Michel Jean, Tiohtia:ke [Montréal]

Tiohtia:ke, (à prononcer « Djiodjiagué ») c’est le nom de Montréal pour les mohawks. C’est là que Élie Mestenapeo descend du train pour commencer une nouvelle vie. Après dix ans de prison pour parricide, il ne peut pas rejoindre sa communauté innu de la Côte-Nord, dont il est banni à vie. Cette double condamnation est dure pour le jeune homme, mais il l’accepte. La ville, et le visage complètement inconnu qu’elle lui offre, en font une proie facile, mais heureusement il rencontre rapidement Geronimo, qui lui vient en aide, puis d’autres exclus, issus comme lui de différentes nations autochtones.

De Michel Jean, j’ai déjà lu Kukum, un beau roman plein de sobriété inspiré de la vie de l’arrière-grand-mère de l’auteur. J’ai retrouvé avec plaisir son empathie pour tous, ici pour les nombreux habitants du square Cabot, anonymes aux yeux de beaucoup, devenus de belles personnalités sous sa plume.
L’entraide existant entre les sans-abris est mise en avant par Michel Jean, plutôt que les agressions et les vols, même s’il n’occulte pas les difficultés, le froid, la faim, le manque de toutes les commodités les plus élémentaires. On pourrait lui reprocher d’embellir un peu les bons côtés, d’accorder à Élie quelques circonstances favorables. Personnellement, je ne me plains pas de ce bon tempérament de l’auteur qui lui fait éviter d’écrire des romans trop sombres sur des sujets déjà difficiles. Il n’occulte pas les drames, il les laisse un peu à la marge, il ne s’appesantit pas.
L’émotion n’est pas absente pour autant, au contraire, la grâce et la concision de l’écriture rendent le roman de plus en plus émouvant au fil des pages. Si vous avez aimé Kukum ou d’autres romans de Michel Jean, le parcours d’Élie et de ses compagnons du square Cabot ne devrait pas vous décevoir.

Tiohtia:ke [Montréal] de Michel Jean, le Seuil, septembre 2023, 192 pages.

Les avis de Karine, de Hélène (Lecturissime) et de Luocine aujourd’hui même !



Louise Erdrich, Celui qui veille

« Alors on en est là, se dit Thomas en fixant la froide succession de phrases de la proposition de loi. On a survécu à la variole, à la carabine à répétition, à la mitrailleuse Hotchkiss et à la tuberculose. À la grippe de 1918 et à quatre ou cinq guerres meurtrières sur le sol américain. Et c’est à une série de mots ternes que l’on va finalement succomber. Réallocation, intensification, termination, assurer, et cetera. »

En 1953, dans une usine de pierres d’horlogerie du Dakota du Nord, Thomas Wazhashk est veilleur de nuit, mais aussi celui qui veille à sauvegarder les droits des indiens Chippewas contre le projet de loi d’un député, projet qui sous couvert de plus de libertés, conduirait à la fin des réserves et à l’assimilation totale de son peuple. Ce qui irait à l’encontre des traités qui avaient été conclus auparavant. « Termination » est le mot employé, mot qui fait froid dans le dos tant il évoque « extermination » et contre lequel Thomas va lutter avec tous les moyens possibles. Quant à sa nièce Pixie, elle décide de prendre en main la recherche de sa sœur aînée partie pour Minneapolis, et dont la famille est sans nouvelles. Ce pourrait être l’occasion pour Wood Mountain, jeune boxeur prometteur, de l’aider dans sa recherche, compliquée par le fait qu’elle ne connaît pas du tout la ville.

