Polars en vrac (11)

A l’approche des Quais du Polar lyonnais, une petite cure de romans noirs et polars s’impose. Voici donc mes lectures « de genre » de février et mars, avec des succès divers. J’en ai lu deux en version originale, mais ne passez pas votre chemin, car ils sont déjà traduits en français !

Commençons par un auteur dont j’affectionne l’écriture depuis la lecture de La constellation du chien. Ce fut, comme toujours, un plaisir de le retrouver dans une histoire policière assez mouvementée. Jack, déjà rencontré dans La rivière, a trouvé un job de guide de pêche pour quelques célébrités qui viennent se ressourcer dans un coin perdu du Colorado. Mais Jack se rend vite compte de détails bizarres, que ce soit dans le comportement du personnel ou dans l’aménagement des lieux. Même s’il déprime quelque peu, sa curiosité n’est pas totalement éteinte ! Beaucoup de thèmes se mêlent dans ce roman qui joue bien son rôle (de page-turner) sans être le meilleur cru de l’auteur.

Par une écriture immédiatement envoûtante, R. J. Ellory emmène les lecteurs dans le Nord du Canada, où des jeunes filles, sur plusieurs décennies, sont retrouvées mortes. Tout à leur peine, les familles acceptent la thèse d’une bête sauvage qui fait des ravages près des habitations. Seul Jack Devereaux, un enquêteur dans les assurances, revenu au pays, se pose des questions, d’autant plus que son propre frère se trouve parmi les suspects. Malgré ses qualités, notamment une superbe atmosphère, et des personnages complexes, ce roman comporte quelques longueurs et, à mon avis, ne révolutionne pas le genre.

Encore une ambiance hivernale pour ce quatrième roman de la série « Six versions » où Scott King, réalisateur de podcast, revient sur de vieilles enquêtes au travers du portrait de six personnages touchant de prèe ou de loin à l’affaire. Ici, il s’agit d’une jeune fille, trouvée morte de froid dans une tour, à l’orée du village où elle vivait, et était (très) connue comme créatrice de contenu sur Youtube. J’ai été prise par cette plongée très bien orchestrée dans les méandres d’un cold case, qui s’attaque aux thèmes de l’image, de la notoriété, de la jalousie, dans le domaine des réseaux sociaux.

Stanislas Kosinski vit dans une maison isolée, entourée de forêts et de garrigue, où il fréquente le moins d’humains possible et s’absorbe dans des travaux physiques pour éviter de ressasser son expérience traumatisante de militaire au Mali. Deux événements vont venir troubler sa tranquillité, l’installation d’une bergère sur un terrain limitrophe, et l’incursion de chasseurs qui tracent un chemin pour couper à travers ses terres. Dès lors, tout va déraper.
Si j’ai bien accroché au début du roman, le tournant pris ensuite, avec des incompréhensions totales entre les habitants du cru, même le maire, et Stan, m’a laissée plutôt indifférente et pressée d’en finir. L’écriture parvient presque à redresser la barre, et à faire croire à cette histoire, presque seulement.

Le quatrième volume des enquêtes de Sam Wyndham et son adjoint Banerjee se démarque des précédents par sa forme, qui alterne deux périodes et deux lieux, 1905 à Londres, avec le meurtre d’une jeune femme que Sam connaissait bien, et 1922, où il soigne sa dépendance à l’opium dans un ashram dans la région verdoyante de l’Assam. Des thèmes comme la montée du nationalisme indien, et le racisme, donnent beaucoup d’intérêt au roman, et le style de l’auteur entre toujours pour une bonne part dans le plaisir de lecture, ses comparaisons et formules humoristiques ne manquant pas d’alléger l’atmosphère.
Bien qu’un peu moins convaincant, au départ, que les trois premiers, peut-être à cause de l’alternance passé/présent, ou des personnages, le roman rebondit aux trois-quarts du texte. Un événement inattendu lui donne alors un nouvel élan. D’ailleurs, je conseille de ne pas lire des critiques trop détaillées qui en font part… Un bon roman, finalement !

Avez-vous lu ou pensez-vous lire certains de ces romans ?

