au début du roman, peinent à prendre chair, leurs interactions n’apportent pas grand chose, leurs dialogues sont souvent démonstratifs et peu naturels.
Je retiens toutefois des points positifs : la documentation accumulée par l’auteur et sa très grande connaissance du pays et de cette période, des imbroglios politiques et économiques, de la rivalité entre Mikhaïl Gorbatchev et Boris Eltsine. La présence de pointes d’humour bienvenues pour contrebalancer les situations lourdes est aussi un point qui m’a bien plu. Le style ne m’a pas gênée, les descriptions regorgent d’images, qui m’ont parfois touchée, parfois fait sourire. Et toujours ce début, le décor et les habitants de Tomsk 7 bien plantés, les personnages plein de promesses.

« Les dix millions d’habitants de la capitale du monde communiste ne sont donc pas dans ces rues étouffantes, ils sont réfugiés dans les interminables barres d’immeubles qui dessinent un urbanisme aussi désespérant qu’un matin de novembre. Ils se rassemblent dans les cuisines des appartements, devenus les seuls endroits du pays où l’on respire librement, où l’on peut se retrouver, en famille, entre amis, en jurant sur le diable qu’il n’y a ni micro ni surveillance. La cuisine est la Suisse du Soviétique, un terrain neutre où il est possible de critiquer librement et de parler avec franchise. »
Ce qui me restera en mémoire, c’est le sentiment que l’auteur aurait pu faire de ce matériau de départ, et de ses connaissances, quelque chose de beaucoup plus romanesque. Au lieu de cela, des personnages nouveaux, parfois énigmatiques, apparaissent souvent ex nihilo, et je n’ai pas toujours compris dans quel but. Il faut dire que l’ennui m’avait déjà gagnée.
Bref, ma première déception de rentrée, que je ne conseille qu’aux passionnés d’histoire contemporaine, ou aux curieux !

Les hommes incertains, d’Olivier Rogez, éditions Le Passage, août 2019, 384 pages.

tous les livres sur Babelio.com

 

Alexandra Koszelyk, À crier dans les ruines

acrierdanslesruinesRentrée littéraire 2019 (2)
« Souvent la dernière attention, un dernier geste ou regard n’est pas pris au sérieux. On ne sait jamais quand celui-ci arrive, personne n’y prend garde, l’instant glisse sur nous et s’échappe. Mais quand le dernier instant se fige, quand on sait qu’il portera le nom de dernier, alors l’instant revient et perfore l’inconscient. Si j’avais su… »

Léna et Ivan, ou une enfance et un début d’adolescence insouciants dans les années 80 en Ukraine. Le père de Léna travaille à la centrale de Tchernobyl, et dès le 26 avril 1986, il comprend tout de suite que le pire est arrivé, et il précipite le départ prévu vers l’étranger, la France, sans aucun bagage. Dès leur installation, ses parents enjoignent Léna d’oublier son pays, lui affirment qu’elle n’y retournera jamais. Pour Léna, sa seule consolation est sa grand-mère, dans ce déracinement douloureux, celle qui lui rappelle sa culture, ses légendes ukrainiennes. Sans nouvelles de son ami Ivan, elle finit par accepter ce qu’affirment ses parents, qu’il compte au nombre des victimes.
Pourtant, vingt ans plus tard, lorsqu’elle a l’occasion de revenir enfin en Ukraine, elle ne peut s’empêcher de retourner dans son village…

