« Louise avait toujours pressenti que ses parents ne s’étaient pas appesantis de trois enfants par pur bonté d’âme, et l’irrévérence de Val Grégoire eut tôt fait de lui donner raison : les offices dévotieux des Fowley n’étaient jamais aussi fructueux que lorsque Lydia, Elisabeth et Louise servaient d’appâts inoffensifs. »
Louise, enfant adoptée par une famille de religieux rigides, pratiquant le prosélytisme, arrive enfant dans la petite ville de Val Grégoire, aux confins du Canada, près du Labrador. Elle ne se sent pas à sa place, ni en classe, ni dans sa famille, mais se lie vite d’amitié avec Laurence et Marco, deux garçons aussi dissemblables que possible. Laurence vit auprès d’une mère fantasque avec un grand frère violent et une petite sœur handicapée, Marco est issu d’une lignée de potentats locaux. Et pourtant, leur trio fonctionne, se fait remarquer et surtout bâtit des rêves d’avenir, loin de Val Grégoire. Car une sorte de malédiction semble peser sur les habitants de la ville, qui, tels des ouananiches, ces saumons qui vivent seulement en eau douce, même si l’accès à la mer ne leur est pas bloqué, ne réussissent jamais à quitter leur région.
« Plus de cinquante ans après l’inauguration de Val Grégoire, nos mères n’ont pas bougé et semblent désormais n’avoir pour seule fonction que de s’inquiéter pour nous, devenus adultes, et pour notre progéniture, sur le point de l’être. Les rues, le centre communautaire et les halls des écoles portent les noms de leurs maris, mais ce sont elles qui ont affronté les hivers du Nord et nos récidives canailles. »
Le roman est fort bien construit puisque partant d’un événement intrigant, quand Louise revient adulte, à Val Grégoire, il revient sur son enfance, puis, vers le milieu du roman, amorce une explication à ce qui s’est passé au début, avant, finalement, de dénouer le tout. Les personnages sont forts, fascinants, et les lieux le sont tout autant. Mais ce qui est le plus remarquable, c’est la langue utilisée par l’auteur, pleine d’imagination, de couleurs et de fureur. Il ne reste plus qu’à espérer qu’il nous régalera de nouveau de ses mots.
Un grand bruit de catastrophe de Nicolas Delisle-L’Heureux, éditions Les Avrils, janvier 2023, 320 pages.
« De la même manière que la plupart des Argentins, quarante ans plus tard dans cette même ville de Buenos Aires, allaient refuser de croire que la dictature militaire avait fait des milliers de disparus, les gens, en Allemagne, en Pologne, en Tchécoslovaquie, en Hongrie, en Roumanie, dans les pays baltes, en Crimée, en Ukraine, en Russie, comme partout dans le monde, préféraient ne pas parler, ne pas savoir. Tout le monde préférait ne pas parler de cette horreur pour une raison élémentaire et intemporelle : parce que l’horreur crue de certains faits permet toujours, dans un premier temps, de les ignorer. »
En septembre 1940, à Buenos Aires, Vicente et Rosita forment un couple heureux, avec leurs trois enfants. Vicente a quitté la Pologne depuis de longues années déjà, il tient un commerce qui marche bien, il retrouve souvent ses amis Sammy et Ariel pour de longues discussions. Mais les nouvelles qui arrivent d’Europe sont très mauvaises, et Vicente commence à regretter d’être parti seul, et de ne pas avoir insisté suffisamment pour que sa mère, et aussi son frère et sa sœur viennent les rejoindre. Il culpabilise d’autant plus que ce n’est pas le nazisme qui l’a fait quitter la Pologne, mais plutôt une envie d’indépendance. Ce même souhait de liberté qui l’a retenu d’insister auprès de sa mère. Les lettres de celle-ci deviennent plus inquiétantes, elle et le frère de Vicente sont maintenant enfermés dans le ghetto surpeuplé de Varsovie. Vicente devient alors de plus en plus sombre, renfermé, incapable de partager ses tourments avec ses proches, ne sachant s’il doit se tenir au courant des dernières nouvelles ou bien les ignorer…
« Comme tous les Juifs, Vicente avait pensé qu’il était beaucoup de choses jusqu’à ce que les nazis lui démontrent que ce qui le définissait était une seule chose : être juif. »
Vous aurez sans doute déjà lu, ou au moins entendu parler de ce roman sorti il y a trois ans. Je ne connaissais pas Santiago Amigorena avant de lire de nombreux avis sur ce roman. J’ai découvert que comme beaucoup d’auteurs francophones de langues maternelles diverses, il possède un très beau style, qui n’essaye pas d’en faire trop, et dont la sobriété renforce le propos. De plus, avec son grand-père Vicente, à qui la vie et la culpabilité avaient fait perdre l’usage de la parole, il tenait là un très beau sujet. Qu’il a brillamment raconté, faisant pénétrer à la fois dans le Buenos Aires des années quarante et à Varsovie, comme dans la froide logique d’extermination nazie. De belles réflexions sur l’identité, sur ce qu’est d’être juif, sur l’exil, sur la culpabilité et sur la transmission ponctuent le roman, qui est tout aussi passionnant qu’il se lit facilement.
