Lectures du mois (29) mai 2023

Sous-titre : « bonnes pioches », car ce sont des livres dont je ne connaissais pas encore les auteurs, et que je peux vous recommander sans hésiter.

Jennifer Haigh, Mercy street, éditions Gallmeister, janvier 2023, traduction de Janique Jouin de Laurens, 432 pages
« Des années auparavant, lorsque Claudia avait commencé à travailler au centre d’écoute, les questions la surprenaient. Pour un nombre ahurissant de personnes, les fondamentaux de la reproduction humaine étaient entourés de mystère. »

Le texte de ce très bon roman sur le thème du droit des femmes, et notamment du droit à l’avortement, alterne entre différents points de vue, et même si on devine de quel côté penche le cœur de l’autrice, les différentes opinions peuvent largement s’exprimer. Cela sert le roman, uniquement, et ne tourne jamais à la démonstration qui alourdit et ennuie. Claudia qui travaille dans une clinique pour femmes fréquente l’appartement de Timmy, son dealer d’herbe, où Anthony, militant anti-IVG passe parfois aussi…
Ma description du roman ne vaut rien, mais le livre si, il est à la fois très intéressant pour la variété des opinions sur le sujet, et pour les personnages nuancés qu’il montre.
Lu aussi par Hélène.

Élise Costa, Les nuits que l’on choisit, éditions Marchialy, février 2023, 350 pages.
« Le temps de l’instruction ne m’intéresse pas.
Je ne cours jamais après des bribes d’informations. Je veux des affaires où rien n’est ce qu’il paraît, je veux comprendre comment des gens comme lui et moi peuvent basculer. Je veux savoir de quel bois nous sommes faits.
 »

Cette phrase résume le très intéressant point de vue de l’autrice, chroniqueuse judiciaire qui choisit d’aborder des affaires bien différentes les unes des autres par le prisme de l’accusé, qu’il soit coupable de manière certaine, ou qu’un doute subsiste quant à sa culpabilité. Ce sont évidemment ces derniers procès qui laissent le plus de traces, ceux où l’ombre de l’erreur judiciaire plane. De journaliste, Élise Costa est devenue chroniqueuse judiciaire, et cela la passionne d’approcher au plus près le fonctionnement de la justice, de chercher la vérité cachée et d’ausculter les faits et gestes, en particulier ceux des accusés, tellement révélateurs. Je n’ai qu’un reproche à adresser à ce témoignage passionnant, qui va de cour d’assises en cour d’assise, c’est qu’il est un peu bref !
La lecture d’Eva.

Benoît Séverac, Le tableau du peintre juif, La manufacture de Livres, septembre 2022, 320 pages.
« Ces Israéliens ressemblent à tous les jeunes de leur âge sur cette planète : ils sont bruyants, ils se bousculent, ils rient en se montrant des vidéos sur leurs téléphones portables… Rien de plus normal, sauf que nous sommes au mémorial de la Shoah et qu’ils viennent de participer à des ateliers sur un génocide perpétré contre leurs aïeux. Même ici, finalement, la mémoire s’efface et devient l’Histoire. »

Lorsque la grand-tante de Stéphane, quadragénaire au chômage, lui propose de venir prendre quelques souvenirs dans l’appartement qu’elle vide, il est le premier étonné d’apprendre que sa famille possède un tableau d’un peintre juif peu connu. Ses grands-parents auraient reçu ce tableau en remerciement pour avoir hébergé le peintre et son épouse qui voulaient passer en Espagne. Mais lorsque Stéphane veut faire reconnaître ses grands-parents comme Justes, tout se complique. De Jérusalem à Madrid, il va suivre la trace du peintre pour prouver qu’il a bien survécu à la Shoah. Cela se lit comme un roman à suspense, c’est totalement une fiction, à part le tableau qui existe vraiment, mais avec des accents de vérité qui font croire à un récit autobiographique.
L’avis de Luocine.

