Georges Simenon, Maigret chez le coroner

« Ce n’était pas un rêve. Il était bien éveillé. C’était bien lui, le commissaire Maigret, de la Police Judiciaire, qui était là, à plus de dix-mille kilomètres de Paris, à assister à l’enquête d’un coroner qui ne portait ni gilet ni veston et qui avait pourtant l’air sérieux et bien élevé d’un employé de banque. »

L’affaire se passe en 1949. Au sortir d’un bar de Tucson, Arizona, la jeune Bessy Mitchell, dix-sept ans et déjà mariée, se fait raccompagner par son cavalier, un militaire de la base aérienne toute proche, et les quatre camarades de celui-ci. Mais tous sont passablement éméchés et après une dispute, Bessy décide de rentrer à pied. Son corps est retrouvé le lendemain matin sur la voie de chemin de fer.
Le roman retrace toute l’enquête du coroner, enquête publique où un jury va devoir trancher. S’agit-il d’un accident, d’un suicide, de non-assistance ? S’il s’agit d’un crime, les suspects sont nombreux, un des cinq militaires, le mari de Bessy, une rencontre de hasard ? Les témoins se suivent et se contredisent, et plongent le commissaire Maigret, qui revient de jour en jour assister au procès, alors qu’il devrait suivre son homologue du FBI dans ses enquêtes sur le tout récent trafic de marijuana, dans la perplexité.

« C’était une misère que l’on comprenait, dont on pouvait retrouver l’origine et suivre la progression.
Ici, il soupçonnait l’existence d’une misère sans haillons, bien lavée, une misère avec salle de bains, qui lui paraissait plus dure, plus implacable, plus désespérée. »

Le hasard m’a fait prendre ce roman de Georges Simenon à la médiathèque, car pour préparer le mois belge, quoi de mieux que de retrouver cet auteur, avec son policier fétiche ou pas ?
Là, l’originalité du roman réside dans le fait que le commissaire Maigret est en stage d’observation avec un agent du FBI à Tucson, en Arizona. Voilà donc une sorte de Candide chez les Yankees, qui observe avec circonspection la manière de mener l’enquête devant un jury. Le jury en question devra décider s’il s’agit d’un crime ou d’un accident, et le cas échéant, mettre un suspect en examen. Cette manière de faire pose bien des questions à notre commissaire, heureusement assez doué en anglais pour suivre les débats. Il saura bien évidemment au moment opportun et en toute discrétion mettre son grain de sel pour désigner celui qu’il pense coupable.
La lecture d’une affaire menée par le commissaire Maigret est habituellement l’occasion d’une plongée dans la France des années 50, mais là, le dépaysement est des plus inattendus. Racontée avec un sens de la formule qui fait mouche et un talent d’observation inimitable, cette affaire se lit avec plaisir, enfin, sauf du point de vue de la malheureuse victime, qui manqué de chance ou bien fait une très mauvaise rencontre ce soir-là.

Maigret chez le coroner de Georges Simenon (1949) éditions du Livre de Poche, 2001, 189 pages.

Lecture pour le mois belge organisé par Anne.

Bande dessinée variées (6)

Tout d’abord, laissez-moi vous souhaiter une très bonne année, avec la réalisation de vos projets, la joie et la santé, et bien sûr, des lectures passionnantes.
Je vous présente aujourd’hui quelques romans graphiques qui m’ont séduite ces dernières semaines, auxquels il faudrait rajouter La dernière reine de Rochette, que j’ai aimé, mais lu sur ordinateur sur le site de ma bibliothèque, je ne l’ai plus entre les mains, et cela le rend plus difficile à résumer et à commenter.

Catherine Meurisse, La jeune femme et la mer, éditions Dargaud, 2021, 116 pages.
Après Les grands espaces ou La légèreté, Catherine Meurisse continue dans la veine d’autobiographie (ou autofiction?) dessinée qui lui va si bien. Elle arrive au Japon pour une résidence d’artiste. Son installation dans la région de Kyoto lui permet de rencontrer d’autres artistes, souvent en mal d’inspiration, d’échanger avec eux dans la mesure du possible, de découvrir aussi des paysages qui ne cessent de la surprendre.
Teinté d’une touche de fantastique, d’une bonne dose d’humour due aux incompréhensions culturelles, l’album m’a surtout émerveillée par ses paysages japonais somptueux en pleines pages. Décidément, j’aime tout ce que fait cette autrice et dessinatrice !