« Les embruns, le cri des mouettes et l’air iodé auraient pu surprendre Léna, son esprit s’ancra au contraire sur ces murets de granit qui portaient les stigmates d’un monde disparu. Leur rondeur et leur rugosité formaient des histoires que la Slave se plut à imaginer. Au loin, des hortensias roses achevaient la palette des couleurs. »
Je me suis laissé tenter par la couverture, le résumé et les premiers avis sur le roman d’Alexandra, que de plus je connais par blogs interposés depuis longtemps. Mais je dois prévenir tout de suite que je ne suis pas précisément la lectrice idéale pour un jeune roman français à l’écriture poétique, qui fait appel à la sensibilité des lecteurs, sur le thème des amours de jeunesse.
Par contre, j’ai lu un certain nombre de romans évoquant l’exil, thème que j’aime à retrouver assez souvent, et les répercussions de l’accident de Tchernobyl sur la population est un sujet fort qui me parle également.
J’ai beaucoup apprécié le début du roman, la description de l’amitié naissante entre les deux jeunes gens, l’accident nucléaire, le départ : sublimés par l’écriture de l’auteure, qui trouve toujours des images qui parlent à la sensibilité, sans platitudes aucune, tout en retenue et en humanité.
Ensuite, mais ce n’est que mon ressenti, à son arrivée en France, j’ai trouvé Léna plus diaphane, une fille de papier, qui ne se ranime, me semble-t-il, que dans les ruines d’Herculanum. J’ai aimé cette évocation du voyage en Campanie, et le choc des ruines, qui sera suivi d’autres voyages, plus près de ses racines. À partir de là, le roman va crescendo jusqu’à la fin, très belle…
Ce qui m’a beaucoup plu dans le texte, c’est qu’on sent la grande lectrice derrière les mots, et qu’Alexandra a écrit un livre correspondant totalement à ce qu’elle-même aimerait lire. Ce roman a suscité de nombreux coups de cœur de libraires et de lecteurs. Si je ne les partage pas totalement, je souhaite à ce roman tendre et juste, un très joli parcours !
Je le conseille à ceux qui ont aimé Le bleu des abeilles de Laura Alcoba, pour la vision de l’exil et l’appropriation d’un pays par sa culture, ou Tout ce qui est solide se dissout dans l’air de Darragh McKeon pour l’accident de Tchernobyl et ses conséquences humaines.

À crier dans les ruines d’Alexandra Koszelyk, éditions Les forges de Vulcain, 2019, 254 pages, finaliste du prix Stanislas, et sélection Jeunes Talents 2019 des librairies Cultura.

Les avis d’Antigone et Nicole.

Sana Krasikov, Les patriotes

patriotes.jpgRentrée littéraire 2019 (1)
« Elle avait beau prétendre avoir tout oublié, je n’ai jamais cru qu’on puisse effacer une jeunesse new-yorkaise de sa mémoire comme on gratterait une peinture écaillée. Elle avait forcément, j’insiste encore aujourd’hui, respiré un jour l’odeur de la liberté. »
J’avais beaucoup aimé L’an prochain à Tbilissi, le recueil de nouvelles de Sana Krasikov, aussi n’ai-je pas hésité à postuler pour lire ce premier roman, sur lequel l’auteure a travaillé une dizaine d’années, et qui n’est pas autobiographique, mais inspiré par la vie de certaines de ses connaissances.
Dans les années 30, Florence Fein, jeune juive idéaliste parlant russe, travaille pour le gouvernement américain en tant qu’interprète. Une histoire d’amour, ainsi que l’image idéalisée qu’elle se fait de l’URSS, la poussent à quitter sa famille, et partir d’abord à Moscou puis à Magnitogorsk, une ville minière éloignée de tout. Elle va rester en Union Soviétique. Malgré les difficultés, la répression, elle semble ne jamais avoir perdu de vue cette image idéale, même lorsque son entourage la pousse à retourner aux États-Unis, bien des années plus tard. En 2008, son fils Julian, qui conçoit des navires brise-glaces, doit se rendre à Moscou pour des négociations qui s’annoncent compliquées.
Il m’a été utile au début d’écrire une petite chronologie des faits, parce qu’entre 1934 et 2008, il se passe beaucoup de choses dans cette famille, un certain nombre de départs et de retours, et le roman fait aussi des allers et retours, mais finalement, avec les dates en début de chapitres (sous forme de visas, c’est original et amusant), il n’est pas compliqué de s’y retrouver.
J’ajoute qu’un roman qui laisse des questions en suspens dès les premières pages, j’aime vraiment ça, à condition que le rythme suive, et c’est ici le cas.