« Thomas appartenait à la génération d’après le bison, celle des qui-sommes-nous-désormais. Il était né sur la réserve, avait grandi sur la réserve, et tenait pour acquis qu’il mourrait sur la réserve. Il possédait une montre, n’avait jamais appris à lire l’heure en étudiant la position du Soleil et de la Lune. Il avait d’abord parlé l’ancienne langue, puis aussi l’anglais avec un petit quelque chose à lui et une infime trace d’accent. Un accent qui n’appartiendrait jamais qu’aux gens nés comme lui au début du siècle. Elle serait bientôt perdue, cette façon douce mais ferme de s’exprimer. Sa génération devrait se définir. Qui était indien ? Qu’est-ce que ça voulait dire ? »

Les extraits parlent d’eux-mêmes sur le sujet de la lutte pour les droits des minorités, qui est brillamment traité par Louise Erdrich, inspirée par le souvenir de son propre grand-père. J’ai surtout aimé les personnages, pleins de force et d’humanité, et la description de la vie sur la réserve dans les années cinquante. L’autrice américaine rend l’histoire particulièrement vivante et intense, avec sa manière toute personnelle de passer d’un personnage à l’autre, d’insérer des réflexions passionnantes, et de créer des attentes pour le lecteur, manière qui me ravit toujours.
Celui qui veille de Louise Erdrich (The Night Watchman), Albin Michel, janvier 2022, traduction de Sarah Gurcel, 560 pages

D’autres chroniques (aussi approfondies qu’enthousiastes), chez Claudialucia, Eve-Yeshé, Keisha, Le Bouquineur ou Pamolico.

Les pavés de l’été sont dorénavant chez Sibylline (La petite liste). Mes projets pour cette année sont, outre Celui qui veille, Le vieux jardin de Sok-Yong Hwang, Tous, sauf moi de Francesca Melandri… ou autre chose si l’occasion se présente. Je préfère ne pas trop m’avancer…

Si vous cherchez LE pavé qui peut vous réjouir sur la plage ou en terrasse de café, je vous propose d’essayer Le grand Monde de Pierre Lemaître, Où vivaient les gens heureux de Joyce Maynard ou Lorsque le dernier arbre de Michael Christie, tous sortis en poche, et donc pas trop lourds dans le sac !
Vous trouverez une foule d’autres idées chez Brize qui a animé avec brio les Pavés de l’été les onze années précédentes.

Ce roman entre aussi dans l’activité sur les minorités ethniques chez Ingannmic.

Jérémie Moreau, Les pizzlys

« Il faut tuer pour se nourrir, c’est ainsi. Mais considérer l’animal que je mange comme une personne, c’est très différent de le considérer comme un objet, ou comme une chose, comme on le fait en France dans les supermarchés. »

Aujourd’hui, une bande dessinée, pour changer ! Ou plutôt un beau roman graphique, qui sort des sentiers battus. C’est l’émission Book club sur France Culture qui m’a donné envie de le lire. Alors, le titre tout d’abord ? Vous aimeriez savoir ce que sont ces pizzlys, et s’ils existent… Hum, j’hésite à vous en dire trop.
Voici l’histoire : Nathan, jeune chauffeur Uber, est au bord du burn-out avec ses longues journées passées au volant, suivies de courts moments passés avec sa petite sœur et son petit frère qu’il élève seul. Des événements imprévus l’obligent à prendre une décision brusque et radicale, celle d’accepter une drôle d’invitation à aller passer quelque temps en Alaska avec ses frère et sœur.
Annie a passé quarante ans à Paris et retrouve, avec ce jeune trio d’invités, son Alaska natale, et les traditions qu’elle n’avait pas oubliées. Les deux enfants, Zoé et Étienne, n’imaginaient même pas le mode de vie auquel Annie les convie, sans connexion, au plus proche de la nature.

« Des fois, j’imagine un monde où toute l’intelligence des scientifiques des villes serait mise au service de la vie dans la forêt.»
Les thèmes de cette très belle histoire sont la reconnexion avec la nature, le changement climatique, la nécessaire adaptation à ce changement. Les croyances des chasseurs-cueilleurs athapascans ajoutent un aspect légèrement fantastique à une histoire sinon assez réaliste, notamment à propos du climat et des fléaux qui frappent les peuples autochtones.
Avec un graphisme original, des couleurs vives et quasiment fluorescentes, des couleurs d’aurores boréales qui envahissent l’image, ce sujet prend une dimension tout à fait intéressante. Seul le dessin des visages ne m’a pas trop plu, ils sont un peu impassibles. Et les pizzlys alors ? Ils sont le résultat d’un croisement entre les ours polaires et les grizzlys, croisement bien réel, rien d’imaginaire dans ces animaux, et leur présence en Alaska est avérée. Étonnant, non ?