Isabelle Sorente, La femme et l’oiseau, éditions J.-C. Lattès, septembre 2021, 370 pages.
« Il lui avait demandé s’il parlait de Tambov de temps en temps. Thomas lui avait dit qu’il ne s’était confié à personne (…), enfin à personne d’humain. Mais il en parlait au arbres et aux oiseaux, et même si c’était difficile à expliquer, ça lui faisait du bien. »

Lorsque sa fille Vina est renvoyée du lycée pour comportement violent, Élisabeth décide de prendre un peu de temps pour elle et sa fille, et de rejoindre pour quelques jours son grand-oncle Thomas qui vit près de la forêt vosgienne. Plus à l’aise seul dans la nature qu’avec son entourage, Thomas les accueille cependant gentiment et va nouer des liens avec Vina. Chacun des trois personnages se révèle petit à petit, dévoilant ce qui l’obsède. Pour Thomas, cela remonte à la guerre, où, enrôlé parmi les Malgré-nous, il fut, dans des conditions terribles, prisonnier des Russes avec son frère Alex, le grand-père d’Élisabeth. Son histoire dramatique n’éclipse pourtant pas les difficultés de Vina et de sa mère sur un autre thème que vous découvrirez… en lisant ce roman !
Il sort en poche, et a été lu aussi par T livres T arts.

Maryla Szymiczkowa, Madame Mohr a disparu

« Parfois, allongée sur le canapé, elle posait son livre sur sa poitrine, avec l’index comme marque-page, et songeait qu’à une autre époque elle aurait pu être davantage elle-même; elle se voyait conne Cléopâtre, Zénobie, ou encore Grazyna, ou peut-être Elizabeth l’Anglaise… (…)
En attendant, elle devait se contenter de donner ses recommandations à Franciszka, de planifier les repas pour la semaine à venir et de veiller à ce que la poularde fût retirée à temps du four. »

En 1893, à Cracovie, Zofia Turbotyńska, mariée à un professeur de médecine, s’occupe de son intérieur et de diriger ses domestiques, tout en souhaitant de tout cœur parvenir à intégrer la haute société de la ville. Cela consiste à organiser des dîners, à participer à tous les événements culturels et officiels, première d’opéra ou enterrement de personnage public, et aussi à s’engager dans des œuvres caritatives. Ce qui n’est pas simple, certaines étant jalousement gardées par d’autres bonnes dames. Elle réussit à s’engager auprès d’une maison de soins pour personnes âgées, la maison Helcel, juste au moment où une résidente disparaît, puis une autre est assassinée.
Mme Turbotyńska pense que la première dame retrouvée morte a été tuée aussi, et elle voit dans ces événements une occasion de mener une enquête, comme dans les romans policiers, genre nouveau qu’elle adore lire.

« Une chose était évidente à ses yeux : en aucun cas Ignacy ne devait deviner que sa femme, au lieu de se consacrer aux occupations propres à son sexe, à sa position et aux règles d’un mariage honnête, folâtrait dans des bâtiments d’utilité publique à la recherche d’un étrangleur-assassin. »

Je commence le mois de l’Europe de l’Est avec ce roman policier historique polonais, du genre « cosy mystery » (je traduirais bien par « enquête au coin du feu ») écrit à quatre mains par un couple de jeunes auteurs, Jacek Dehnel et Piotr Tarcczynski.
Ce qui est pour moi le plus réussi dans ce roman, c’est la reconstitution de l’ambiance de petite ville de province. Les auteurs montrent à la fois la Cracovie bourgeoise et l’aristocratie par laquelle Mme Turbotyńska aspire à être reconnue, et celle des petites gens, essentiellement les domestiques. Les personnages, à commencer par Zofia, son époux Ignacy, la bonne Franciszka ou la soeur Alojza à laquelle Zofia a affaire lors de ses enquêtes dans la maison Helcel, sont très bien décrits, leurs caractères bien plus qu’esquissés, sans caricature aucune.
C’est le gros point fort du roman, son côté très plaisant, plus que l’enquête qui n’en est pas vraiment une. On ne peut pas le reprocher aux auteurs, c’est dans la logique, une dame qui doit rester « à sa place » n’a pas beaucoup de latitude pour interroger ici ou là, voire même pour se déplacer.
J’ai donc trouvé ce roman très sympathique, mais un peu lent et long. Ce n’est que mon avis, Doudoumatous, Eva et Passage à l’est l’ont, elles, particulièrement apprécié, et liront sans doute rapidement le deuxième volume qui sort à la fin du mois.

Madame Mohr a disparu, (Tajemnica domu Helclów, 2015)de Maryla Szymiczkowa, éditions Agullo, août 2022, traduction de Marie Furman-Bouvard, 385 pages.

Première participation au mois de l’Europe de l’Est à retrouver ici.