« Elle se découvrit un talent pour collectionner clichés, expressions locales, platitudes et banalités en tout genre, puis pour les enchaîner avec tant d’adresse qu’une oreille inexpérimentée l’aurait presque prise pour une Moscovite. »
Roman imposant sans être compliqué, il se singularise par ses narrateurs différents. Julian exprime lui-même ses tribulations dans la Russie de Poutine, et Florence est racontée à la troisième personne, sans que cela la rende plus lointaine, mais au contraire lui donne un vrai statut d’héroïne romanesque, embourbée dans l’Union soviétique stalinienne. La Florence que son fils a connue (retrouvée, en réalité, mais c’est une partie de l’histoire qu’il vaut mieux ne pas dévoiler) n’a jamais renoncé à défendre ses idéaux de jeunesse, et n’a jamais non plus répondu à nombre de questions que Julian se posait. Aussi montre-t-il un grand intérêt pour le dossier du KGB de sa mère qu’il va pouvoir enfin consulter. Florence serait à elle seule un superbe personnage de roman, du genre qu’on n’oublie pas, mais avoir ajouté les histoires de son fils et son petit-fils prolonge largement l’intérêt, et fait réfléchir aux répercussions de certains choix radicaux, sur les générations suivantes.

« Voilà peut-être comment tout a commencé pour moi : garder un secret, leçon un. »
J’ai beaucoup aimé également les portraits des personnages secondaires, souvent acides, et tracés en quelques mots bien choisis, j’y ai retrouvé l’art déployé par l’auteure dans ses nouvelles.
Le roman permet aussi d’aborder des aspects historiques passionnants, et que je ne connaissais pas, je l’avoue : l’abandon par leur propre gouvernement de milliers de juifs américains installés en URSS, et, plus tard, la répression stalinienne contre le Comité antifasciste juif, et la « Nuit des poètes assassinés ».
Cette lecture qui m’a enchantée devrait plaire, me semble-t-il, à ceux qui ont aimé Nathan Hill et ses Fantômes du vieux pays et, comme pour ce roman, vous allez peut-être le laisser passer maintenant, trop de sollicitations, trop de tentations, et tout, et tout, mais vous y reviendrez plus tard, je n’en doute pas !

Les patriotes de Sana Krasikov (The patriots, 2017) éditions Albin Michel, 21 août 2019, traduction de Sarah Gurcel, 592 pages.

Żanna Słoniowska, Une ville à cœur ouvert

unevilleacoeur.jpg« Aussi, plus les gens manifestaient dans les rues de Lvov, plus fort ils parlaient de choses autrefois entourées de silence, plus elle mettait d’acharnement à vérifier, le soir venu, que nos portes d’entrée étaient parfaitement closes. »
Une ville à cœur ouvert est un peu à la fois l’histoire d’une famille, l’histoire d’un immeuble, l’histoire d’une ville… La famille est composée uniquement de femmes, la narratrice, sa mère Marianna, soprano à l’opéra, sa grand-mère Aba qui est médecin, et son arrière-grand-mère. Les hommes sont venus, repartis, on n’en parle guère. L’appartement où elles cohabitent fait partie d’un immeuble, remarquable pour le haut vitrail art-nouveau qui court tout au long de la cage d’escalier. Il aura un rôle symbolique très fort tout au long du roman. La ville enfin, Lwow, Lvov ou Lviv selon les périodes, selon que la ville était polonaise, russe ou ukrainienne.

 

« Néanmoins, dès qu’elle a adopté l’ukrainien, je me suis mise à éviter de lui parler, comme si je m’étais métamorphosée en un dictionnaire dont quelqu’un supprimait des mots au fur et à mesure. »
Le roman commence avec la mort de Marianna, tuée d’une balle lors d’une manifestation de partisans ukrainiens en 1988. Ces manifestations anti-communistes ont réellement eu lieu, et l’auteure a imaginé le retentissement qu’elles auraient pu avoir s’il y avait eu une victime, les conséquences sur le cercle familial, professionnel, amical et amoureux de la charismatique chanteuse de l’Opéra.
Si je connais ainsi le projet de l’auteure, c’est que je l’ai entendu s’exprimer, en français (et parfaitement), au sujet de son roman, à la Fête du Livre de Bron. Je sais ainsi qu’elle s’est beaucoup documentée pour écrire son roman, et a interrogé des personnes âgées de Lviv, de différentes origines. L’histoire de cette ville, située à 70 kilomètres de la frontière polonaise, est très compliquée, et rien qu’au vingtième siècle, elle est passée par des phases soviétiques, polonaises et ukrainiennes. Différentes communautés y vivent, pas toujours en harmonie, et le roman le fait bien sentir.
Le thème de l’amour de l’art est très présent aussi dans le texte, on voit comment, de mère en petite-fille, se transmet l’amour de la musique, ou celui de la peinture, un peu à la manière des poupées russes, et comment chaque génération dévoile ses dons artistiques.