Emily St. John Mandel, La mer de la Tranquillité

Le roman commence en 1912 pour assez rapidement changer d’époque deux puis trois fois, et arriver finalement en 2401. Les personnages sont divers et tout aussi intéressants les uns que les autres : un jeune anglais aisé qui débarque au Canada au début du XXème siècle, et cherche un sens à sa vie, une romancière désabusée qui fait une tournée de conférences-lectures sur la Terre en 2203, un jeune homme qui souhaite travailler pour l’Institut du Temps, dans les années 2400, et tiens, un personnage venu du précédent roman d’Emily St. John Mandel, L’hôtel de verre ! Que cela ne vous arrête pas, on peut parfaitement lire l’un sans l’autre, c’est davantage un clin d’œil qu’une suite.
Ce qui relie tous ces personnages ? Un lieu, un arbre, une musique, un bruit étrange, un prénom… Mieux vaut ne pas en savoir plus, et se laisser porter par la prose assez envoûtante de l’autrice. Sachez qu’il s’agira de voyage dans le temps, mais pas seulement…

Et alors, ai-je aimé ce roman ? Oui, la lecture en est tout à fait agréable, et prenante, et on aime voyager avec les personnages, les retrouver, et essayer de comprendre de quoi il retourne à propos de ces failles temporelles. Mais il ne faut pas imaginer, et c’est déjà beaucoup, autre chose qu’un roman fort bien construit et qui mise sur l’intelligence du lecteur. Si on s’attend, dans cette lecture, à un monde futur parfaitement imaginé dans ses moindres détails, que ce soit dans une version noire dystopique, ou rose, utopique, on peut être partiellement déçu. En effet, les mondes du vingt-troisième ou du vingt-cinquième siècles ont certes évolué, mais pas tant que ça, et d’une manière « ni bien, ni mal », un entre-deux qui semble à peu près satisfaire le Terrien moyen, ou l’habitant des colonies lunaires, sans être pourtant tout à fait enviable.
Globalement, je n’ai rien à reprocher à ce roman, j’aurais même préféré qu’il soit légèrement plus long, pour mieux m’immerger dans l’histoire, et accompagner plus longtemps les personnages. Ceux-ci sont vraiment le point fort de l’histoire, bien caractérisés, leurs réflexions et leurs atermoiements étant, dans tous les cas, très subtilement développés.

La mer de la Tranquillité, d’Emily St. John Mandel, (Sea of Tranquility, 2022), éditions Rivages, août 2023, traduction de Gérard de Chergé, 304 pages.

Michel Jean, Kukum

« C’est difficile d’expliquer le territoire d’avant. Le bois d’avant les coupes à blanc. La Péribonka d’avant les barrages. Il faut imaginer une forêt sautant d’une montagne à l’autre jusqu’au-delà de l’horizon, visualiser cet océan végétal balayé par le vent, réchauffé par le soleil. Un monde où la vie et la mort se disputent la préséance et au milieu duquel coule, entre des berges sablonneuses ou des falaises austères, une rivière qui ressemble à un fleuve. »

C’est la voix d’Almanda Siméon, arrière-grand-mère de l’auteur, qui nous arrive par-delà les années, pour raconter sa région et ce qu’elle est devenue. Kukum signifiant grand-mère en langue innu.
Orpheline d’origine irlandaise recueillie par un couple de fermiers québecois, elle a quinze ans lorsqu’elle rencontre Thomas, un jeune indien innu, et tombe amoureuse. Ils se marient très vite, et elle part avec lui, adoptant les us et coutumes du peuple de Thomas, notamment les pratiques nomades, l’hiver passé dans la forêt, où les hommes chassent pour recueillir des peaux qu’ils vendent au printemps, de retour au bord de Pekuakami, autrement dit le lac Saint-Jean. Almanda s’adapte bien, apprend la langue et toutes sortes de techniques, de chasse, de cuisine ou d’artisanat, qui lui étaient inconnues, elle entretient toujours une très belle relation avec Thomas, et aussi avec sa famille, puis des enfants naissent…