Raphael Montes, Dîner secret

« À mon arrivée à Rio de Janeiro, je rêvais encore de jouer un rôle dans le devenir du monde. À présent, je m’estimais satisfait si je réussissais à payer mes factures et à finir le mois sans m’endetter. »

Quatre jeunes gens venus de la même bourgade de l’état du Paranà prennent un appartement en colocation à Rio de Janeiro. Le narrateur, Dante, étudie l’économie, son camarade Miguel est interne en médecine, leur ami Hugo se voit déjà chef d’un restaurant étoilé. Quant à Leitao, il est censé suivre des cours d’informatique, mais reste dans sa chambre à se bâfrer et jouer à des jeux vidéos. Tout va bien jusqu’à l’anniversaire de ce dernier, lorsque ses camarades lui offrent un cadeau qui sort de l’ordinaire. Et lorsque quelques mois plus tard, trois d’entre eux découvrent que le loyer n’a pas été payé depuis un long moment, et qu’ils sont sous une menace d’expulsion. Ce qu’ils vont concevoir pour s’en sortir va les conduire bien plus loin qu’ils ne l’auraient imaginé… et que le lecteur ne l’aurait pensé ! Je ne vous en dis pas plus, mais on devine assez vite de quoi il s’agit. Et ce n’est que le début d’une spirale effroyable.

« Cora avait raison : cela ne servait à rien d’être hypocrite. Je mangeais de la viande depuis l’enfance, pas vrai ? Jamais je ne m’étais soucié de la souffrance du bœuf ou de la vache, de la torture de l’oie gavée, et jamais je n’avais pris un instant pour rendre hommage aux porcs et aux poulets que j’avais dévorés tout au long de ma vie. »

Je n’aime pas beaucoup l’expression, trop employée ici et là, « sortir de sa zone de confort », mais il faut bien admettre que c’est ce qui m’est arrivé avec ce roman, que je n’aurais sans doute pas commencé ou pas terminé, si le mois latino-américain et le book-trip brésilien ne m’avaient motivée.
Et finalement, j’ai plutôt aimé ce mélange des genres pour moi inédit, mais plutôt cohérent entre roman social, horreur, roman noir et humour absurde. La barque est très chargée, le trait parfois un peu outrancier, mais l’auteur, très malin, joue des indices semés par-ci, par-là, qui provoquent des attentes chez le lecteur, et le poussent à continuer. Le quatuor d’étudiants est plutôt sympathique, quoique leur comportement soit de plus en plus répréhensible. Sinon, parmi les personnages secondaires, se trouvent de vrais affreux.
La manière dont les Brésiliens, en particulier les plus jeunes, sont touchés par la crise économique et obligés de vivre d’expédients, est très bien rendue. La charge contre la manière dont on se bouche les yeux et les oreilles pour ignorer la souffrance animale alors qu’on se délecte de steak tartare ou de blanquette de veau n’est pas mal vue non plus. Si l’auteur s’était cantonné au côté horrifique, même assorti d’une dose d’humour, le tout aurait eu, pour moi, plus de mal à passer. Alors que là, à aucun moment, je n’ai songé à refermer définitivement le livre, et ma foi, la fin du roman apporte au lecteur un twist bienvenu et compense les quelques haut-le-cœur provoqués par la lecture de passages angoissants.
À ne lire qu’en connaissance de cause !

Dîner secret de Raphael Montes, (Jantar secreto, 2016) éditions 10/18, 2019, traduction de François Rosso, 456 pages.

Leila Guerriero, Les suicidés du bout du monde

« Dehors, les arbres gris semblaient faits de plumes, d’ailes mortes, griffés par une force armée de mauvaises intentions.
Quelle étrange obstination, me suis-je dit. Là où la nature renonce et met des arbustes et quelques pierres, la bête humaine s’obstine à mettre des maisons, des écoles, une place, et persiste à se reproduire. »

Sous-titré Chronique d’une petite ville de Patagonie, ce livre, qui n’est pas un roman, relate l’immersion de la journaliste Leila Guerriero dans une petite ville de Patagonie, à 1700 kilomètres de Buenos Aires. Elle est partie là-bas sur un coup de tête, sur ses congés, sans l’aval de sa rédaction, à l’automne 2002, attirée par un article relatant la mise en place d’un programme spécial de l’Unicef dans cette petite ville, suite au suicide de vingt-deux jeunes entre dix-huit et vingt-huit ans. Elle enquête sur ces décès brusques et inexpliqués, rencontre les familles ou les amis des jeunes. Elle fait connaissance avec des personnages hauts en couleurs de Las Heras, et relate leur histoire, comme celle de Pedro :