Wilfrid Lupano, La bibliomule de Cordoue, éditions Dargaud, 2021, 264 pages.
En Andalousie, au dixième siècle, le décès d’un calife amis des arts et de la culture, dont le fils est encore très jeune, entraîne une période trouble dominée par un vizir et sa cohorte de religieux radicaux. Ceux-ci veulent brûler tout ce que la bibliothèque de Cordoue compte de traités et de recherches de philosophes, de mathématiciens ou de scientifiques. C’est là qu’interviennent Tarid, un eunuque bibliothécaire, Lubna, une copiste noire, et Marwan, un apprenti bibliothécaire ayant mal tourné… sans oublier la mule, récalcitrante et grande dévoreuse de pages (au sens propre). Ce petit groupe va chercher à sauver une partie des ouvrages promis à l’autodafé, autant que la mule peut en porter, en direction d’une région échappant au vizir… L’histoire, alerte et contenant son lot de rebondissements, les dessins colorés et l’humour, sans oublier le fond historique bien documenté, tout concourt à en faire un roman graphique réjouissant et captivant à la fois.

Léonie Bischoff et Kathleen Karr, La longue marche des dindes, éditions Rue de Sèvres, 2022, 144 pages.
Encore une sorte de road-movie, après la traversée de l’Espagne avec une mule, voici celle de l’ouest des États-Unis avec mille dindes ! Nous sommes dans le Missouri, en 1860. Quittant l’école avec un maigre bagage, Simon, encouragé par son enseignante, se lance dans le projet un peu fou, d’aller vendre des dindes, dont personne ne veut dans sa région, à Denver, où elles valent bien davantage. Il lui faut recruter un conducteur de mules, prévoir son trajet qui comporte un passage sur les territoires des Indiens. Mais le danger ne vient pas forcément de là où on l’imagine…
Une bande dessinée destinée à la jeunesse qui m’a tout à fait séduite par son scénario, ses dessins et sa verve. Une réussite !

Elisa Shua Dusapin et Hélène Becquelin Le colibri, éditions La joie de Lire, 2022, 160 pages.
Célestin, quatorze ans, se sent un perdu depuis qu’il a déménagé du bord de mer jusqu’en ville. De sa fenêtre sur le toit, il observe les oiseaux, et parfois reçoit la visite de Célin, son grand frère explorateur des nuages. Il fait aussi la connaissance d’une jeune voisine de son âge, avec laquelle il observe un autre oiseau, un colibri apporté par Célin, colibri en état de torpeur.
Poétique et sensible, ce roman graphique raconte avec des mots tout simples le deuil, le passage d’un âge à un autre, la solitude, la naissance du sentiment amoureux.
J’ai trouvé ce récit parfois un peu trop elliptique et je me demande à quel lectorat il s’adresse. Si on en croit l’âge des personnages, il serait destiné à des adolescents ou préadolescents, mais je ne sais pas si beaucoup d’entre eux apprécieront autant qu’un adulte ce qui est à lire entre les images, et d’autre part s’ils aimeront ces tons très pastels. Mais il en faut pour tous les goûts, et certains jeunes lecteurs y trouveront un écho aux questions qu’ils se posent.

Peter Heller, Céline

Mois américain, suite… Vous remarquerez que je n’ai pas encore mis un pied dans la rentrée littéraire, mais un œil, oui, et j’ai repéré pas mal de publications très intéressantes, tant en littérature étrangère qu’en littérature française, mais plutôt des noms d’auteurs nouveaux ou pas encore très connus. J’y viendrai, un jour ou l’autre, au gré de mes achats ou des arrivées en médiathèque. En attendant, je ferai peut-être un petit billet avec mes repérages, si ça vous intéresse. (dites-le moi…)