Sinon, pour prolonger et relier à l’activité sur les minorités, il existe un livre de Nastassja Martin, sous le titre Les âmes sauvages, à propos de « ces hommes qui se nomment eux-mêmes les Gwich’in et peuplent les forêts subarctiques » d’Alaska, livre cité par Jérémie Moreau comme référence, et que j’essayerai de trouver à l’occasion.

Les pizzlys, par Jérémie Moreau, éditions Delcourt, octobre 2022, 200 pages.

Caroline Laurent, Rivage de la colère

« L’espoir, c’est l’ordinaire tel qu’il devrait toujours être : tourné vers un ailleurs. Pas un but ni un objectif, non, un ailleurs. Un lieu secret dans lequel, enfin, chacun trouverait sa place. Un lieu juste.
Le mien existe.
Une île perdue au large de l’océan Indien, une langue de sable exagérément plate, et vide, et calme ; une certaine transparence des flots. La mer comme un pays. Cette île que personne ne connaît, c’est chez moi, c’est ma terre. »

En 1967, quand le tout jeune mauricien Gabriel Neymorin débarque aux Chagos, archipel dépendant de l’île Maurice, pour seconder l’administrateur, il ne se doute pas qu’il va tomber amoureux de cet endroit, et de l’une des habitantes, Marie Ladouceur, jeune femme mère d’une petite fille. Peu de temps après, l’île Maurice devient indépendante. Quel va être le statut des îles Chagos, archipel où trois îles seulement sont habitées, et ce depuis quelques siècles, lorsque les Français puis les Britanniques, y firent venir des esclaves pour récolter la canne à sucre ? Gabriel se trouve être au courant avant les habitants, avant Marie, mais une clause de confidentialité qu’il a signée l’empêche de les prévenir, créant un affreux dilemme pour le jeune homme. Tout d’abord, les bateaux de ravitaillement ne passent plus. Puis les Chagossiens qui partent voir leur famille ou se faire soigner à l’île Maurice sont empêchés de revenir, et enfin tous les autres habitants sont prévenus brutalement qu’ils doivent prendre quelques bagages et embarquer.

« Sur la plage, le spectacle était une désolation. Toutes les familles s’entrechoquaient, avec des paniers, des draps bourrés d’affaires à l’image de ce qu’elle avait fait elle-même, les regards perdus, hagards, les lamentations, l’incompréhension. Pourquoi les arrachait-on à leur île ? Qui avait décidé ça ? Quand reviendraient-ils ? Le désarroi était total. »

Cette triste histoire est vue par Joséphin, enfant transplanté depuis son île alors qu’il était tout petit. Devenu adulte, il va chercher, avec d’autres, des recours internationaux et plaider pour un retour des exilés dans leur île. Le récit alterne donc entre son enfance, avec l’histoire de sa mère, et son combat juridique actuel.
Si je n’ai pas été entièrement convaincue par l’aspect romance dans les premiers chapitres, j’ai aimé de plus en plus ce texte au fur et à mesure de la lecture, en particulier tout ce qui raconte le combat du peuple déraciné de manière inhumaine et plongé dans la misère la plus noire, pour retrouver l’île d’où ils ont été chassés.
Cette fiction a tout d’un récit de vie tant les personnages sont bien incarnés, avec une écriture qui emporte et fait compatir, mais surtout elle fait découvrir un pan d’histoire méconnu qui provoque l’indignation.
Si comme moi avant lecture, vous ne situez pas vraiment ces îles, voici une carte de l’océan Indien (l’île Maurice est représentée, mais pas nommée, à l’est de Madagascar et de la Réunion).

Rivage de la colère de Caroline Laurent, éditions Les Escales, 2020 puis Pocket, 2021, 432 pages.

Ce livre entre dans le cadre des lectures sur les minorités ethniques, sur une idée d’Ingannmic, qui l’a lu aussi, retrouvez son avis.