« Le bois arrivait de la rivière. Notre rivière, sur laquelle dansait des hommes armés de longues piques munies de crochets de métal à leur extrémité avec lesquelles ils dégageaient les troncs coincés par le courant entre les rochers. Dans nos canots, nous étions paralysés par l’effroi. Devant nous, la Péribonka, étouffant sous le poids des troncs, vomissait la forêt dans le lac. »

Jusqu’au jour où commence une déforestation massive, qui coupe à ces nomades tout accès à la rivière qu’ils remontaient chaque année, les obligeant à s’installer de manière pérenne au bord du lac, puis la scolarisation forcée des enfants, ainsi que l’arrivée du chemin de fer…
Malgré la très belle voix de Michel Jean, et sa manière toute pudique de raconter la vie d’Almanda, je suis restée un peu en marge de l’histoire, et j’en suis bien marrie ! Peut-être est-ce que retrouvant le même décor que La rivière de Peter Heller, dans un genre pourtant très différent, je n’aurais pas dû lire les deux successivement.
Je m’attendais aussi certainement à ce que la jeune mariée rencontre plus de difficultés au début pour s’intégrer à sa nouvelle famille, alors que tout se passe plutôt bien. Almanda est le prototype de la femme forte qui s’adapte avec facilité. La suite est moins rose, mais toujours sobrement racontée. Je reconnais volontiers que c’est un beau roman, aisé à recommander à toutes sortes de lecteurs.

Kukum de Michel Jean, éditions Points, 2022, 240 pages. (paru avant chez Dépaysages, 2020)

Michel Jean, journaliste et écrivain, est issu de la communauté Mashteuiatsh qui est la seule communauté autochtone du Nitassinan (« notre-terre » en langue innu) sur la rive ouest du lac Saint-Jean. Avant d’être une réserve, cette endroit, nommé aussi Pointe-Bleue, était un lieu de rassemblement commercial, mais aussi culturel, pour un peuple nomade, se déplaçant sur les rivières, ce que l’on retrouve dans le roman.
Cette communauté compte actuellement environ 6000 membres, dont un tiers réside sur place.
Un lien pour ceux qui veulent aller plus loin.

Lecture dans le cadre d’une activité autour des minorités/groupes ethniques lancée par Ingannmic (ce qui m’a incitée à mettre en mots mon avis sur Kukum, lu il y a plusieurs semaines !)

Peter Heller, La rivière

« Les murs d’arbres aux essences variées, pins, épicéas, sapins, mélèzes, bouleaux, formaient des remparts de silence lugubre qui pouvaient abriter n’importe quelle mauvaise intention. »

Après La constellation du chien et Céline, je poursuis ma lecture de « tout » Peter Heller avec La rivière. Changement de genre encore, on est ici dans un mélange d’aventures et de tragédie, mêlées de nature writing de la plus belle eau. Une descente de fleuve sur en direction de la baie d’Hudson, en pleine forêt, avec traversées de rapides et portages de canoë, voilà le projet de Jack et Wynn, deux copains de fac fondus d’escapades en pleine nature. Ils se sont fait déposer en hydravion, sont, malgré leurs moyens d’étudiants, bien équipés. Pour corser l’aventure, ils ont choisi de se passer de leurs téléphones portables et comptent se nourrir en partie de leur pêche. Jack et Wynn ont prévu la plupart des ennuis possibles, mais bien sûr, l’imprévisible va s’inviter dans leur périple. J’allais vous citer les aléas auxquels ils vont devoir faire face, du plus anodin au plus grave, mais pourquoi en dire trop ? Alors, humains, animaux ou phénomènes naturels, qu’est-ce qui va venir leur mettre des bâtons dans les roues ? Ou plutôt, sous la coque ?