« On était en 1991. Pedro avait trente ans et des habitudes cent pour cent gays qui ont profondément déplu, mais il s’en fichait. Il sortait avec la douce courbure de son rimmel, un sarouel en satin et de magnifiques chaussures à talons compensés, reine du désert dans une petite ville pétrolière en plein essor : j’ignore ce que peut être le courage mais cela y ressemble »

Emballée l’année dernière par Une histoire simple, autre enquête, plus récente, de Leila Guerriero, j’avais bien envie de lire cette autre traduction. J’ai été très intéressée par l’enquête et les pistes évoquées, sans qu’aucune explication ne vienne réellement conclure le livre. La recherche passionnante pointe surtout le manque de perspectives d’avenir des jeunes de cette région dévolue à l’extraction pétrolière, l’ennui, le climat, le vent qui souffle sans cesse, les grossesses non désirées et les familles explosées. Plusieurs solutions ont été proposées par différentes institutions ou associations, au fil des années, sans que les suicides ne cessent tout à fait. Les cas, pris individuellement, sont glaçants à la fois par leur banalité et le sentiment d’incompréhension qu’ils provoquent. Toutefois, est-ce un effet de la traduction ou parce que c’est la première fois que l’autrice se lançait dans un projet d’ampleur avec ce livre, le style m’a parfois beaucoup plu et m’a aussi souvent gênée, même si je comprends certains partis-pris expliqués en postface.
Cette lecture édifiante et dépaysante à la fois pourrait pourtant vous passionner, qu’en pensez-vous ?

Les suicidés du bout du monde de Leila Guerriero, (Los suicidas del fin del mondo, 2005) éditions Rivages, septembre 2021, traduction de Maïra Muchnik, 224 pages.

Lu pour le mois latino-américain d’Ingannmic.

José Falero, Supermarché

Rentrée littéraire 2022 (2)
« Certaines choses n’arrivent qu’au Brésil, et l’inventivité du peuple brésilien aura toujours de quoi surprendre… Dans ce cirque, néanmoins, la prétendue magie ne vire pas toujours à la farce : il arrive que le truc marche réellement. »

Être employé pour garnir les rayons d’un supermarché apporte de quoi ne pas mourir de faim à Pedro, jeune homme qui vit avec sa mère dans une favela de Porto Alegre, au Brésil. Pedro lit beaucoup, et développe pour son collègue Marquès des idées marxistes qui l’étonnent et le fascinent. Il l’est encore plus, étonné, lorsque Pedro lui suggère de quitter la légalité pour monter un commerce parallèle de vente d’herbe. Sans pour autant ni l’un ni l’autre laisser leur job au supermarché, d’ailleurs. L’idée étant de vivre décemment, pas de gagner plus que ce qui leur est utile. Tout deux commencent tranquillement, mais petit à petit, leur affaire prend de l’ampleur.

« Pour le moment, écoutez moi bien, mourir serait même pas une mauvaise affaire pour moi, parce que, en fin de compte, je m’accroche juste à la vie depuis toujours, j’en profite pas. Mourir, c’est une mauvaise affaire que quand on a une vie top. Mais pour pouvoir l’avoir un jour, cette vie top, y a pas : je vais devoir passer au-dessus des lois et risquer cette vie de con que j’ai aujourd’hui. »

L’auteur, issu lui-même d’une favela, et que le virus de la lecture puis de l’écriture, ont sorti des petits boulots alimentaires, connaît parfaitement son sujet, et a l’art de raconter petits et grands tracas de la vie dans une langue riche et expressive. Tout les personnages, à commencer par le patron du supermarché qui prend le devant de la scène tout au début du roman, puis les deux lascars et les comparses qu’ils doivent embaucher, sont décrits avec brio, et les dialogues pleins de vérité. L’humour qui les imprègne n’empêche pas l’histoire de rester des plus vraisemblables. C’est ce que j’ai aimé : que l’auteur évite le loufoque, en ne tombant non plus dans le thriller ni le roman noir. Les descriptions de Porto Alegre et des conditions de vie dans les favelas marquent par leur véracité.
Un premier roman qui a bien fait de franchir l’océan jusqu’à nous !


Supermarché de José Falero, (Os supridores, 2020) éditions Métailié, août 2022, traduction de Hubert Tézenas, 328 pages.

Avis partagé par Antigone et Delphine.