Michel Jean, Kukum

« C’est difficile d’expliquer le territoire d’avant. Le bois d’avant les coupes à blanc. La Péribonka d’avant les barrages. Il faut imaginer une forêt sautant d’une montagne à l’autre jusqu’au-delà de l’horizon, visualiser cet océan végétal balayé par le vent, réchauffé par le soleil. Un monde où la vie et la mort se disputent la préséance et au milieu duquel coule, entre des berges sablonneuses ou des falaises austères, une rivière qui ressemble à un fleuve. »

C’est la voix d’Almanda Siméon, arrière-grand-mère de l’auteur, qui nous arrive par-delà les années, pour raconter sa région et ce qu’elle est devenue. Kukum signifiant grand-mère en langue innu.
Orpheline d’origine irlandaise recueillie par un couple de fermiers québecois, elle a quinze ans lorsqu’elle rencontre Thomas, un jeune indien innu, et tombe amoureuse. Ils se marient très vite, et elle part avec lui, adoptant les us et coutumes du peuple de Thomas, notamment les pratiques nomades, l’hiver passé dans la forêt, où les hommes chassent pour recueillir des peaux qu’ils vendent au printemps, de retour au bord de Pekuakami, autrement dit le lac Saint-Jean. Almanda s’adapte bien, apprend la langue et toutes sortes de techniques, de chasse, de cuisine ou d’artisanat, qui lui étaient inconnues, elle entretient toujours une très belle relation avec Thomas, et aussi avec sa famille, puis des enfants naissent…

« Le bois arrivait de la rivière. Notre rivière, sur laquelle dansait des hommes armés de longues piques munies de crochets de métal à leur extrémité avec lesquelles ils dégageaient les troncs coincés par le courant entre les rochers. Dans nos canots, nous étions paralysés par l’effroi. Devant nous, la Péribonka, étouffant sous le poids des troncs, vomissait la forêt dans le lac. »

Jusqu’au jour où commence une déforestation massive, qui coupe à ces nomades tout accès à la rivière qu’ils remontaient chaque année, les obligeant à s’installer de manière pérenne au bord du lac, puis la scolarisation forcée des enfants, ainsi que l’arrivée du chemin de fer…
Malgré la très belle voix de Michel Jean, et sa manière toute pudique de raconter la vie d’Almanda, je suis restée un peu en marge de l’histoire, et j’en suis bien marrie ! Peut-être est-ce que retrouvant le même décor que La rivière de Peter Heller, dans un genre pourtant très différent, je n’aurais pas dû lire les deux successivement.
Je m’attendais aussi certainement à ce que la jeune mariée rencontre plus de difficultés au début pour s’intégrer à sa nouvelle famille, alors que tout se passe plutôt bien. Almanda est le prototype de la femme forte qui s’adapte avec facilité. La suite est moins rose, mais toujours sobrement racontée. Je reconnais volontiers que c’est un beau roman, aisé à recommander à toutes sortes de lecteurs.

Kukum de Michel Jean, éditions Points, 2022, 240 pages. (paru avant chez Dépaysages, 2020)

Michel Jean, journaliste et écrivain, est issu de la communauté Mashteuiatsh qui est la seule communauté autochtone du Nitassinan (« notre-terre » en langue innu) sur la rive ouest du lac Saint-Jean. Avant d’être une réserve, cette endroit, nommé aussi Pointe-Bleue, était un lieu de rassemblement commercial, mais aussi culturel, pour un peuple nomade, se déplaçant sur les rivières, ce que l’on retrouve dans le roman.
Cette communauté compte actuellement environ 6000 membres, dont un tiers réside sur place.
Un lien pour ceux qui veulent aller plus loin.

Lecture dans le cadre d’une activité autour des minorités/groupes ethniques lancée par Ingannmic (ce qui m’a incitée à mettre en mots mon avis sur Kukum, lu il y a plusieurs semaines !)