« Jack tendit le bras droit devant lui et le leva vers le soleil en partie caché. Il compta les largeurs de main jusqu’aux arbres de l’autre côté de la rivière. Chaque doigt représentait quinze minutes, la main sans le pouce une heure. C’est son père qui lui avait appris ça. “On a un peu plus de quatre heures de lumière”, dit-il. »

Désolée de le clamer ici face aux fans de Pete Fromm, car il en existe je crois, mais Peter Heller est le plus grand, le plus formidable conteur américain d’histoires au cœur de la nature. Il possède un sens du rythme tout simplement parfait, et le calme du début du roman laisse place petit à petit à une tension qui monte crescendo et ne déçoit jamais. Quant à l’écriture, elle allie poésie, réalisme et force des thèmes. Les épreuves de l’amitié, la puissance de la nature, les réactions face aux obstacles, confiance ou méfiance, le tout dans un décor de rêve, qui peut virer au cauchemar. Sans en faire trop non plus, ce qui serait pour moi rédhibitoire, et tout en réussissant, dans un genre assez représenté, à surprendre très souvent… je suis tout simplement fan.

La rivière de Peter Heller, (The river, 2019) éditions Actes Sud, mai 2021, traduction de Céline Leroy, 304 pages.

Luocine le conseille aussi

Michael Christie, Lorsque le dernier arbre

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« Le fruit ne tombe jamais loin de l’arbre, dit le proverbe. Mais Willow sait d’expérience que ce serait plutôt le contraire. Un fruit n’est jamais que le véhicule par lequel s’échappe la graine, un ingénieux moyen de transport parmi d’autres – dans le ventre des animaux, sur les ailes du vent – tout ça pour s’éloigner le plus possible des parents. »

2038, le temps du Grand Dépérissement. Sur la planète, pratiquement tous les arbres ont disparu, des nuages de poussière envahissent tout, et la survie des humains repose sur des règles drastiques, qui n’empêchent pas une grande pauvreté. Au large de la Colombie Britannique, une petite île constitue l’un des derniers endroits où l’on peut encore voir et toucher des arbres. Jacinda y est guide pour les quelques privilégiés qui peuvent se payer cette excursion parmi des arbres immenses et encore préservés pour un temps.
C’est alors qu’un avocat, ancien ami de Jacinda, lui apprend qu’elle serait la descendante de la famille Greenwood, enrichie grâce à l’industrie du bois, et qui a donné son nom à l’île où elle travaille. À partir de là, le roman va remonter le temps et les générations sur une centaine d’années jusqu’à deux personnages fondateurs : les frères Everett et Harris Greenwood, qui ne sont pas vraiment frères, dont personne ne connaît les parents, et qui vont suivre des voies des plus divergentes.

« Le temps, Liam le sait, n’est pas une flèche. Ce n’est pas non plus une route. Le temps ne va pas dans une direction donnée. Il s’accumule, c’est tout – dans le corps, dans le monde – , comme le bois. Couche après couche. Claire puis sombre. Chacune repose sur la précédente, impossible sans celle d’avant. Chaque triomphe, chaque désastre inscrit pour toujours dans sa structure. »

Pavé oblige, le roman comporte bon nombre de personnages, mais aucun qui soit inutile à la progression de l’histoire, et quelle histoire extraordinaire ! Même si certains épisodes prennent place à partir de 1908, le cœur du roman se déroule en 1934, en pleine Grande Dépression. L’auteur prend alors son temps pour raconter le moment où tout se joue pour la famille Greenwood, avec un nouveau-né tour à tour abandonné, recueilli et recherché, dont le destin ne peut laisser indifférent.
Le travail du bois et le commerce des arbres ont une grande importance dans le roman, mais l’histoire de famille prend le devant de la scène, pas une histoire facile et souriante, mais un carrousel où chacun doit faire face à son lot d’échecs et de coups du sort. Une construction impeccable, une belle écriture et des personnages, surtout le duo des frères Greenwood, remarquables, voici qui fait un excellent roman pour finir l’année ou pour la commencer.

Lorsque le dernier arbre de Michael Christie, (Greenwood, 2019), éditions Albin Michel, août 2021, traduction de Sarah Gurcel, 590 pages.

Repéré chez Eva, Keisha et Krol, entre autres, et emprunté à la médiathèque.