Deon Meyer, L’année du lion

« L’espèce humaine ne peut pas changer , l’homme ne peut tout simplement pas changer. L’évolution nous a programmés pour continuer à consommer jusqu’à ce que tout ait disparu. »

Une situation post-apocalyptique où tout manque, un père, son fils, on pense immédiatement à La route, mais L’année du lion est bien différent du roman de Cormac McCarthy, tout d’abord parce qu’il présente des personnages, quelques-uns du moins, à qui la catastrophe sanitaire n’a pas fait perdre toute humanité, et aussi par son dénouement qui ne manque pas de surprendre.
Dès les premières lignes, on apprend que le fils veut venger la mort de son père, et on peut en déduire pas mal de choses et aussi voir se dessiner beaucoup d’interrogations. Pour faire court, une pandémie à coronavirus à décimé la population mondiale, laissant cinq personnes sur cent capables de résister au virus. Tout est désorganisé, et une catastrophe nucléaire dans la région du Cap oblige les rescapés à fuir vers le nord. C’est là, près d’un barrage dont il espère remettre en route la centrale électrique, que s’installe Willem Storm avec son fils de treize ans, Nico. D’autres les rejoignent, pour peu qu’ils adhèrent à leur idée de la démocratie. Des personnages intéressants et venus d’horizons très divers…

« Ainsi, dit Père, nous sommes unis en tant que contrepoids au mal. Nous constituons le poids qui doit rétablir l’équilibre de l’univers. Nous découvrons notre identité dans notre différence, nous sommes le lieu de la lumière mais nous ne pouvons l’être que si « eux » représentent les ténèbres. »

Cette pandémie a été décrite par l’auteur en 2016, sans doute parce que les chercheurs qu’il a interrogé lui ont affirmé que ce virus était le plus vraisemblable, s’il voulait prédire une pandémie très rapide et généralisée. La très bonne idée du roman est d’avoir imaginé un groupe d’habitants prêts à intégrer une communauté utopique, alors que le reste du pays semble vivre sous la coupe de gangs dont la survie passe par le pillage et pire encore. Et pourtant, ça fonctionne, et, en prenant beaucoup de précautions contre de possibles attaques, les habitants d’Amanzi (qui veut dire « eau » en xhosa) réussissent à vivre relativement en harmonie. La création d’une société nouvelle, pas à pas, avec ses réussites et ses déboires, se lit avec enthousiasme. L’auteur, au travers du personnage de Willem Storm, développe des idées passionnantes sur la capacité de l’homme à construire une société autour d’un mythe. (je synthétise, l’intérêt est dans l’explication claire de cette idée).
Bien sûr, certains de ces villageois ne sont pas dépourvus de défauts, et de goût pour le pouvoir, et on se demande sans cesse par qui le malheur va arriver. Tout en admirant la résilience de la plupart d’entre eux et leur capacité à s’adapter à des conditions de vie moins consuméristes et plus communautaires que ce qu’ils avaient connu auparavant. Comme Deon Meyer est habitué à tisser des intrigues de polars, le suspense est parfaitement maintenu tout du long des six cents pages du roman. Les rapports compliqués entre le père et son fils adolescent, tous deux à leur chagrin dû à la perte de leur épouse et mère, apportent la touche indispensable de sentiment.
Même si vous avez l’impression d’avoir déjà lu assez de romans post-apocalyptiques, ce serait dommage de passer à côté de celui-ci. Il soulève des questions intéressantes sur notre monde d’aujourd’hui, des questions qu’il s’agirait de prendre à bras le corps dès maintenant.

L’année du lion de Deon Meyer (Koors, 2016), éditions du Seuil, 2017 et Points, 2018, traduction de Catherine Du Toit et Marie-Caroline Aubert, 710 pages.

Actu du noir a apprécié aussi.

Mois africain, la suite !

Lectures du mois (27) juin 2022

Vu mon retard de rédaction de chroniques, je retrouve la bonne vieille méthode qui consiste à regrouper en un seul billet mes lectures, fastes ou non.