« Le vitrail était glacial et Mikolaj avait vite retiré sa main : il avait eu l’impression qu’elle allait geler là sur place, contre le verre, et qu’il devrait rester éternellement sous cette porte cochère. »
Alors, ai-je aimé ce roman ? J’ai trouvé au début le style lyrique un peu déroutant et j’ai eu à m’accrocher un peu pour suivre la narration fragmentée. Ce n’est pas tant les différentes époques dans lesquelles finalement on se repère bien, mais plutôt les faits qui sont décrits, parfois un peu anecdotiques et décousus, font qu’il est assez difficile de s’attacher aux personnages. Le plus passionnant est finalement l’histoire de la ville qui se dévoile par bribes mais finit par former un ensemble cohérent. Le style de la jeune auteure est intéressant, orné de figures lyriques, il est accentué parfois par la propension à chercher le côté douteux, voire morbide, des situations et des gens. Le choix de l’événement central du roman placé dès le premier chapitre, alors qu’il aurait été possible de faire culminer le texte autour de ce drame, peut aussi être perturbant.
Tout cela ne vous donne peut-être pas envie de vous précipiter sur le roman, mais l’avis de Delphine-Olympe ou celui de Sarah Gastel dans Page des Libraires vous convaincront sans doute davantage. Je le conseillerais surtout à ceux que l’histoire de cette région intrigue.

 

Une ville à cœur ouvert de Żanna Słoniowska, (Dom z witrazem, 2015) éditions Delcourt littérature 2018, traduit du polonais par Caroline Raszka-Dewez, 239 pages

Troisième lecture pour le mois de l’Europe de l’Est d’Eva Patrice et Goran, et Lire le monde.
logo-epg  Lire-le-monde

Sara Nović, La jeune fille et la guerre

jeunefilletlaguerre« J’ai eu dix ans la dernière semaine d’août, une fête marquée par un gâteau spongieux, mais éclipsée par la chaleur et l’inquiétude. »
Que comprendre aux prémices d’une guerre civile dans son propre pays, à des conflits qui prennent leurs sources dans la religion et le communautarisme, lorsqu’on a dix ans ? C’est ce qui arrive à Ana, au début des années 90, et les premiers temps, sa vie de famille continue, avec l’école, les jeux dans la rue avec ses camarades, jeux interrompus parfois par des alertes qui les obligent à se réfugier dans un abri. Les attaques aériennes se multiplient, de nombreux réfugiés arrivent. L’inquiétude des parents d’Ana est décuplée par la maladie de sa petite sœur de huit mois, qui ne peut être soignée à Zagreb. Ses parents emmènent l’enfant à Sarajevo pour qu’un convoi humanitaire vers les Etats-unis puisse la prendre en charge.

« On était scrutés jusque dans la façon de se saluer : une bise sur chaque joue était tolérée, mais trois -une coutume orthodoxe-, c’était trop, et considéré comme de la haute trahison. »
Le roman est composé de trois parties : la première relate les débuts du conflit, et se termine sur un événement traumatique. On retrouve ensuite Ana aux Etats-Unis, où elle apporte son témoignage à la tribune de l’ONU. Elle a une vingtaine d’années, est étudiante, et seuls ses parents adoptifs connaissent son histoire. La troisième partie verra Ana tenter de relier les fils de son existence, ce qui dans son cas est loin d’être un cliché. Comme dans ma précédente lecture, Manuel d’exil, il est question aussi de résilience, grâce à la vie dans un nouveau pays ou à l’acquisition d’une nouvelle langue.

« Au départ, le choix de garder secrète mon existence passée s’était imposé à moi. »

Cela faisait un moment que je voulais lire ce roman, qui s’est avéré être une lecture enrichissante sans être trop éprouvante. L’extrême jeunesse d’Ana, sa compréhension partielle des événements, rendent le récit plus sobre et dépourvu d’un pathos que je craignais un peu. L’auteure décrit très bien le contexte, et conserve un équilibre délicat entre les faits de guerre relatés et sa volonté de ne pas prendre parti de façon trop violente. Elle réussit ainsi à conserver la force de certaines scènes essentielles. À côté de ça, je n’ai pas été éblouie par l’écriture, et lui ai trouvé quelques petites maladresses. Quant à la psychologie des personnages, elle m’a semblé parfois un peu sommaire, manquer un peu de nuances. Mais malgré ces quelques marques d’inexpérience de primo-romancière, la force de ce roman est incontestable. Sa lecture aisée, mais saisissante, et sa construction habile, en font un roman que je recommande à tous ceux que le sujet intéresse.