Emily St. John Mandel, L’hôtel de verre

« Vous savez ce que j’ai appris au sujet de l’argent ? Quand j’ai essayé de comprendre pourquoi ma vie à Singapour me semblait plus ou moins identique à celle que j’avais à Londres, c’est là que j’ai réalisé que l’argent est un pays en soi. »
Un hôtel haut de gamme sur une île canadienne au nord de Vancouver reçoit des habitués en quête de calme. C’est là que travaillent Vincent, une jeune barmaid, ainsi que son frère Paul à l’entretien. Une inscription étrange au feutre indélébile sur une vitre « Et si vous avaliez du verre brisé ? » va marquer la rencontre de plusieurs personnages importants de l’histoire. Le roman a commencé avant, par la toute fin, puis est revenu à ce point crucial à l’hôtel Caiette, avant de repartir vers d’autres épisodes, antérieurs ou postérieurs. Rassurez-vous, on comprend tout sans s’égarer !
Emily St John Mandel a une façon particulièrement attrayante de déposer des sortes d’indices, des phrases qui interpellent et obligent à se poser des questions sur la suite du roman. La chronologie bouleversée, mais pourtant facile à suivre, participe aussi aux attentes de lecture qui sont dès lors très grandes : il faut donc que rien ne vienne créer de déception…

« Il parlait pour plusieurs d’entre nous qui avaient beaucoup réfléchi à cette dualité : savoir et ne pas savoir, être honorable et ne pas être honorable, savoir que vous n’êtes pas quelqu’un de bien mais essayer quand même d’être quelqu’un de bien dans les limites de la corruption. »
Après avoir fini ce roman, j’ai du attendre quelques jours pour trouver les mots pour en parler. Le sujet, ce que l’on découvre rapidement, est une version romancée de l’affaire Madoff, de cet escroc et génie de la finance à la fois, qui avait imaginé une pyramide de Ponzi, consistant à investir de l’argent qui n’était pas à lui de manière fictive, en trouvant toujours d’autres investisseurs pour payer les dividendes des précédents. En gros, n’est-ce pas, l’économie et moi, ça fait deux !
Il se nomme ici Jonathan Alkaitis, c’est le personnage central, et celui que l’on cerne le mieux, mais les protagonistes sont nombreux, entre ses compagnes, ses amis, ses investisseurs, ses employés, et les différents points de vue éclairent avec virtuosité cette affaire.
L’écriture et la construction très subtile constituent une belle manière de parler d’un sujet plutôt rébarbatif. Je ne dirais pas que c’est un coup de cœur, mais ce roman m’a tenue en haleine, et fait voyager entre l’hôtel de luxe, Manhattan, un porte-containers, une salle de concert, une prison, même. Il comporte de très beaux passages, et fait toujours appel à l’intelligence du lecteur, ce qui n’est pas négligeable. Emily St John Mandel est décidément une auteure à suivre !

L’hôtel de verre d’Emily St John Mandel, (The glass hotel, 2020) éditions Rivages, février 2021, traduction de Gérard de Chergé, 398 pages.

Esi Edugyan, Washington Black

« Je connaissais la nature du mal : le mal était blanc comme un spectre, il descendait d’une voiture un matin dans la chaleur d’une plantation terrifiée, avec des yeux vides. »
1830. Le petit Washington Black, onze ans, né esclave dans une plantation à La Barbade, pressent que le pire est à venir pour lui et les autres esclaves lorsque son maître meurt et que l’exploitation est reprise par son neveu, un homme cruel et terrifiant. Mais Washington est remarqué par le frère du nouveau maître, Christopher Wild, un scientifique plutôt original, qui rêve de construire et faire voler un dirigeable. Il se rend compte du talent de Wash pour le dessin et l’embauche pour devenir une sorte d’assistant. Mais le planteur voit d’un mauvais œil le fait d’avoir des bras en moins pour cueillir le coton, et de laisser un peu de lest à son frère détesté. La mort d’un homme va précipiter l’envol et la fuite de Washington et de son protecteur.