Louise Erdrich, L’enfant de la prochaine aurore

« Je ferme ensuite les yeux et j’écoute le grondement et le fracas du monde qui passe en trombe. Nous aussi, nous passons en trombe. Le vent cinglant nous double. Nous sommes si brefs. Un pissenlit d’un jour. L’enveloppe d’une graine ricochant sur la glace. Nous sommes une plume tombant de l’aile d’un oiseau. Je ne sais pas pourquoi il nous est donné d’être tellement mortels et d’éprouver tant de sentiments. C’est une blague cruelle, et magnifique. »

Il n’est pas facile de donner un aperçu du thème de ce roman, aussi, par avance, si mon résumé ne vous paraît pas clair, n’hésitez pas à lire la quatrième de couverture pour mieux comprendre !
Une jeune femme d’origine Ojibwé, adoptée par des Blancs, se retrouve enceinte dans un contexte bien particulier. Le monde, celui que nous connaissons, a subi une grave catastrophe écologique, et les États-Unis sont dirigés par un gouvernement totalitaire qui entend tout régenter, notamment la natalité. Les femmes doivent signaler leur grossesse et se rendre dans un centre spécialisé. Cedar cherche à comprendre les raisons de cet intérêt pour les enfants à naître, et en même temps, forme le projet de retrouver ses parents biologiques, dans une réserve du Minnesota.

« Tia, sa petite dans les bras, fredonne puis se met à chanter. Pas un chant composé de paroles, mais une suite de sons que j’entendrai plus tard, en un lieu différent. Des sons qui furent créés il y a cent mille ans j’en suis sûre, et que l’on entendra dans cent mille ans, l’espère. »

Pour les nouveaux lecteurs de Louise Erdrich, l’univers décrit dans ce roman peut être déstabilisant, mais si elle vous est déjà connue, pas tant que ça. On y retrouve l’attention extrême qu’elle porte aux nations premières, aux droits des femmes et des minorités en général, au thème de la maternité également. Malgré l’écriture qui ne s’est pas faite en une seule fois, mais sur plus d’une décennie, Louise Erdrich a réussi à imprimer un rythme parfait au roman, avec des rebonds qui arrivent juste lorsque l’attention aurait pu commencer à faiblir.
Placé du point de vue de Cedar, le roman est écrit comme un journal intime qu’elle adresse à son futur enfant. Les lecteurs découvrent donc avec elle les conditions de vie qui se dégradent, les restrictions imposées par un état tyrannique, les choses que cet état tente de cacher à la population, les groupes religieux qui prennent de l’importance, les solutions éventuelles de fuite… On ne comprend pas forcément tout dans le détail, exactement comme Cedar. Elle peut compter sur son compagnon, ainsi que sur ses parents adoptifs, sinon la délation règne, et il lui faut se méfier de tout le monde si elle ne veut pas se retrouver enfermée avec son enfant à naître, vers une issue qu’elle ignore.
On pense bien sûr à La servante écarlate, mais les deux romans laissent finalement des impressions totalement différentes. L’écriture de Louise Erdrich, très belle, contribue à alléger le contexte dystopique fort sombre, les personnages, même secondaires, ne manquent pas de relief, et on se prend à espérer une issue heureuse pour la jeune femme et son enfant.
Une fois de plus, l’autrice américaine m’a emportée de belle manière, et éblouie par son talent.

L’enfant de la prochaine aurore de Louise Erdrich, (Future home of the living God, 2017), éditions Albin Michel, janvier 2021, traduction d’Isabelle Reinharez, 402 pages (sortira en Livre de Poche le 14 septembre 2022)

Louise Erdrich sur le blog.
Je me prépare au festival America de Vincennes avec mon petit mois américain à moi…

Gouzel Iakhina, Zouleikha ouvre les yeux

« Parfois, elle avait l’impression qu’elle était déjà morte. Mais lorsque Zouleikha s’approchait des latrines improvisées dans un coin de la cellule, qui consistaient en un grand seau de fer-blanc sonore, et qu’elle sentait ses joues brûler de honte, elle comprenait soudain qu’elle était encore en vie. Les morts ne connaissent pas la honte. »