« C’est sans doute le matin, un filet de brume flotte au-dessus de la rivière, comme de la fumée, et un homme est sans doute en train de pêcher, sa canne inclinée en plein lancer.
S’il est là, c’est uniquement pour nous rappeler que les humains ne sont pas de taille face à la grandeur et à la beauté flagrantes.
Que la beauté la plus incontestable est peut-être celle qu’on ne peut jamais toucher. »

Mais revenons à Céline. Sous ce prénom que l’auteur a choisi par amitié pour sa traductrice française, se cache une détective privée atypique : soixante-huit ans et une santé précaire, plus portée à secourir les démunis qu’à ramasser de grosses sommes d’argent. Avec son mari Pete, discret mais efficace, elle accepte de partir, à bord de leur camping-car, à la recherche d’un homme disparu depuis vingt ans. C’est Gabriela, la fille de ce photographe du National Geographic, qui souhaite relancer les recherches qu’elle a déjà entreprises avec d’autres privés. Elle ne croit pas à la version de son père attaqué par un grizzli dans le parc de Yellowstone, même si pas mal d’indices allaient dans ce sens.

« Par ordre de grandeur, les êtres humains restaient l’animal le plus féroce de la planète. »

Tout l’intérêt porté à l’enquête ne serait rien sans l’écriture de Peter Heller et son art de rendre palpables les éléments naturels, la végétation et les paysages. Cela s’est avéré un grand plaisir de lecture, alors que je craignais d’être déçue car La constellation du chien avait placé la barre très haut. J’ai ressenti, là encore, beaucoup de tendresse de la part de l’auteur pour ses personnages et s’il n’y a pas un suspense fou, cela crée une atmosphère plutôt reposante. Quelques péripéties émaillent cependant le roman, tout le monde n’est pas ravi de l’enquête menée par le couple de sexagénaires… Tous deux sont vraiment des personnages attachants, que j’ai eu peine à quitter. Et comme j’ai retrouvé le style qui m’avait emballée dans le précédent roman lu, je déclare que je continuerai à lire cet auteur, sans aucun doute !

Céline de Peter Heller, (Celine, 2017) éditions Actes Sud, 2019, traduction de Céline Leroy, 448 pages en poche.
Deuxième billet pour le mois américain et beaucoup d’autres idées à piocher ici (réparties selon les 50 états).

Thomas Mullen, Darktown

darktown« Il était près de minuit quand l’un des nouveaux réverbères d’Auburn Avenue eut la malchance d’être embouti par une voiture, une Buick blanche dont un phare explosa en mille éclats sur le trottoir, au pied du poteau désormais plus penché que la tour de Pise. »
Imaginez-vous à Atlanta en 1948, accompagnant une patrouille de policiers noirs, les premiers à porter l’uniforme et à faire régner l’ordre dans le quartier où vivent leurs concitoyens de couleur. Car si la municipalité a accepté, à contrecœur, d’embaucher ces nouveaux policiers, c’est avec moult restrictions, notamment ils ne peuvent circuler qu’à pied, ne peuvent procéder à des arrestations qu’avec le recours à des collègues blancs, ils ont des bureaux en sous-sol d’un bâtiment sordide, car l’entrée au commissariat leur est interdite. Malgré tout, ils sont huit à s’être engagés, avec des motivations parfois variées, et le lecteur suit particulièrement deux d’entre eux, Boggs et Smith, à partir du moment où ils interviennent pour un accident de la circulation impliquant un blanc ivre, accident qu’ils pourront relier, plus tard, au meurtre d’une jeune femme noire.

« Eux qui avaient survécu jusqu’à l’âge adulte grâce à leur prudence et à leur discrétion, étaient tenus de patrouiller dans Darktown d’un pas lourd, dos droit et menton relevé, alors qu’ailleurs, en civil, ils devaient se faire tout petits, voire transparents. »
Vous imaginez bien qu’ils n’ont pas toute latitude pour enquêter et que les autres policiers blancs, dont la plupart sont racistes jusqu’au plus profond de leur moelle, ne font rien pour les aider. Le roman suit une deuxième patrouille, blanche cette fois, avec deux individus très différents, mais jamais stéréotypés. La confrontation des sensibilités différentes est le ressort passionnant du roman. À l’esprit totalement borné de certains flics, violents, racistes et corrompus, s’oppose un début de prise de conscience pour d’autres, même s’ils sont obligés de le cacher. La lutte pour les droits civiques avait encore énormément de chemin à parcourir en 1948.