« J’étais un enfant noir et rien d’autre – je n’avais aucun avenir devant moi et dans mon passé, il y avait peu de clémence. Je n’étais rien, et je mourrais n’étant rien, hâtivement traqué et massacré. »
Washington suit tout d’abord celui qui l’a arraché à La Barbade, mais lorsqu’ils se trouvent séparés, apprend difficilement à devenir un homme libre. D’autant qu’il est traqué par un chasseur de primes. Il n’aura de cesse ensuite, à travers le monde, de retrouver Christopher. Ce roman d’apprentissage est composé de quatre parties, sur six ou sept ans, qui voient Washington devenir adulte. Passée la première partie, terrible, où le lecteur est plongé dans le quotidien d’une plantation gérée par un homme sans humanité, la suite permet de suivre l’homme et le petit garçon d’abord dans une odyssée en ballon, puis sur les mers. Ils partent ensuite vers le grand Nord canadien, pour des aventures qui, si elles ne sont pas de tout repos, se poursuivent dans un univers moins cruel. J’ai trouvé que la suite, surtout à partir du moment où Wash se retrouve seul, enchaînait un peu les rencontres diverses jusqu’à l’épilogue. Certes, le roman se concentre sur le jeune garçon et devient roman d’apprentissage plus que d’aventures, mais j’aurais souhaité sans doute que l’autrice aille plus loin dans le romanesque. L’impression donnée était celle d’une sorte d’éparpillement sans thème directeur : l’esclavage bien sûr, l’absence de famille et la recherche de figures de substitution sont toujours présents, mais ne m’ont pas tout à fait suffi. Quant aux découvertes scientifiques, elles restent essentiellement en toile de fond, alors que je pensais que les débuts de la navigation au moyen d’aérostats seraient plus approfondis.
Au final, ce roman assez copieux se dévore aisément et rapidement, même s’il ne m’a pas complètement conquise.

Washington Black d’Esi Edugyan, Liana Lévi, 2019, Folio, 2020, traduction de Michelle Herpe-Voslinsky, 471 pages.

L’auteure est canadienne anglophone, mais je participe tout de même avec ce roman à Québec en novembre (dans la catégorie Balade à Toronto : livre d’un auteur canadien, mais pas québecois). Livre sorti de ma pile à lire, qui participe donc à l’Objectif PAL (chez Antigone).

 

Margaret Atwood, La servante écarlate

Je suis quelque peu en panne de lecture depuis que j’ai fini Les disparus début juillet, ce qui a pour avantage une liste de livres à chroniquer réduite comme peau de chagrin, mais ce qui m’a aussi fait commencer, puis reposer en soupirant, plusieurs livres empruntés à la bibliothèque… pas envie de roman noir américain, ni d’autofiction à la française, ni de nature writing, ni de roman russe un peu allumé… Dans ce cas, un polar peut faire l’affaire, mais ma pile de polars a fondu. Et voici La servante écarlate, que j’avais commencé il y a quelques années et qui revient sur le devant de la scène grâce à la série. Donnons-lui donc une deuxième chance !

servanteecarlate« Nous étions les gens dont on ne parlait pas dans les journaux. Nous vivions dans les espaces blancs et vides en marge du texte imprimé. Cela nous donnait davantage de liberté.
Nous vivions dans les brèches entre les histoires. »
Defred, c’est le nom qu’elle a maintenant, cette servante toute de rouge vêtue, aux fonctions bien particulières. Dans la république de Gilead, les femmes dépendent, sans en avoir eu le choix, de différentes catégories : épouses, cuisinières ou servantes destinées à procréer, lorsque la fécondité baisse de manière alarmante. Dans cet univers extrêmement codifié, rien n’est laissé au hasard, et tout est fait pour que personne, et les femmes en particulier, ne soit amené à penser par lui-même : plus de livres, des émissions de radio lénifiantes, des exécutions sommaires destinées à frapper les esprits…