Margaret Kennedy, Le festin (The Feast, 1950) éditions La Table Ronde, 2022, traduction de Denise Van Moppès, 480 pages.
« Chacun s’était retiré, comme un animal se retire au fond de sa cage avec son os, pour ronger quelque idée fixe. Et cela lui faisait peur. Elle ne pouvait plus supporter d’être enfermée dans ce sombre repaire de bêtes étranges. Elle eut envie de sortir, de quitter l’hôtel, d’aller se réfugier sur les falaises. Elle se leva et quitta la pièce. Personne ne remarqua son départ. »

On a beaucoup vu cette réédition ces derniers mois. Margaret Kennedy a écrit en 1950 ce roman qui décrit un microcosme des plus anglais pendant quelques semaines. Plusieurs groupes de personnes se trouvent dans une pension de famille sur la côte de Cornouailles lorsqu’un pan de falaise se détache et fait un certain nombre de victimes. Cela est connu dès le début, et un retour en arrière va permettre de connaître tout ce petit monde. Tout de suite c’est l’humour anglais qui marque mais le nombre de personnages et les changements constants de narrateur déconcertent un peu. Finalement, l’humour est de moins en moins appuyé au fur et à mesure des pages, et j’ai trouvé cela dommage. J’ai été également incommodée par quelques discussions longuettes.
Une lecture agréable, finalement, mais pas inoubliable.

Luc Blanvillain, Le répondeur, éditions Quidam, 2020, 260 pages.
« Doublure vocale. Pas plus indigne que de nettoyer des bureaux ou de mener des enquêtes de satisfaction. Il avait fait les deux. Et bien d’autres choses épuisantes, matinales ou nocturnes, dominicales, répétitives. Au moins, il pouvait rester chez lui, perfectionner son répertoire et bosser au lit. Sans compter qu’endosser provisoirement la vie d’un glorieux quinquagénaire, à son âge, n’était pas donné à tout le monde. »

Baptiste tente de gagner sa vie en tant qu’imitateur. Assez doué, il réussit bien certaines voix, sans pour autant aller plus loin que les petites salles à moitié vides.
Jusqu’au jour où un auteur réputé lui propose de devenir son employeur. Si Baptiste l’imite en répondant à toutes ses sollicitations téléphoniques, Pierre Chozène aura ainsi le temps et l’esprit libre pour écrire. Il met Baptiste au courant des habitudes de chacun de ses interlocuteurs et lui confie son portable…
Habile comédie, ce roman distrait mais ne manque pas de profondeur en abordant les rapports familiaux et amoureux, et en poussant au bout la jolie idée de départ.
Je ne connaissais pas cet auteur, j’ai été emportée par cette histoire qui ne manque pas de sel.

Paco Ignacio Taibo II, Cosa facil, éditions Rivages, 1994, traduction de René Solis, 244 pages.
« — Vous n’avez jamais songé que la différence entre le Moyen Âge et la ville capitaliste consiste foncièrement dans le réseau d’égouts ?
Hector fit signe de la tête que non.
— Vous ne vous rendez pas compte que la merde pourrait nous arriver jusqu’aux oreilles s’il n’y avait pas quelqu’un pour s’en occuper ? »

Deuxième lecture de Paco Ignacio Taibo II, après Jours de combat qui m’avait enchantée. Dès les premières pages, Hector Belascoaran Shayne, pourtant le contraire d’un joyeux luron, m’a mis le sourire aux lèvres : les citations en tête de chapitres, le style inimitable, le côté improbable des enquêtes dans lesquelles Hector se lançait tête la première, tout fonctionnait encore comme dans le premier volume.
Mais petit à petit, j’ai trouvé les enquêtes de ce détective atypique tellement ténues, les personnages même manquant de chair, que je retournais à reculons vers le roman. Non, décidément, ça ne me passionnait plus…
Avis très mitigé donc, et je ne pense pas poursuivre la série.

John A. McLaughlin, Dans la gueule de l’ours, (Bearskin, 2018) éditions Rue de l’Echiquier, 2020, J’ai lu, 2021, traduction de Brice Mathieussent, 448 pages.
« La forêt était étrangement animée, une gigantesque bête verte en train de rêver, sa peau parcourue d’ondes frissonnantes.
Pas vraiment menaçante, mais puissante.
Attentive.
Il imagina un instant que la forêt était en colère, déçue, qu’il était personnellement responsable de cette intrusion des braconniers tueurs d’ours. » 