La jeune fille et la guerre, de Sara Nović (Girl at war, 2015) éditions Fayard (septembre 2016) traduit de l’anglais par Samuel Todd, 318 pages.

Les avis d’Electra, enthousiaste, ou de Sylire plus mesurée.

Deuxième lecture pour le mois de l’Europe de l’Est d’Eva, Patrice et Goran.
logo-epg

Velibor Čolić, Manuel d’exil

manueldexil« J’ai vingt-huit ans et j’arrive à Rennes avec pour tout bagage trois mots de français – Jean, Paul et Sartre. J’ai aussi mon carnet de soldat, cinquante deutsche marks, un stylo à bille et un grand sac de sport vert olive élimé d’une marque yougoslave. »
Ainsi commence le roman de
Velibor Čolić, publié en 2016. S’il relate son arrivée en France et ses débuts d’écrivain, ce n’est cependant pas son premier roman, il en a fait paraître plusieurs auparavant aux éditions Gaïa, puis chez Gallimard. Quoi qu’il en soit, c’est le premier que je lis, et il me semble parfait pour découvrir l’auteur.
Ces chroniques relatent donc sa découverte d’un monde nouveau, « anguleux et dangereux », l’errance d’un banc à un autre, l’arrivée au foyer de demandeurs d’asile, les cours de langue, les filles, le métro parisien, les leçons de Mehmet sur tous les trucs qu’un réfugié doit savoir, la soif de littérature et d’écriture, puis lorsque l’horizon s’éclaire, l’obtention de papiers, la résidence d’écriture à Strasbourg, le voyage à travers l’Europe…


« Il me faut apprendre le plus rapidement possible le français. Ainsi ma douleur restera à jamais dans ma langue maternelle. »
Le plus remarquable est immédiatement l’écriture, un style original et frais, qui me semble particulier aux auteurs dont le français n’est pas la langue maternelle, et assaisonné ici d’une bonne dose d’humour dont l’auteur fait lui-même les frais, mais les Français ne manquent pas non plus de succomber aux flèches lancées par ce Candide des temps modernes !
Il ne faut pas s’attendre à autre chose qu’à des chroniques de l’exil, racontées chronologiquement, mais pas de manière monotone. Des variations dans la forme, et un humour vivifiant viennent rendre la lecture particulièrement plaisante. J’ai adoré certains passages comme la rencontre avec LGP, à savoir Le Grand Philosophe, spécialiste de la Bosnie, et pourtant je me suis gentiment, mais brièvement, ennuyée à d’autres.
Je me dois de le signaler, mais j’insiste, cette lecture est globalement agréable et prometteuse quant à la lecture future d’autres romans de l’auteur. Ces quelques passages qui m’ont un peu moins emballée sont peut-être simplement la conséquence d’un trop plein de lectures sur le thème de l’exil. Mais si les livres sur ce sujet présentent quelques passages obligés communs, pour chaque exilé, l’expérience est différente, intense et difficile à vivre, et on n’écrira jamais trop de romans sur l’exil. Alors, je vous laisse sur un extrait qui montre comment Velibor Čolić peut dans un même paragraphe passer de la boutade au souvenir poignant et empreint de poésie. Et rien que pour ça, ce roman vaut d’être lu !

« La question posée par le colonel est simple : voulons-nous rejoindre la glorieuse Légion étrangère ?
Mes deux amis russes se mettent immédiatement au garde-à-vous et moi je fais une des plus belles pirouettes de ma vie. Je me retourne et je quitte le bureau sans même dire au revoir. J’ai vingt-huit ans et j’ai déjà servi dans l’Armée populaire yougoslave, puis dans la défunte armée bosniaque. J’en ai plein le dos des armes et des drapeaux, des nuits sans fin qui mordent les mains et des aubes violettes qui commencent avec les obus ennemis. »

Manuel d’exil Comment réussir son exil en trente-cinq leçons de Velibor Čolić, éditions Folio (2017) paru chez Gallimard en 2016, 230 pages

Repéré chez Athalie et Inganmic.
L’auteur sera au Festival Étonnants voyageurs en mai.