« Je suis donc couchée à l’intérieur de la chambre sous l’œil en plâtre du plafond, derrière les rideaux blancs, entre les draps, aussi lisse qu’eux, et je fais un pas de côté pour sortir de ce temps qui m’appartient. Sortir du temps. Pourtant c’est bien ceci le temps et je ne suis pas à l’extérieur.
Mais la nuit est mon moment de sortie. Où irai-je ? »
Ce roman évoque 1984 de George Orwell ou Fahrenheit 451 de Ray Bradbury, et présente un avenir monstrueux, sans être complètement inimaginable. Le monologue de Defred laisse entrevoir sa personnalité, forte, qui n’a pas rompu malgré les événements traumatisants qu’elle a vécu. Elle s’autorise parfois en pensée à regarder en arrière, vers le moment où tout a commencé à se dégrader, et ce sont des moments perturbants là encore, tant l’identification se fait facilement. Ça provoque des frissons d’angoisse et de colère !
Et l’écriture, superbe, donne encore plus de force à ce que la jeune femme raconte… Ce n’est pas un roman
précipité, haletant, mais un texte qui prend le temps de suivre son personnage principal, d’imaginer son évolution, ses possibilités d’action…
Alors, ai-je bien fait de reprendre ce roman ? Bien sûr, et je suis impatiente maintenant de découvrir davantage les romans de Margaret Atwood. En aurez-vous à me recommander ? En attendant la sortie de The testaments (parution en anglais en septembre) qui sera une suite, quinze ans après, de La servante écarlate, et qui éclairera peut-être la fin du roman… ah, quelle fin !

La servante écarlate (The handmaid’s tale, 1985), Robert Laffont, 1987, 2015 pour cette édition de poche, traduction de Sylviane Rué, 522 pages, dont une postface de l’auteure.

Repéré chez Ariane Je lui ai donné une deuxième chance.
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Andrée A. Michaud, Rivière tremblante

CVT_Riviere-Tremblante_7743« J’ai échoué à Rivière-aux-Trembles comme une pierre ballottée par le courant. J’aurais pu finir à Chicago, Sept-Îles, Tombouctou ou Maniwaki, mais c’est ici que ma dégringolade m’a mené. »
Bill, père éploré d’une petite Billie qui a disparu sans laisser aucune trace, trouve refuge dans la petite ville de Rivière-aux-Trembles, où il continue d’écrire ses histoires, celles qu’il écrivait pour sa fille, celles qu’il continue d’écrire pour elle, même lorsque sa disparition n’a rien laissé dans sa vie, rien qu’un immense vide.
C’est dans cette même bourgade que revient Marnie, au prénom hitchcockien, qui elle aussi a vu sa vie chamboulée par la disparition de son ami Michael, lorsqu’ils avaient douze ans.

« Nous étions des femmes, pareilles à Mélinda, et un seul regard suffisait à exprimer la compassion que nous éprouvions par contagion, en quelque sorte, du seul fait d’être des femmes, en vertu de cette parenté chromosomique qui nous avait appris à nous méfier de la nuit, des stationnements déserts, des impasses et des escaliers plongés dans le noir. »
Je ne sais pas si vous vous souvenez que je n’avais pas tellement aimé Bondrée, le roman d’Andrée Michaud qui avait pourtant bien marché il y a deux ou trois ans, j’avais eu du mal avec le style essentiellement. J’ai pourtant décidé de donner une deuxième chance à l’auteure avec ce roman traduit aussi chez Rivages.
Il recoupe deux affaires de disparitions d’enfants, à trente ans d’intervalle, sans corps, sans traces, sans résolution de l’affaire, presque sans suspects. Les victimes sont ici ceux qui restent, et sur lesquels les projecteurs sont braqués, ceux que les insinuations et les rumeurs visent. Marnie, amie très proche de Michael, qui était avec lui au moment où il a disparu, et Bill, père de la petite Billie, enlevée sur le chemin de l’école, viennent habiter tous deux à Rivière-aux-Trembles, sans se connaître. L’un comme l’autre sont poursuivis par des cauchemars, et des questions sans fin, sans oublier les regards suspicieux et les propos blessants.
Ceci peut sembler bien sombre, mais les deux voix des narrateurs fonctionnent bien, se différencient suffisamment, Bill à l’humour triste, Marnie plus fragile, les deux hypersensibles… Le roman donne aussi une grande place à la nature, menaçante, mais peut-être aussi rédemptrice. Mon avis est donc plus positif que pour le roman précédent, j’ai aimé ce côté sombre, sans que ce soit un roman policier. Absolument pas un polar, il ne faut surtout pas s’y attendre à une résolution des disparitions ! Malgré quelques longueurs, je me suis bien immergée au cœur de l’histoire, et attachée aux personnages, au point d’avoir du mal à refermer le livre à la fin. Un roman fin, sensible, très réussi.