Je ne sais plus quel avis enthousiaste m’a fait noter ce roman noir, n’hésitez pas à vous signaler. Recherché par un cartel mexicain, Rice Moore espère sauver sa vie en se cachant dans les Appalaches en tant que garde forestier. Mais l’endroit n’est pas des plus calmes non plus, d’autant que des braconniers y tuent des ours.
Il faut savoir tout de suite que ce roman est plutôt rude, que les âmes sensibles en soient conscientes. J’avoue avoir un peu chipoté au cours de ma lecture, l’auteur ou son personnage en faisaient un peu trop, et puis, de manière surprenante, ce roman m’a manqué pendant plusieurs jours après l’avoir fini, j’aurais aimé continuer encore ou retrouver ce coin des Appalaches et aucune autre lecture ne trouvait grâce à mes yeux.
Un roman qui bouscule et laisse des traces…

Luisa Carnés, Tea rooms : femmes ouvrières, 1934, éditions La Contre-Allée, 2021, traduction de Michelle Ortuno, 270 pages
« Ces délectables odeurs exquises des cuisines riches (…) nous rappelant que notre faim ne date pas de quelques heures ni de plusieurs années, qu’il s’agit d’une faim de toute une vie, ressentie depuis plusieurs générations d’ancêtres misérables. »

Dans les années 30 en Espagne, les femmes de milieux défavorisés ont le choix entre le mariage et les maternités qui s’enchaînent ou des métiers difficiles et peu valorisés. Matilde doit absolument subvenir aux besoins de sa famille, et trouve un emploi dans un salon de thé madrilène. Sous-payée et exploitée, elle observe cependant et commence à prendre conscience du carcan où elle se trouve enfermée.
Ce livre est curieux autant qu’il est intéressant. Tout d’abord l’écriture dénote d’une certaine modernité. Ensuite, le roman raconte aussi bien les petits cancans et menus faits qui se déroulent dans le salon de thé, qu’il se fait féministe et politique lorsqu’il s’agit des droits des employés.
Cela déroute un peu, mais en fait un objet littéraire inhabituel, à découvrir si vous en avez l’occasion…


Voilà pour ce mois de juin !
Avez-vous lu certains de ces romans ?

Elizabeth Jane Howard, Confusion, la saga des Cazalet tome 3

« La guerre a l’art de niveler les hommes, tu sais. Après avoir tous plus ou moins risqué leur peau, les gens ne verront pas d’un très bon œil le retour à un système de classes où la vie de certains compte plus que celle des autres. »

Le mois anglais constitue une excellente occasion de continuer la saga des Cazalet, cette famille anglaise qui traverse les années 30 et 40, la guerre, les restrictions, les deuils et les chagrins comme les amours naissantes, les joies et les naissances. J’ai beaucoup aimé le premier tome, commenté ici, et encore plus le second, lu cet hiver mais pas chroniqué. C’est toujours un plaisir de retrouver ces personnages, auxquels je me suis habituée. Si les générations des grands-parents et des parents se débattent avec leurs problèmes en toute discrétion, car il est de bon ton de ne pas parler de ce qui ne va pas, les enfants, eux, se cherchent en discutant davantage entre eux. Les domestiques ne sont pas en reste, et ont leur mot à dire.

« Le hic, c’est qu’il est en train de se transformer en une sorte d’excentrique et d’après mon expérience les gens n’apprécient les excentriques que quand ils sont morts, ou alors à bonne distance. On est content qu’ils existent – comme les girafes ou les gorilles -, mais il est rare qu’on en veuille sous son toit. »

Le roman couvre une période allant de mars 1942 à mai 1945, entre Home Place, la maison familiale à la campagne, et Londres sous les bombes. La vie continue, certains persistent à espérer, comme Clary qui attend toujours le retour de son père, d’autres choisissent des chemins plus ou moins faciles, renoncent à des passions ou s’en découvrent d’autres, se reposent sur le groupe familial ou s’en éloignent. L’une des petites-filles de la famille se marie, deux autres s’installent ensemble à Londres.
Malgré l’ampleur de la saga, je n’ai ressenti aucune longueur grâce à des changements de points de vue amenés d’une manière plutôt originale. L’autrice porte toujours dans ce tome la même attention aux détails significatifs, et à l’évolution des uns et des autres. La finesse d’analyse qui fait le sel de cette série n’empêche pas des répliques ou des affirmations bien marquées par l’humour anglais. Ce qui m’a procuré, comme avec les deux volumes précédents, un grand plaisir de lecture.

Confusion de Elizabeth Jane Howard, (1993) éditions de la table Ronde, 2021, traduction de Anouk Neuhoff, 480 pages.

Lu pour le mois anglais.