C’est ma première participation au mois de l’Europe de l’Est organisé par Eva, Patrice et Goran. Cette lecture entre aussi dans Lire le monde.
logo-epg

Jean-Paul Kauffmann, Outre-Terre

outreterre« Le 7 février 2007, la famille Kauffmann a débarqué à Kaliningrad, lourdement équipée pour affronter l’hiver russe. »
Jean-Paul Kauffmann a eu l’idée de se rendre en Prusse-Orientale, près de Kaliningrad, et d’établir le récit de ce voyage à l’occasion du bicentenaire de la bataille napoléonienne d’Eylau, deux siècles auparavant. Une victoire de Napoléon, mais avec d’énormes pertes humaines, qui l’auraient plutôt apparentée à une lourde défaite. La Prusse-Orientale, enclave russe enserrée entre la Pologne et la Lituanie, l’intéresse aussi par sa situation géographique aussi compliquée que l’est son histoire.


« J’ai mis longtemps à comprendre que le passé n’était pas un refuge. »
J’ai noté de nombreux passages et citations intéressantes, il faut admettre que l’auteur arrive bien à exprimer sa passion pour la bataille d’Eylau, avec les touches d’humour et de distance qui le caractérisent, mais si je compare avec Remonter la Marne, la narration m’a semblé plus erratique, moins linéaire… pour une rivière, c’était plus facile de suivre le fil que dans ce cas !

 

« Le bleu de Prusse est une couleur bien connue des peintres qui devraient en ajouter une autre à leur palette, le gris de Prusse. Une nuance inédite qui doit beaucoup à la platitude de l’horizon, au ciel de suie, à la brume et au froid. »
J’ai aimé qu’il s’agisse d’un voyage familial, d’une occasion originale pour l’auteur et sa femme de voyager avec leurs deux fils adultes. J’ai aimé la description de la Prusse Orientale, de l’hiver dans cette région méconnue, j’ai aimé les portraits de fans de l’empereur, qui reconstituent avec ferveur des batailles et des actions napoléoniennes… J’ai aimé aussi les tableaux de la bataille, commandés par Napoléon à différents peintres, insérés dans le livre, mais tout ce qui a trait à la bataille elle-même, à l’aspect géostratégique, m’a laissée un peu en plan, j’ai lu quelques pages sans réussir à me représenter les choses, les forces en présence, leur situation sur le terrain, les mouvements, attaques et replis. Par contre, l’image de la terre enneigée assombrie par le sang, par les monceaux de corps de chevaux et de soldats des deux camps, est vraiment saisissante.


« Tout a l’air dépeuplé, hostile, comme une chose qui fait défaut : un chaînon manquant entre le passé et le présent. Une humanité engloutie. »
Comme dans Remonter la Marne, l’auteur fait preuve, mais de façon agréable et non pesante, de son érudition, citant tel historien, tel auteur, revenant de nombreuses fois sur Balzac et son colonel Chabert qui s’était illustré à la bataille d’Eylau, y était mort, et pourtant ressurgit dix ans plus tard pour réclamer sa fortune. Les pensées de l’auteur sur la guerre, celle d’autrefois, celle d’aujourd’hui, donnent aussi matière à réflexion.
Mon avis n’est donc pas totalement enthousiaste à propos de ce récit, mais de nombreux lecteurs y trouveront sans nul doute une manière agréable, aussi solidement documentée qu’écrite de manière enjouée, de parfaire leurs connaissances !

Jean-Paul Kauffmann, Outre-Terre éditions Folio (2017) paru en 2016 aux éditions de L’équateur 374 pages

L’avis (bien illustré comme toujours) de Dominique.