« Le paysan, loin de le remercier, arborait une expression résignée. Comme s’il lui était plus facile d’accepter sans broncher la dernière plaie envoyée par le Seigneur que d’exiger des explications à la mort de son enfant. »
C’est LA pépite parmi les polars que j’ai commencé à présenter et ceux à venir. Le contexte, la mise en place des personnages et des situations, tout y est formidablement bien fait, et on n’a aucun effort d’imagination à accomplir pour se représenter les lieux et l’époque, on y est transporté ! De plus, l’auteur s’y entend pour faire augmenter la tension et pour attacher le lecteur aux personnages. Toujours vraisemblable, au plus proche de l’humain, c’est un roman policier comme je les aime.
J’ai lu depuis qu’il s’agissait du début d’une série et que certains personnages se retrouvent déjà dans un deuxième volume, pas encore traduit : Lightning Men. J’ai hâte de le découvrir !

Darktown de Thomas Mullen (Darktown, 2016), éditions Rivages (octobre 2018) traduit par Anne-Marie Carrière, 425 pages.

D’autres avis : Encore du noir, Jérôme et Mimi.

Agnès Desarthe, La chance de leur vie

chancedeleurvieRentrée littéraire 2018 (8)
« L’Amérique est aveugle, placide, telle une créature sous-marine que sa taille bien supérieure à celle de tous ses congénères porte à une indifférence proche de la léthargie. On se tient sur son dos comme sur une île, inconscient des soubresauts qui l’agitent. »
Ce roman aperç
u sur l’étagère des nouveautés à la bibliothèque m’a donné l’occasion de retrouver les écrits d’Agnès Desarthe, dont j’avais aimé Dans la nuit brune, une lecture plutôt enthousiasmante par son style, et sa manière d’appréhender les personnages et leurs interactions.
Un peu à la manière de David Lodge, la famille au centre de l’histoire se retrouve, par le biais d’un échange entre universités, sur un campus américain, en Caroline du Nord, logée dans la maison d’un professeur parti lui-même à l’étranger. Hector se sent vite très à l’aise dans cet univers, trop à l’aise même, tandis que son épouse Sylvie peine à trouver sa place, et observe avec un certain détachement l’attrait qu’Hector exerce sur ses collègues femmes. Quant à Lester, leur fils adolescent, né tardivement, il a décidé de se faire appeler Absalom Absalom, et il réunit rapidement autour de lui une drôle de clique dont il devient une sorte de gourou…

« A peine la question l’avait-elle effleurée qu’elle repartit là où elles se trouvaient toutes, serrées les uns contre les autres, à l’abri des réponses. »
C’est avec un sens de l’humour très particulier qu’Agnès Desarthe observe ses personnages jetés dans le microcosme unique d’une petite université américaine, et un sens de la formule qui fait mouche bien souvent. Bien qu’éloignés de France, la famille et leurs amis n’en sont pas moins touchés à distance par les attentats de novembre 2015, et réagissent chacun à leur façon.
Je suis un peu partagée à la suite de cette lecture, j’ai aimé le choix des caractères, la manière qu’a Agnès Desarthe de les mettre sous le microscope pour disséquer leurs moindres réactions. J’ai aimé notamment les passages qui concernent Sylvie, et la distance avec laquelle elle appréhende le monde qui l’entoure, tout en affrontant des bouleversements intimes.

« Mais elle n’avait pas d’amies, elle n’était pas douée pour l’amitié, se disait-elle. Elle s’était toujours imaginé que c’était à cause d’un genre de lenteur. Une lenteur à discerner qui était pour elle et qui était contre elle dans un groupe. »
J’ai complètement adhéré au style, jamais plat, et évitant toujours les banalités, beaucoup de phrases m’ont touchée et semblé particulièrement justes. Les conclusions des américains aux attentats, dans leur diversité, forment un ensemble de réactions cohérent qui préfigurent l’arrivée de Trump, alors qu’ils semblent certains que leur prochain président sera une femme. Les remarques très pertinentes de Lester/Absalom tombent bien souvent à point nommé, et les introspections de Sylvie semblent à la fois originales et universelles. Hector reste un peu plus plat et conventionnel, se conformant à merveille au rôle qui lui est dévolu !
La fin du roman m’a semblé légèrement frustrante, et l’ensemble ne me laissera pas un souvenir impérissable, mais j’ai passé un bon moment de lecture, et c’est déjà ça.