Rivière tremblante d’Andrée A. Michaud, éditions Payot et Rivages (août 2018), 366 pages.

Repéré chez Maeve et Violette.
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Christian Guay-Poliquin, Le poids de la neige

Guay-Poliquin_poids-neige.indd« Il neige depuis deux jours. On ne voit plus les montagnes qui ondulent au-dessus du village ni la ligne tracée par la forêt. Les flocons se pressent vers le sol et l’immensité du décor se restreint aux murs de la pièce. »
Ce roman fait partie de ce qui devient depuis peu un genre à part entière, le roman de survie, dont on peut trouver de nombreux exemples dans la littérature contemporaine, notamment venant du continent nord-américain, et qui pose de nombreuses questions. À partir de quel moment la vie devient-elle survie, à partir de quel manque, nourriture, électricité, eau courante ? À partir de quelle hauteur de neige ? Et quelle part d’humanité va rester en l’homme, au fur et à mesure que les besoins naturels vont avoir du mal à être satisfaits ?
Dans ce presque huis-clos, deux hommes se trouvent par la force des choses obligés à cohabiter. Rien ne les relie au départ, Matthias, l’homme le plus âgé, est tombé en panne près d’un village juste avant une coupure d’électricité généralisée qui l’a obligé à se réfugier dans une maison en bordure de la forêt. Le plus jeune, le narrateur, a réchappé de justesse d’un accident de voiture, et les villageois l’ont confié à Matthias, pour qu’il le soigne et le nourrisse, en espérant sa guérison. Au début, le plus jeune reste allongé à observer le temps, la neige qui s’accumule, il ne parle pas. Matthias lui fait la conversation, prépare les repas, lui raconte des passages des livres qu’il lit. Ils reçoivent des visites, celle de la jeune vétérinaire qui reste la seule médecin du village, celles de villageois qui leur apportent des vivres.


« Matthias lit beaucoup, et comme je ne manifeste aucun intérêt pour les bouquins qu’il laisse près de mon lit, il me raconte quelques histoires. Comme ces deux vagabonds qui discutaient au pied d’un arbre en attendant quelqu’un qui n’arrive jamais. »
Plus qu’un roman post-apocalyptique, c’est surtout le face à face qui est au cœur du texte, et la question de l’isolement qui devient de plus en plus préoccupante au fur et à mesure que les centimètres de neige s’accumulent, qui fait évoluer les rapports entre les deux hommes. L’envie de dialoguer ou non, la dépendance, la méfiance ou la confiance, la peur, la colère, vont les animer tour à tour et modifier leur relation. Comme dans le roman de Jean Hegland, Dans la forêt, se pose, mais peut-être moins fortement, la question de ce qui est préférable, la vie dans les grandes villes ou une certaine forme de retour à la nature, choisie ou consentie. J’ai beaucoup apprécié le côté très nuancé du roman, aucune réponse n’est assenée, aucune situation n’est exagérée, ni dans un sens dramatique, ni dans un sens optimiste.

« A ses pieds, la neige fond, l’eau dégoutte et s’étend devant lui. On dirait qu’il est assis sur un rocher et qu’il regarde au loin, vers notre île déserte. »
J’ai été complètement conquise par le style. Raconté du point de vue du jeune homme qui au début, après son accident, a du mal à reprendre pied dans la réalité, le texte s’accroche à de petits détails quotidiens sans jamais être lassant, et au contraire, devient de plus en plus prenant. Les pages tournent rapidement, en surveillant d’un œil la hauteur toujours plus impressionnante de la neige, jusqu’au dénouement. Une découverte enthousiasmante, et un grand bravo aux éditions de l’Observatoire pour cette très jolie couverture qui a encouragé mon choix !

Le poids de la neige de Christian Guay-Poliquin, éditions de l’Observatoire (janvier 2018), 256 pages.

A propos de livres et Marilyne sont séduites, Jostein un peu moins…