Le ghetto intérieur de Santiago H. Amigorena, éditions P.O.L., août 2019, 192 pages, sorti en Folio.
« Tous les frères et sœurs s’attroupèrent comme d’habitude autour d’Annie, curieux non seulement des cadeaux de Noël exotiques et luxueux dissimulés dans son sac, mais aussi de son ventre rond. Très vite elle sentit ses épaules se détendre, put reconnaître qu’elle avait été inquiète, maintenant qu’elle ne l’était plus. »
La saga familiale de Nina Wähä nous entraîne tout au nord de la Finlande, en Tornédalie, dans les années 80. Annie Toimi, vingt-sept ans, l’aînée d’une famille de douze enfants encore en vie, revient de Stockholm pour les congés de Noël, et aussi pour annoncer à tous qu’elle attend un enfant. Ce qui n’est pas simple, car elle ne vit pas avec Alex, le père de l’enfant à naître, et n’est pas amoureuse, contrairement à lui. Une autre raison va apparaître progressivement, plus dramatique, mais tout est construit pour ne pas en dévoiler trop, ou trop tôt, aussi ne vais-je pas révéler ce que l’autrice prend soin de camoufler. Étonnamment, et c’est une chose que vous verrez rarement dans un roman, tous les personnages sont de la même famille, parents, frères et sœurs et conjoints… et c’est tout ! S’il passe d’autres personnages, ce sont vraiment des figures presque indéterminées, et très fugaces. Avec la famille Toimi, on a déjà un bel échantillonnage d’humains, plus ou moins aimables, avec chacun leurs particularités.
« Ta fille te ressemble, déclara Mika un soir en se rhabillant. […] – Oui, ou plutôt, j’imagine que tu étais comme ça plus jeune. – Comme ça ? Il s’arrêta et lui sourit. – Oui, sauvage, libre et intelligente comme elle. Siri secoua la tête. C’était trop à digérer pour elle, qu’on puisse utiliser tous ces adjectifs pour qualifier sa fille, que ce soit en plus des attributs positifs, et enfin qu’il veuille aussi lui prêter ces qualités. »
Ce roman fait appel à beaucoup d’anticipation de la part du lecteur, car Nina Wähä parsème des indices de ce qu’elle va dévoiler plus loin, mais surtout s’attarde avec malice sur chaque membre de la famille, en faisant ressortir son caractère, en se posant des questions sur l’aspect génétique dans ce tempérament. La manière dont les enfants ont été élevés par leurs parents, Siri, la mère, douce mais débordée par les tâches ménagères et Pentti, le père sombre et secret, a-t-elle eu une influence, et laquelle ? Malgré un rythme un peu inégal dans la narration, et quelques précisions crues, que j’attribue plus volontiers à un sens différent de la pudeur des Scandinaves qu’à une volonté de choquer, j’ai aimé le style de l’autrice, libre et original, et sa manière inimitable de présenter les personnages. Avec eux, on a un peu l’impression de passer en une génération du début du vingtième siècle à la fin du même siècle en quelques années. A la fois dépaysant et rafraîchissant, c’est un roman que je recommande à ceux qui aiment la Scandinavie ou les histoires de famille compliquées, un peu à la manière de la saga des Neshov de Anne B. Ragde. Au nom des miens de Nina Wähä, (Testamente, 2019), éditions 10/18, 2022, traduit du suédois par Anna Postel, 576 pages.