La chance de leur vie d’Agnès Desarthe, éditions de l’Olivier (août 2018), 304 pages.

Cuné l’a trouvé très intéressant,
Nicole est enthousiaste, Philisine a beaucoup aimé.

Jonathan Dee, Ceux d’ici

ceuxdici« On peut devenir des héros sans rien faire, il suffit que votre action revête un sens pour les autres. »
Ouvrir ce roman peut être une expérience déroutante. En effet, après une première partie d’une trentaine de pages numérotée 0 qui se déroule à Manhattan en septembre 2001, le titre « Ceux d’ici » apparaît, et, en abandonnant l’un des personnages, le roman en suit un autre jusque dans son bourg de Howland, et le roman commence vraiment. Ensuite, le fil du texte passe d’une personne à une autre, comme on s’intéresserait quelques minutes à une personne croisée par hasard pour ensuite se demander qui est cette autre personne qu’on aperçoit plus loin. Comme le bourg est petit, les mêmes finissent par revenir régulièrement sur le devant de la scène, notamment Mark, entrepreneur dans le bâtiment, originaire de la ville, et Philip Hadi, un New-Yorkais nouveau-venu, qui lui commande des travaux de sécurisation. Mark, sous son influence, se lance avec son frère dans des placements immobiliers. On suit aussi les familles et amis de l’un et de l’autre, ceux qui fréquentent le même café ou la bibliothèque, les écoliers ou les collégiens…

« Les gens de Manhattan semblaient surtout mus par la conviction erronée que leur vie était la seule réelle, importante, la seule influente, que les autres, les provinciaux, vivaient déconnectés de la réalité. Alors que c’était tout le contraire : sur terre, aucune espèce n’était plus déconnectée qu’un new-yorkais. »
Le roman porte un regard vif et un peu acide sur les conséquences à moyen terme du 11 septembre dans un petit bourg du Massachusetts où tout le monde ou presque se connaît. Et ce qui naît de cet événement n’est en rien caricatural, mais au contraire remarquablement analysé et disséqué. Le bourg de Howland est, à échelle réduite, l’exacte réplique de l’Amérique de Trump, qui est représenté ici par le riche Philip Hadi, qui, malgré son manque de sens des réalités, ou plutôt une certaine manière qu’il a de mélanger les genres, de confondre service public et mécénat, devient maire de la ville…

« C’était une petite ville, et malgré cette conviction yankee que chacun menait une existence indépendante, tout le monde s’occupait tout le temps des affaires des autres. »
Je pourrais reprendre ce que j’avais dit du roman de l’auteur, Les privilèges, lu en 2012, et qui était construit un peu de la même façon. L’histoire peut sembler ténue, c’est davantage l’analyse et le regard porté sur ses contemporains par Jonathan Dee qui sont intéressants, et si l’on peut craindre l’ennui, ça n’a pas été du tout le cas pour moi, j’avais au contraire à chaque fois grande envie de le reprendre. J’ai beaucoup apprécié les personnages de femmes, plus discrets, mais aussi porteurs de belles nuances.
L’auteur sera en septembre au festival America, et je suis sûre d’ores et déjà que j’assisterai à l’un des débats auxquels il participera.

Ceux d’ici de Jonathan Dee (The locals, 2017) éditions Plon (janvier 2018) traduit par Elisabeth Peelaert, 410 pages.

 

Photographe du samedi (47) Paul Fusco

Cette année pour les Rencontres Photographiques d’Arles, l’un des axes choisis est l’année 1968, et un autre les États-Unis. L’exposition « The train, le dernier voyage de Robert F. Kennedy » se situe au croisement des deux puisqu’il s’agit, en juin 1968, du train qui transporta la dépouille du sénateur, de New York à Washington, en direction du cimetière d’Arlington.
Paul Fusco avait pris place avec son appareil photo à bord du train et montre ainsi les Américains endeuillés qui voulaient adresser un dernier signe au frère du président assassiné cinq ans avant.