Dans les années 30, dans le pays Tatar, région russe dont la capitale est Kazan, une jeune femme subit sa vie auprès d’un mari tyrannique et d’une belle-mère qui la prend pour une esclave. Mariée depuis quinze ans à cet homme bien plus âgé, elle a perdu quatre bébés filles toutes petites encore et s’en remet à de vieilles superstitions dans l’espoir d’avoir un enfant. Lorsque les autorités villageoises, sur ordre de Staline, décrètent la « dékoulakisation », à l’encontre des propriétaires terriens, si humbles soient-ils, le mari de Zouleikha est tué en tentant de résister et la jeune femme est déportée avec de nombreux autres habitants.
Le thème est le même que dans L’étrangère aux yeux bleus, mais d’un point de vue totalement différent puisque Zouleikha n’échappe pas au sort qui l’attend, alors que les personnages de l’autre roman tentaient de fuir avec leurs troupeaux. S’ensuit pour la jeune femme une longue errance dans un wagon bondé, puis l’arrivée dans un endroit éloigné de tout, en Sibérie, au bord du fleuve Angara, où les déportés devront s’organiser.

« Du haut de la colline, la plaine s’étendant en bas ressemble à une immense nappe blanche sur laquelle la main du Très-Haut a égrené des perles d’arbres et des rubans de routes. La caravane des koulaks forme un fil de soie fin qui s’étire jusqu’à l’horizon, où le soleil pourpre se lève solennellement.  »

Un premier roman qui embrasse tout un pan de l’histoire de la Russie, du côté des petites gens qui ne comprennent pas forcément dans quoi ils sont embarqués, voici qui m’a tout de suite attirée, et j’ai été ravie de trouver ce roman à Saint-Malo, lors du festival Étonnants Voyageurs. Même si je n’ai pas pu y écouter Gouzel Iakhina, je n’ai pas douté un instant que ce roman allait me plaire. Et il m’a plu au-delà de ce que j’imaginais !
Outre le contexte passionnant, les personnages font la force de ce roman. Comment ne pas s’attacher à Zouleikha, toute menue et discrète, et au bouleversement de sa vie qui la fera passer quasiment du Moyen-Âge à l’époque moderne en seize années de déportation. Quel beau personnage qui malgré les épreuves, trouve toujours une force ultime pour avancer ! Il y a aussi le chef de camp, Ignatov, d’autres « déplacés » dont certains sont des intellectuels venus de Saint-Pétersbourg, comme Isabella ou le peintre Ikonnikov. Et ensuite, arrive Youssouf… des personnages intensément humains qui vont, chacun à leur heure, émouvoir et faire se sentir proche d’eux.
J’ai tout aimé dans ce roman, même l’ambivalence des personnages, qui ne sont ni entièrement mauvais, ni foncièrement bons. Si l’autrice s’est incontestablement bien documentée sur le Tatarstan des années 30, cela reste discret et jamais péremptoire.
L’écriture et la traduction rendent parfaitement les paysages et les saisons, comme les dialogues et les sentiments : que de qualités pour un premier roman ! J’en suis encore sous le charme…

Zouleikha ouvre les yeux de Gouzel Iakhina, (Zouleikha otkryvaet glaza, 2015), éditions Libretto, 2021, traduction de Maud Mabillard, 560 pages.

Pour les curieux, voici une interview intéressante qui n’en dit pas trop sur les livres de l’autrice pour laisser le plaisir de la découverte, et aussi la page consacrée à Gouzel du festival Étonnants voyageurs.

Roman repéré chez Aifelle, Claudialucia et Ingannmic, il participe au défi Pavé de l’été chez Brize.

Youri Rytkhèou, L’étrangère aux yeux bleus

« Je ne veux pas renouveler l’exploit scientifique de Margaret Mead. Je veux la dépasser et m’assimiler au peuple que j’étudie, chose qu’elle n’a pas réussi à faire. J’irai assurément plus loin qu’elle, je décrirai la vie d’un peuple primitif de l’intérieur et non du dehors. »