Ce roman participe au challenge « Auteurs des pays scandinaves » lancé par Céline.
« Il y avait ce voisin qui, quelques fois par an, s’arrêtait à la maison parce qu’il était trop ivre pour pédaler jusque chez lui. Il n’avait jamais eu le permis de conduire, ce qui lui avait évité l’humiliation de le perdre, et son vélo était son plus fidèle ami. »
Cela faisait un moment que j’avais envie de lire ces nouvelles, premier recueil de l’auteur paru chez Agullo, et situées dans le Médoc, pas celui des vignobles réputés, mais celui des villages entre lacs, forêts de pins et océan. Un monde assez fermé où le Bordelais et le Charentais sont considérés comme des étrangers, sans parler du Parisien, bien sûr. La chasse, les coins à champignons, les discussions de bistros, les annonces de décès dans le journal local, les petites arnaques, la cohabitation avec les touristes sont, entre autres, les thèmes de cette trentaine de chroniques douces-amères, pas vraiment des nouvelles, qui brossent une fresque de cette région.
« Le premier noyé de la saison, c’est un peu comme l’ouverture de la cabane à chichis, la première grosse pousse de cèpes ou la première gelée : ça rythme l’année. »
Une fresque attachante, avec une écriture sans effets inutiles, et une pointe d’humour qui fait sourire des situations pourtant souvent dramatiques. Les personnages, presque tous masculins, du jeune garçon à l’homme âgé, se débattent pour conserver leurs traditions, à grand renfort de solidarité virile et de chauvinisme. Ces moments de vie pourraient, à quelques exceptions près, être localisés dans d’autres régions, et s’avèrent, de ce fait, assez universels. J’ai lu ce recueil sans déplaisir, et souri souvent, mais sans être complètement séduite toutefois, j’en avais peut-être lu des avis trop enthousiastes. Je décide donc d’attendre l’auteur dans une forme plus longue, et on verra.
Presqu’îles de Yan Lespoux, éditions Agullo, janvier 2021, 184 pages.
Rentrée littéraire 2022 (4) « J’ai fermé la bouche et retenu les mots qui me brûlaient les mâchoires et la langue, le fond de ma gorge. Je les ai mâchés comme une poignée de minuscules échardes et j’ai tenté de les avaler. »
Tout commence quand Arama emménage avec Tante Kat et Oncle Stu, et voit son frère aîné prendre la route vers le nord du pays. Le petit garçon de huit ans se retrouve seul, coincé entre une tante manifestement malheureuse et un oncle qui n’exprime qu’agacement et brutalité. Heureusement, il y a leur voisin Tom et sa fille Beth, vive et délurée, habituée à la vie campagnarde, qui réussit à distraire le petit garçon de son chagrin. Parfois, du moins… Quant à Taukiri, parti avec seulement une vieille voiture surmontée d’une planche de surf et une guitare, les raisons de sa fuite et de sa quête acharnée n’apparaissent pas immédiatement… La narration alterne entre les deux garçons, chacun à sa manière tentant de vivre avec l’idée que leurs parents ont disparu. Puis un couple, Jade et Toko, intervient aussi dans d’autres chapitres, amenant à se demander leur lien avec les deux garçons. Un couple qui s’aime sincèrement, mais n’arrive pas à se défaire de leurs vies précédentes. Le drame semble inévitable.
« Le côté sans fond de ma vie donnait le vertige. Les choix étaient aussi écrasants que cette terrible mer. »
Après lecture, il ressort que j’ai aimé l’écriture, sensible et parfois déchirante, et la construction qui met en scène une famille sans doute représentative des difficultés à vivre en Nouvelle-Zélande pour une partie de la population, qu’elle soit maorie ou sang-mêlée. L’alcoolisme, la dépendance aux drogues, les violences domestique ou sociétale sont bien présents dans ce roman, mais l’espoir n’en est pas totalement absent, grâce essentiellement aux plus jeunes des personnages. Je ne pense pas que l’autrice évoque son vécu ou sa famille, mais peut-être s’inspire-t-elle du parcours de personnes qu’elle a croisées. Elle a su en tout cas donner chair à de très beaux personnages, transporter dans de magnifiques paysages, comme l’échappée maritime de Bones Bay qui donne envie d’aller voir par soi-même, là-bas, si loin. Il faut juste accepter que l’atmosphère soit très plombante pour le moral, et bien choisir sa période de lecture. De nombreux prix ont couronné ce roman, qui devrait plaire à beaucoup de lectrices et lecteurs, je pense à tous ceux qui ont aimé Tropique de la violence de Nathacha Appanah ou Nirliit de Juliana Léveillé-Trudel.