Paola Pigani, Et ils dansaient le dimanche

Rentrée littéraire 2021 (5)
« Au moment de partir, Szonja avait regardé trembler ce qu’il y avait de plus réel dans sa petite vie, les branches nues du tilleul dans la cour dont l’ombre sèche passait et repassait sur leur grand-mère assise au milieu des volailles, les mains serrées autour de l’écuelle de maïs. La vieille dame avait levé les yeux vers elles. De ses lèvres s’écoulait une prière. Seule Szonja l’avait deviné. »

Marieka et Szonja, deux jeunes cousines hongroises, suivent les rails d’un avenir plus radieux en partant travailler en France. Elles voient peu de choses du trajet de leur village à Vaulx-en-Velin, dans la banlieue lyonnaise, et tentent à peine arrivées de tout absorber de leur nouvelle vie : la cité ouvrière, le logement en internat chez les sœurs, l’usine de textile, les balades le long du canal, les dimanches au bal… L’auteure s’attache aux pas de Szonja, la plus sage et réservée des deux, qui devient une ouvrière expérimentée et se crée des amitiés parmi les collègues d’origine italienne.
Mais la crise de 29 rattrape ce secteur d’industrie, avec une suite de mises à l’arrêt des chaînes, de licenciements, de manifestations… Les pages vont alors alterner entre la vie privée et sentimentale de la jeune hongroise et l’évolution des esprits qui aboutira au Front Populaire.

« Ces premiers jours à l’usine, elles ont toutes col et cœur serrés, comme des hirondelles qui se seraient trompé de saison et ne savent où s’aligner. »

Si j’ai été emballée de prime abord par la langue très poétique et ouvragée, j’ai assez vite trouvé que c’était trop pour mon goût, et que ça m’écartait dans une certaine mesure de l’empathie que j’aurais pu ressentir pour les personnages. J’aurais sans doute réussi à m’y faire mais les narrations de réunions syndicales et de meetings, moins propices à la poésie, plus terre à terre, m’ont parues plaquées, et ont fini par me faire tourner les pages sans passion.
Je suis obligée d’admettre que cette première rencontre avec Paola Pigani ne m’a pas apporté l’enchantement que j’attendais. Toutefois j’y ai aimé les chroniques de la vie à Lyon dans les années 30, la découverte de l’industrie du textile synthétique, et surtout la belle description des personnages, en premier lieu Szonja, aussi discrète que courageuse, et dont la belle obstination à trouver sa place en France est en tous points émouvante.

Et ils dansaient le dimanche, de Paola Pigani, éditions Liana Lévi, août 2021, 230 pages.

Tristan Saule, Mathilde ne dit rien

« Voilà presque dix minutes qu’elle tourne autour de la maison. C’est pas normal. Elle est grande, large, robuste. De dos, on la confondrait avec un homme. Elle en a la musculature, les cheveux courts et mal peignés. Quel âge a-t-elle  ? Quarante  ? Cinquante ans  ? »
Voici comment débute le roman et le premier chapitre qu’il ne me faudra pas raconter… Sachez que Mathilde, travailleuse sociale et personne solitaire, habite dans un quartier dit défavorisé d’une ville de province, avec vue sur une place carrée où se tient le marché du dimanche. Chaque jour, elle marche infatigablement de chez elle à son lieu de travail pourtant distant. Elle entretient de bons rapports avec ses voisins et tente de venir en aide à une famille menacée d’expulsion. Mais Mathilde doit aussi tenir compte de son passé, porteur d’événements qui la rendent si sombre et si fragile à la fois.

« Mathilde se dit que si, elle imagine. Elle sait très bien ce que c’est d’être envoyé dans les marges par la force centrifuge du monde. »
Pour qui s’intéresse au roman noir à tendance sociale, quelques auteurs français émergent depuis quelques années, et Tristan Saule en fait désormais partie, avec Colin Niel ou Nicolas Mathieu. Il se démarque en plus par une écriture singulière, qui crée un rythme et une ambiance des plus frappants. Mathilde ne dit rien constitue le premier volet des Chroniques de la place carrée, un autre est déjà « sous presse ».
J’ai dévoré ce roman noir qui dresse un portrait sans fard de notre société, qui ne recourt pas à de longs discours pour présenter ses personnages et qui ne néglige pas l’action : un sans faute et un nouvel auteur à suivre !

Mathilde ne dit rien, de Tristan Saule, Le Quartanier éditeur, janvier 2021, 284 pages.
Repéré chez Cathulu et sur le compte Instagram d’une libraire enthousiaste.