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Cette exposition est très complète puisque s’y ajoutent tout d’abord des photos amateurs recueillies par Rein Jelle Terpstra, très émouvants clichés, pages d’albums jaunies ou diapositives annotées.
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Ensuite, un autre photographe et vidéaste français, Philippe Parreno, a tourné en 70 mm un film, cinquante ans après, avec une belle reconstitution du voyage vu du train, et des figurants représentant les spectateurs de 1968.
L’ensemble des trois points de vue est très émouvant et cette exposition nous a beaucoup plu.
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Paul Fusco est un photographe américain né en 1930. Il a effectué pour
l’Agence Magnum de nombreux reportages en Palestine, aux États-Unis, au Mexique, à Tchernobyl, pour traiter de différents faits de société…

Rencontres Photographiques d’Arles, ateliers des Forges, jusqu’au 23 septembre 2018.

Cynthia Bond, Ruby

rubyPour eux, il n’y avait rien de remarquable chez Ephram. Il n’était qu’une silhouette floue qui croisait la trajectoire d’un œil en route vers des visions plus délicates et plus intéressantes.
Je prévois de lire ce livre depuis que j’ai écouté son auteure aux Assises internationales du Roman en 2016, et voici enfin que je réalise ce projet !
Imaginez la petite ville de Liberty, ou plus précisément de Liberty Township, à l’est du Texas, proche de la Louisiane. Quelques maisons, aucune activité culturelle, peu de travail. Sa communauté s’y retrouve fréquemment à l’église, notamment Célia, pilier de la communauté, avec son frère Ephram, qu’elle a élevé « depuis le 28 mars 1937, le jour où leur mère avait débarqué toute nue au pique-nique pascal de l’église de la Sainteté-en-Son-Nom. » Ephram est fasciné, depuis qu’il est enfant, par Ruby, sa beauté, sa fragilité, son étrangeté aussi. Mais Ruby est partie de longues années à New York, pour essayer de retrouver sa mère, et Ephram ne la revoit que lorsqu’elle rentre plusieurs décennies plus tard, à Liberty, et s’y installe dans une cabane isolée. On dit qu’elle est possédée, mais aussi que des hommes de la ville s’arrêtent parfois, la nuit, dans cette masure…

Ruby sentit la solitude avant qu’elle ne fût là. Sut que, en dépit de tout ce qu’elle allait devoir affronter quand elle quitterait cette petite baraque, la solitude serait le pire.
Le roman couvre une quarantaine d’années, de l’enfance de Ruby et Ephram, jusqu’au moment du retour de Ruby. Du jeune âge des deux protagonistes principaux, on ne sait pas tout immédiatement, mais les choses s’expliquent petit à petit, notamment dans la dernière partie.
Quelle atmosphère créée par l’écriture ! Le mélange de misère, de violence raciste et de mysticisme vaudou en fait un roman très fort, mais aussi très dur à supporter. Certains passages sont vraiment très beaux et d’autres, très douloureux, laissent la gorge nouée. L’histoire aurait peut-être gagné à être plus resserrée, plus sobre aussi par moments, mais le destin de la petite Ruby ne peut pas laisser indifférent. L’histoire d’amour entre Ephram et Ruby, si improbable et difficile soit-elle, sert à la fois de fil conducteur et de respiration tout au long du roman. J’ai eu une certaine tendresse pour le personnage d’Ephram qui vient heureusement contrebalancer les autres portraits masculins, loin d’être irréprochables.
Quant à l’aspect surnaturel de l’histoire, si je n’ai eu aucun mal à comprendre l’image des esprits des enfants disparus que Ruby porte en elle, je suis restée plus imperméable aux scènes parfois longues avec le Dybou, esprit maléfique qui hante Ruby et l’empêche de mener une vie normale. Je comprends toutefois l’intention de l’auteure, et reste admirative devant le résultat final, dur, dérangeant, mais aussi particulièrement poignant.

 

Ruby de Cynthia Bond (2014) éditions Christian Bourgois, 2015, traduit par Laurence Kiefé, 414 pages.