Bones Bay de Becky Manawatu (Auë, 2019) éditions Au vent des îles, septembre 2022, traduit de l’anglais (Nouvelle-Zélande) par David Fauquemberg, 432 pages.
« Au mois de mars 1912, il se produisit dans le port de Naples, lors du déchargement d’un grand transatlantique, un étrange accident sur lequel les journalistes donnèrent des informations abondantes, mais parées de beaucoup de fantaisie. »
Un transatlantique navigue de l’Asie vers l’Europe. Un homme qui profite de la fraîcheur nocturne et du calme sur le pont, et se croit seul, va faire une étrange rencontre. L’autre homme se dérobe d’abord, mais les jours suivants, agité et perdu dans ses souvenirs, il finit par raconter ce qui l’obsède, au cours de plusieurs nuits de confidences. Le premier voyageur apprend que l’homme était médecin dans un village de Malaisie, et qu’une femme de la haute société, fière mais anxieuse, était venue le trouver dans son cabinet perdu dans la jungle, pour une demande un peu particulière. Et comment, entre puissante attraction et désir de la tourmenter, il l’avait poussée à une alternative dramatique…
« Soudain, une main me serra convulsivement le bras, au point que j’aurais presque crié d’effroi et de douleur. Dans l’obscurité, le visage s’était tout à coup rapproché de moi, grimaçant ; je vis surgir subitement ses dents blanches, je vis les verres de ses lunettes briller comme deux énormes yeux de chat dans le reflet du clair de lune. »
C’est bref, soixante-dix pages si on excepte les préfaces et appendices divers… mais magistral. La construction est parfaite, qui ramène dans les dernières pages le lecteur à l’endroit où tout a commencé, dans le port de Naples. Le style est d’un grand classicisme, clair, habile à faire monter la tension, et à restituer des atmosphères : la promiscuité et l’accablement ressentis à bord du navire comme la moiteur des forêts de Malaisie et la crasse des villes. Et aussi à imbriquer une histoire dans une autre et à sonder la psychologie de plus en plus fragile et affolée du médecin de Malaisie. Je l’ai lu dans une version qui ne comporte que cette seule nouvelle, il en existe d’autres où Amok est suivi de Lettre d’une inconnue et de La ruelle au clair de lune.
Amok de Stefan Zweig, 1922, Livre de Poche, 2013, 128 pages.
« A l’épicerie de Marion Pfaff, où Elsa faisait ses courses chaque vendredi, les langues allaient bon train. Penser qu’une femme d’ici avait fait une chose pareille ! Ça ne collait pas à leur petit monde bien rangé. »
Dans un petit village allemand proche de la Belgique, la vie n’est pas facile en 1947. En particulier pour Henni, quatorze ans, et ses frères et sœur qui ont perdu leur mère, et dont le père se désintéresse totalement pour passer ses journées à l’église. Une grosse activité de contrebande, de tabac notamment, règne dans cette région frontalière, et les passeurs utilisent des enfants qui ne risquent pas d’être emprisonnés. Henni, débrouillarde et vive, va d’elle-même proposer ses services, pour la survie de la famille, jusqu’à un drame qui les sépare tous. Parallèlement, le roman raconte un procès en 1970, suivi avec attention par Elsa, amie d’enfance de Henni.