Julian Barnes, Le fracas du temps

fracasdutempsAutrefois, un enfant pouvait payer pour les péchés de son père, ou de sa mère. A présent, dans la société la plus avancée sur terre, les parents pouvaient payer pour les péchés de l’enfant, avec les oncles, tantes, cousins, la belle-famille, les collègues, les amis, et même l’homme qui vous souriait distraitement en sortant de l’ascenseur à 3 heures du matin. Le système punitif était très amélioré, et tellement plus complet qu’il ne l’avait été.
Le roman débute par une construction en spirale qui tourne autour d’un moment-clé de la vie de Dmitri Chostakovitch, tout en revenant sur des ép
isodes plus anciens. Cette organisation rend bien compte de l’état d’égarement du compositeur à ce moment précis de sa vie où il s’attend à une arrestation imminente. Il attend devant l’ascenseur, sur le palier de son appartement, avec une valise. Ainsi pourra-t-il éviter d’être arrêté devant ses enfants, et leur épargner que son déshonneur ne retombe sur eux.
Tout a commencé avec la présentation de son opéra Lady Macbeth de Mzensk éreinté par un éditorial de la Pravda juste après que Staline ait assisté à sa représentation. Dmitri se sent soutenu et protégé par le maréchal Toukhatchevski, mais lorsque celui-ci est arrêté, ses certitudes s’effondrent. Que faire d’autre dès lors que de sembler faire son mea culpa et renier une partie de son œuvre, faire mine de suivre la ligne imposée par le dictateur ? Il faut choisir entre poursuivre son idée de la musique, ou accepter de voir sa famille en pâtir. L’état d’esprit du compositeur est particulièrement bien rendu dans cette première partie tourbillonnante, et aussi dans les suivantes plus rectilignes, telles la ligne imposée suivie par Chostakovitch.
J’ai eu du mal à quitter ce roman qui a quelque chose de fascinant, notamment en ce qu’il permet d’apercevoir du stalinisme du côté d’un artiste obligé de se tenir sur le fil très très mince qui consiste à ne pas choisir entre rester dans les bonnes grâces du dictateur et conserver ses propres convictions.
Le style de Julian Barnes et la traduction très efficace sont pour quelque chose sans doute dans cet attrait du roman. Ceux qui avaient aimé Une fille qui danse apprécieront sans doute ce roman biographique, ainsi que ceux qui aiment à retrouver les années du stalinisme… Je plaisante, je ne pense pas que quiconque souhaiterait y revivre, mais les comprendre de l’intérieur, par la grâce d’un roman, oui, sans doute. Quant à découvrir Julian Barnes, pourquoi pas avec ce roman ou avec celui cité plus haut. J’ai lu également Le perroquet de Flaubert, mais cette lecture date tellement que je ne saurais me risquer à la recommander, même s’il me semble avoir aimé !

Extrait : Mais il n’était pas facile d’être un lâche. Être un héros était bien plus facile qu’être un lâche. Pour être un héros, il suffisait d’être courageux un instant – quand vous dégainiez, lanciez la bombe, actionniez le détonateur, mettiez fin aux jours du tyran, et aux vôtres aussi. Mais être un lâche, c’était s’embarquer dans une carrière qui durait toute une vie. Vous ne pouviez jamais vous détendre. Vous deviez anticiper la prochaine fois qu’il vous faudrait vous trouver des excuses, tergiverser, courber l’échine, vous refamiliariser avec le goût des bottes et l’état de votre propre âme déchue et abjecte. Être un lâche demandait de l’obstination, de la persistance, un refus de changer – qui en faisaient, dans un sens, une sorte de courage. Il sourit intérieurement et alluma une autre cigarette.

L’auteur : Né à Leicester en 1946, Julian Barnes est l’auteur de plusieurs recueil de nouvelles, d’essais et de romans, parmi lesquels Le perroquet de Flaubert (1986), Love,etc (1992), England, England (2000), Arthur et George (2007). Plus récemment Une fille, qui danse a remporté le Man Booker Prize 2011. En France, il est le seul auteur à avoir remporté à la fois le Prix Médicis and le Prix Fémina. En Angleterre il a reçu également de nombreux prix. Il vit à Londres.
200 pages.
Éditeur : Mercure de France (mars 2016)
Traduction : Jean-Pierre Aoustin
Titre original : The noise of time

Photographe du samedi (39) Jonas Bendiksen

Dans le dossier photo de mon ordinateur, je viens de retrouver ce magnifique travail de photographie que je ne vous ai jamais montré. Cet album ne correspond donc pas à une actualité culturelle du moment, mais c’est tout ce que j’aime, des reportages sur le monde tel qu’il est, qui en montrent la beauté sans rien occulter des problèmes climatiques ou humains qui le guettent.