Je rejoins l’avis de Clara.

Cette lecture participe à l’Objectif PAL 2018 chez Antigone et au projet d’Enna, « African american history month challenge » où je vous conseille d’aller jeter un coup d’œil !
obj_PAL2018 black history month logo

Lectures du mois (14) août 2017

Pour un mois d’été torride, et des neurones qui craignent la surchauffe, rien ne vaut un mélange de romans scandinaves et de polars !

demainsanstoiBaird Harper, Demain sans toi, Grasset, août 2017
La littérature américaine réserve souvent de bonnes surprises, ce roman ne me laissera aucun souvenir si ce n’est celui d’un malaise et d’une sensation générale de superflu. Des auteurs comme T.C. Boyle ou Russell Banks excellent à décrire la « white trash », la classe pauvre américaine des campagnes et des petites villes, tout en la rendant attachante. Dans ce roman, je n’ai eu l’impression que d’une succession de situations sordides alignées les unes derrière les autres. Je n’ai vu aucun bon côté aux personnages, ni à leurs actions. Certains aimeront sans doute cette noirceur poussée à l’extrême, je n’y ai pas vu d’intérêt, et l’écriture n’a pas réussi à me retenir non plus. Par contre, la construction, sous forme de nouvelles qui semblent indépendantes, est judicieuse, et aurait pu être le moteur central de ma lecture, si la médiocrité des personnages n’avait pas été aussi exagérée.

touslesdemonssonticiCraig Johnson, Tous les démons sont ici, Gallmeister, 2015.
Cela commence par un transfert pénitentiaire, qui pourrait être simple, mais il se trouve que Walter Longmire ne sent pas trop bien, avec une tempête qui approche sur les Appalaches. Le détenu principal est un personnage des plus dangereux, ce qui donne une scène déjà digne d’un dénouement de thriller dès les premiers chapitres. Le roman va monter crescendo, transformant ce transport en véritable odyssée avec quelques scènes d’anthologie et toujours un mélange réjouissant de nature, d’humour et de vieux mythes indiens. Un plaisir à ne pas bouder !

La lecture d’Athalie

septiemerencontreHerbjorg Wassmo, La septième rencontre, éditions 10/18, 2009
Retour à une auteure déjà lue, et aimée, avec Cent ans ou Le livre de Dina. Ici, deux personnages principaux : Rut, une fillette sur son île du nord, puis une jeune étudiante, puis une femme artiste peintre et Gorm, fils de bourgeois et commerçant. Les deux se rencontrent plusieurs fois, d’où le titre, semblent avoir tout pour se plaire… mais à chaque fois, quelque chose les empêche d’aller plus loin. Le style très reconnaissable d’Herbjorg Wassmo m’a tenue en haleine, les personnages sont attachants, les faits souvent durs à encaisser. Rarement un chapitre de roman m’aura mise en colère comme celle que j’ai ressentie au moment où les habitants de l’île reprochent des faits imaginaires au malheureux frère de Rut.
Pourquoi pas le titre à conseiller pour découvrir cette grande dame norvégienne, surtout si le thème de l’art vous intéresse ?

Le billet de Cécile.

bottessuedoisesHenning Mankell, Les bottes suédoises, éditions du Seuil, août 2016
Frank Wellin vit une retraite solitaire sur une île de la Baltique, lorsqu’une nuit, il échappe de justesse à l’incendie de sa maison. Il a tout perdu, seules lui restent une unique botte et la caravane de sa fille, et de plus, il est soupçonné d’avoir lui-même incendié son domicile. Mais Frank n’est pas du genre à se laisser accuser sans réagir. J’ai retrouvé avec plaisir les personnages et les paysages des « Chaussures italiennes ». Une écriture fluide et de la sympathie pour personnage principal, malgré son côté « ours du nord », voilà une lecture des plus agréables, mais un peu trop rapide !