Anna Odintsova, jeune ethnographe arrivant de Leningrad, débarque en 1947 à Ouelen, à l’extrême est de la Russie, pour y étudier le peuple tchouktche. Ces nomades, cousins de ceux qui vivaient en Alaska, juste de l’autre côté du détroit de Behring, suivaient leurs troupeaux de rennes de places en places, dressant leur campement là où la nourriture était suffisante, et vivaient du commerces de peaux. A peine arrivée, Anna rencontre un jeune Tchouktche, Tanat. Ils se plaisent, et Anna persuade Tanat de se marier. Elle va ainsi pouvoir s’intégrer à la famille du jeune homme et vivre comme une vraie Tchouktche, tout en notant ses observations pour une future thèse.
Mais la collectivisation est en marche, et les éleveurs de rennes, considérés comme de dangereux capitalistes, sont sommés de remettre leur troupeaux aux autorités. Rinto, le père de Tanat décide d’emmener ses rennes et sa famille passer l’hiver dans une région éloignée pour échapper à cette réforme décidée par l’état stalinien.

« Le propre de l’homme est de regarder d’abord devant lui, dit Rinto. Il n’a guère besoin du passé avec autant de détails. Les choses qui comptent restent gravées quoi qu’il arrive, et le reste se dissout dans le temps qui passe. »

Ce roman présente un mélange, parfois un peu déconcertant mais dans l’ensemble plutôt réussi, d’observations de coutumes maintenant disparues, de drame familial et de suspense puisqu’on se demande si la famille de Rinto va réussir à échapper à la collectivisation. Le vocabulaire propre aux Tchouktches, introduit en assez grand nombre par l’auteur, lui-même né en 1930 et issu de cette minorité, ne gêne pas à la compréhension, et renforce même le dépaysement. Les coutumes maritales, comme les préparations culinaires, les techniques artisanales ou les cultes chamaniques, sont abondamment décrits, et c’est à la fois passionnant et touchant, sachant que ce peuple est aujourd’hui disparu. L’histoire d’amour, ou de ce qui en tient lieu, entre Anna et Tanat, n’est pas le plus important, mais elle subit plusieurs revers et évolutions qui ne manquent pas d’intérêt. Le plus triste est la fin annoncée d’un peuple, dépossédé par les appétits insensés des Bolchéviks.

L’étrangère aux yeux bleus, de Youri Rytkhèou, (Anna Odinsowa, 1998) éditions Actes Sud, 2001, traduction de Yves Gauthier, 278 pages.

Noté chez Lilly et lu pour le mois de l’Europe de l’est.

John Danalis, L’appel du cacatoès noir

« Nous étions tous blancs, avec des visions du monde similaires pour la plupart d’entre nous. […] à part notre prof expérimentée, je ne pense pas que nous étions nombreux dans la salle à connaître – vraiment connaître – une personne indigène. »

Le récit commence lorsque John Danalis, éternel étudiant australien, à quarante ans, décide que sa voie est l’enseignement, et va suivre un cours sur la littérature indigène, cours qui comprend entre autre une partie sur les Aborigènes d’Australie. C’est lors de ce cours qu’il déclare, effarant tous ses camarades de classe, qu’un crâne aborigène surnommé « Mary » trône sur une étagère dans la maison de ses parents.
Vivant depuis son enfance dans un milieu blanc qui distille des propos à tendance raciste et méprise ceux qui aiment les Aborigènes, cela ne l’avait jusqu’alors pas choqué, ce crâne, pas plus que les outils ou objets anciens que son père collectionnait. Une prise de conscience s’ensuit, elle l’amène à vouloir rendre ce reste humain à sa communauté d’origine.

« J’avais juste présumé qu’il existait un endroit quelconque où expédier les « crânes égarés » et voilà, fin de l’histoire. »