Jonas_Bendiksen2jonas_bendiksen12jonas_bendiksen15
Reporter photographe pour l’agence Magnum, Jonas Bendiksen, contrairement à nombre de ses collègues, ne parcourt pas les zones de guerre. Pas par choix, mais parce que ça s’est trouve comme ça, explique-t-il en interview. Ses sujets de prédilection sont, du coup, outre sa Norvège natale, des pays peu connus, qui, bien que ne faisant pas parler d’eux, n’en sont pas moins intéressants, ainsi les ex-républiques soviétiques comme l’Abkhasie ou la Transnistrie. Mais aussi le Bangladesh ou la Moldavie. Après le livre appelé Satellites, il a fait paraître Places we live, photos des villes où il est passé, partant du constat que dorénavant, plus d’êtres humains vivent en ville que dans les zones rurales.

BANGLADESH
BANGLADESH
Jonas_bendiksen11
BANGLADESH
VENEZUELA. Caracas. 2005. Man sitting on the stoop in Barrio 23 de Enero.
VENEZUELA

Jonas Bendiksen est né en Norvège en 1977. Il a commencé chez Magnum à Londres à 19 ans comme garçon de courses. A la suite de ce stage, il a commencé à photographier lui-même, notamment dans l’ex-URSS. Depuis 2004, il travaille pour National Geographic et a rejoint l’équipe de l’agence Magnum.

Jonas_Bendiksen7Jonas_Bendiksen8

Mechtild Borrmann, L’envers de l’espoir

enversdelespoirDans une ferme allemande, un homme recueille une jeune femme originaire d’un pays de l’Est, traquée par des poursuivants déterminés. Mathias va-t-il lui donner un refuge, avec les risques que cela comporte ?
D
ans la zone interdite de Tchernobyl, Valentina, une femme seule, essaye de garder espoir dans le retour de sa fille, disparue après avoir postulé pour un échange universitaire avec l’Allemagne. Valentina note dans un cahier les différents moments de sa vie à Tchernobyl, ce qu’elle sait de sa famille, de la catastrophe et de tout ce qu’elle a deviné petit à petit à ce sujet. C’est son cahier pour garder espoir, pour ne pas baisser les bras, pour dire à sa fille tout ce qu’elle ne lui a pas dit…
Les thèmes entremêlés dans ce roman, d’une manière adroite, tiennent en haleine sans que cela semble jamais artificiel : la catastrophe de Tchernobyl, le trafic d’êtres humains, la corruption, les mensonges étatiques… Plusieurs points de vue alternent selon les chapitres, la mémoire de Valentina ramène aussi des souvenirs plus anciens, des bribes importantes de la vie de ses parents et grands-parents. J’ai aimé cet aspect qui donne une profondeur historique au roman policier.
Les personnages possèdent une réelle présence, et même si leur nombre fait courir le risque de se perdre un peu, à peine, il est impossible de ne pas vouloir connaître la fin, tant ils touchent et émeuvent. J’ai trouvé ce roman de Mechtild Borrmann, le deuxième que je lis, encore plus réussi que Le violoniste, et tout aussi solide et prenant. Une auteure à découvrir si vous ne l’avez pas encore fait !

Extrait :  Des doutes l’assaillent. Comment la mémoire fonctionne-t-elle ? A-t-elle fait le tri dans son passé, au fil des années, pour qu’il témoigne de son innocence ? Ces pauses qui la distraient, les ménage-t-elle dans le but d’arrondir les angles et les coins des vieilles images, pour leur donner une allure satisfaisante sur le papier ?

L’auteure : Mechtild Borrmann est née en 1960. Après une formation en thérapie par la danse et le théâtre, elle se consacre désormais à l’écriture. Elle a publié cinq livres en Allemagne. Rompre le silence, son premier roman traduit en français en 2013, a obtenu le prix du meilleur roman policier en Allemagne. Le violoniste a obtenu le Grand prix des lectrices de Elle.
288 pages.
Éditeur : Le masque (avril 2016)
Traduction : Sylvie Roussel
Titre original : Die andere Hälfte der Hoffnung