L’avis d’Antigone.

quandsortlarecluseFred Vargas, Quand sort la recluse, Flammarion, mai 2017
Encore une valeur sûre, et des retrouvailles, cette fois avec le commissaire Adamsberg. À peine revenu d’Islande, où l’avait conduit sa dernière enquête, il débrouille très rapidement l’affaire pour laquelle on l’avait rappelé grâce à son intuition phénoménale ! L’occasion pour l’auteur de refaire prendre connaissance de l’équipe au complet. Un des adjoints d’Adamsberg se passionne pour des morts accidentelles dans le sud de la France, où deux hommes âgés ont été piqués par des araignées recluses. De recherches tous azimuts en consultations de spécialistes ou en rencontre bien opportunes, l’enquête devient une enquête pour meurtre. On la croit débrouillée au milieu du roman, mais il n’est pas facile d’affirmer une quelconque culpabilité, de plus un membre de l’équipe se comporte bizarrement. Bref, impossible à résumer, reposant sur des ficelles un peu grosses et des invraisemblances qui le sont encore plus, et pourtant, c’est toujours une parfaite lecture d’été, et un régal !

Le billet de Papillon.

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Luca di Fulvio, Le gang des rêves

gangdesreves« Dans ce nouveau monde, deux choses particulières frappaient Cetta : les gens et la mer. »
J’ai l’impression de voir ce roman partout depuis sa sortie en poche, pas tant sur les blogs que sur les réseaux sociaux, d’ailleurs. J’avais noté ce titre depuis un moment, et n’ai pas résisté longtemps aux avis dithyrambiques et à la couverture qui laisse libre cours à l’imagination.
Au cas où imaginer ne vous suffirait pas, voici un bref résumé du début. Toute jeune, dans un village misérable de l’Aspromonte, en Italie, Cetta donne naissance à un enfant qu’elle nomme Natale, à cause de sa mèche de cheveux blonds. Avec cet enfant issu d’un viol, elle s’embarque pour les Etats-Unis. Rebaptisé Christmas à Ellis Island, le garçon grandit dans le quartier italien de Manhattan, comprend dès qu’il est assez grand le métier de sa mère, et quitte rapidement l’école pour la rue…

« Le Lower East Side était comme une prison de haute sécurité : on ne pouvait s’en évader, et ceux qui étaient dedans étaient condamnés à perpétuité. »
C’est romanesque à souhait, avec un joli mélange des thèmes entre la vie des immigrés dans les « tenements » du quartier du Lower east Side, celle des bandes de jeunes et des gangsters new-yorkais, le milieu du cinéma à Los Angeles, celui de la radio… La construction ressemble à celle d’une série télévisée, elle est dynamique et alterne les époques et les points de vue avec virtuosité. Parmi les personnages, nombreux sont ceux auxquels on s’attache de manière indéfectible, Christmas et sa mère, mais aussi Sal, l’ami de sa mère, ou Ruth, la jeune fille de bonne famille dont Christmas tombe amoureux. Car une histoire d’amour parcourt tout ce roman, et le lecteur compatit aux malheurs de nos Roméo et Juliette, s’angoisse de l’emprise funeste d’un odieux personnage sur leur histoire.

« Il retrouva ses propres rêves, comme s’ils n’étaient jamais morts mais avaient simplement été mis de côté. »
Bref, j’allais abonder dans le sens des commentaires passionnés que j’avais lus, mais je crois avoir retrouvé un certain sens critique au cours de la lecture. J’ai tout d’abord ressenti quelques longueurs, surtout en ce qui concerne la romance entre Christmas et Ruth, puis des lourdeurs dans le style ou la traduction (la « voix de velours » du héros, ça passe une fois, mais cinq ou six fois, un peu moins bien…) quelques facilités aussi, des scènes incontournables du roman sentimental dont je me serais bien passée.
Au final, si le roman se lit très facilement malgré ses plus de 900 pages, il ne faut rien en attendre d’inoubliable du côté du style, et se préparer seulement, et c’est déjà bien, à passer un bon moment avec des personnages expressifs et des lieux chargés d’histoire, et propices à faire rêver.

Le gang des rêves (La gang dei sogni, 2015) de Luca Di Fulvio, traduit de l’italien par Elsa Damien, éditions Pocket (2017), 944 pages

Alex émet quelques bémols, Sandrine glisse sur ces mêmes bémols, Nicole est enthousiaste !

Ceci est mon premier (et peut-être mon seul) pavé de l’été !
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