Attention, voici un livre très prenant ! Il représente exactement tout ce que j’attends d’un récit nourri de faits réels. Tout d’abord, un sujet original et un angle très personnel pour l’aborder. Ensuite, une attention portée aux personnes et aux détails de leur existence qui permet de bien s’imprégner du sujet. Enfin, une légère dose d’humour ou d’autodérision, ingrédient non négligeable. J’avoue aussi que l’objet-livre en lui-même m’a attiré comme un aimant dès que j’en ai vu la couverture !
Ce texte est très éclairant au sujet du racisme et des épisodes historiques de génocides d’Aborigènes en Australie. Tout Australien blanc les méconnaît forcément, tant cette partie de leur histoire est occultée. L’auteur, rencontrant des Aborigènes très concernés, apporte aussi beaucoup de précisions sur les cérémonies de rapatriement des restes humains, détenus auparavant par des particuliers comme dans le cas de John, ou par des musées étrangers.
Le plus passionnant reste la prise de conscience de John Danalis de tous les clichés sur les Aborigènes trimballés depuis son enfance comme des bagages peu encombrants, et qui lui font honte tout à coup. Passionnantes aussi sont ses rencontres avec des membres de la communauté Wamba Wamba. Je ne vous raconte pas tout, notamment le rôle du cacatoès, ou pourquoi le narrateur sombre dans la dépression, et finit par en sortir.
L’ensemble, avec son style direct et fluide, se lit comme un roman, presque d’une traite !

L’appel du cacatoès noir de John Danalis, (Riding the black Cockatoo, 2009), éditions Marchialy, mars 2021, traduit par Nadine Gassie, 290 pages.

Eric Plamondon, Taqawan

taqawan.jpg« Depuis des millénaires, la sagesse de l’évidence suffit à ce peuple : si on pêche trop de poissons cette année, il y en aura moins l’année prochaine. Si on pêche trop de poissons pendant des années, un jour il n’y en aura plus. »
Taqawan tire son titre du nom donné par les populations autochtones au jeune saumon qui remonte vers la source de la rivière. Tout débute avec une intervention musclée et disproportionnée de la sureté du Québec, qui vise à prendre les filets à saumon des pères de famille de la tribu des Mig’maqs. Une toute jeune fille assiste depuis le bus de ramassage scolaire à cette scène traumatisante, qui malheureusement sera le début pour elle d’une suite d’événements terribles. Passée à toute vitesse à l’âge adulte, elle trouvera toutefois de l’aide pour tenter de se reconstruire.

« Sachant que le saumon a un odorat très développé, mille fois plus puissant que celui d’un chien, certains pensent qu’il retrouve sa route grâce à l’odeur des rivières. »
J’avoue que je ne savais rien de trop au sujet du roman avant de le commencer, je l’avais noté dans l’intention de le lire assez vite, et dans ce cas, je ne rentre pas trop dans les détails des résumés que je peux trouver ici et là, je m’intéresse seulement à la tonalité générale…
Roman choral mais aussi roman engagé au côté des populations autochtones, c’est par son style qu’il surprend d’abord, par le rythme de phrases courtes, voire très courtes, donné au texte. Les chapitres aussi sont brefs, et alternent les points de vue des différents personnages avec des passages plus explicatifs, historiques ou scientifiques. Les personnages assez nombreux, demeurent bien incarnés, attachants et pleins d’humanité, et c’est le point fort du roman. Il apporte aussi des connaissances passionnantes sur la vie des Indiens Mig’maqs, et sur leur relation à la nature.


« Il faut se méfier des mots. Ils commencent parfois par désigner et finissent par définir.  Celui qu’on traite de bâtard toute sa vie pour lui signifier sa différence ne voit pas le monde du même œil que celui qui a connu son père. Quel monde pour un peuple qu’on traite de sauvages pendant quatre siècles ? »
Toutefois, les quelques passages plus mouvementés, faisant appel au genre thriller ou au western, et notamment la fin, ne sont pas ce que je préfère dans ce roman… Cela lui donne, à mon avis, un côté un peu bancal, entre les explications historiques ou écologiques, les scènes plus intimistes et les scènes d’action. J’espérais beaucoup de ce roman, et ce que j’en attendais, je l’ai trouvé dans un autre roman québecois, De bois debout, commenté précédemment. Quant à cette lecture, si elle a été rapide, prenante et somme toute, pas désagréable, elle ne fut pas exactement à la hauteur de mes attentes. Je serais curieuse de lire les avis des autres lecteurs et lectrices du jour !

Taqawan, d’Eric Plamondon, éditions Quidam (janvier 2018), 208 pages.

Lecture commune de Québec en novembre avec A propos de livres, Argali et Yueyin.
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