« Quant à ces deux « vérités » dont vous parlez, ce ne sont pas des vérités. Avec le recul, tout le monde agence les choses comme ça l’arrange pour pouvoir vivre avec. On fait tous ça. »
Le cadre dans lequel évolue les personnages m’a beaucoup intéressée, ce coin d’Allemagne proche de la Belgique, ouvrant la porte aux trafics et à la contrebande, pour assurer la survie de certains, et l’enrichissement d’autres, ces marais traversés en pleine nuit dans la neige, ces villageois prompts à observer et à médire… Et le terrible orphelinat… Par contre, là où je m’attendais à un roman policier, je me suis trouvée face à un roman historique des plus sombres. La noirceur, la tristesse qui émanent du texte, les épreuves qui s’accumulent dans la vie de Henni, tout cela m’a paru excessif, ce que seule une grande sobriété dans l’écriture aurait pu adoucir un peu. Mais non, d’autres drames s’ajoutent, les enfants sont les premiers à en pâtir, et ça, j’ai eu du mal à le lire. Certains personnages manquent totalement d’humanité, et ceux qui viennent apporter un équilibre au récit sont bien peu nombreux. De plus, l’alternance des époques maintient un suspense un peu artificiel, même s’il offre une respiration bienvenue, et des attentes plus positives, si on peut dire. Au final, ce roman ne restera pas comme mon préféré de l’autrice, après les lectures successives du Violoniste, de L’envers de l’espoir et de Rompre le silence.
Enfances perdues de Mechtild Borrmann, (Grenzgänger, 2018), éditions Le Masque, 2020, traduction de Céline Maurice, 288 pages.
« L’homme roule depuis un peu plus de neuf heures, dont trois sous le crachin. Il est parti à 7 heures pile. Il a séché dans la descente après Hauterives, à la fin des Terres froides. Bien qu’il ne maîtrise pas encore les subtilités du rétropédalage et qu’il soit trop grand pour faire un bon cycliste, il s’entête. »
Mars 1951. Un couple de paysans, les Delhomme, a été assassiné quelques semaines auparavant dans une ferme de la Drôme, et leur fillette de onze ans a disparu depuis. Crime de rôdeur ou vengeance d’un proche, d’un voisin ? Un inspecteur arrive de Lyon sur son vélo pour enquêter sur cette affaire. Étrange personnage que l’inspecteur Michel de la Brigade criminelle de Lyon, en tout cas, il est totalement investi dans sa recherche du coupable, et ne ménage pas sa peine pour trouver des témoins que la Gendarmerie a oubliés, recouper les informations, et accumuler les kilomètres à bicyclette. On se rend vite compte que sa recherche est liée à des événements qui ont eu lieu pendant la Seconde Guerre mondiale. Mais je n’en dirai pas plus.
« L’inspecteur avance sous le tilleul, vers le cheval et l’embarcation. Puis il questionne et Marc Escoffier raconte à contrecœur, en plus, il a déjà tout balancé aux gendarmes. Il est méfiant, en dit le moins possible. »
Je suis entrée dans ce roman sans rien en savoir, et croyant avoir affaire à une suite de La sacrifiée du Vercors, que je n’ai pas lu, pas encore. Le style ne manque pas d’accrocher l’attention, de rares fois l’auteur en fait un peu trop, mais il est la plupart du temps parfaitement adapté au récit, sec, nerveux, sans fioritures, sans psychologie : des actions, des dialogues, de la concision. Le récit garde une part d’obscurité et de mystère jusqu’à un événement qui fait tout reconsidérer, et à relire les premières pages, on se rend compte que chaque mot compte, et que l’identité floue de l’inspecteur Michel n’est pas totalement occultée, bien au contraire. A ce moment, je me suis dit que pour que le roman fonctionne, il faudrait que la résolution finale soit à la hauteur, et heureusement c’est tout à fait le cas ici. La Seconde Guerre mondiale étend ses répercussions jusqu’en ces années cinquante, et n’en finit pas d’occasionner des ravages dramatiques. Les personnages sont loin d’être aimables, mais l’histoire est bâtie de façon à rendre le livre vraiment difficile à quitter tant qu’on n’en a pas le fin mot.
Les larmes du Reich, de François Médéline, éditions 10/18, avril 2022, 198 pages.
Rentrée littéraire 2022 (3) « La machine bourgeoise était en marche pour venger un de ses membres, et ces derniers n’hésiteraient devant aucun moyen, quitte à bafouer leur serment, pour parvenir à leurs fins. Les notables étaient mobilisés, solidaires dans l’adversité. »
De nombreux romans reviennent sur des faits divers et des procès très médiatisés. En 1933, la France entière a suivi avec grande attention, et même pris parti dans le procès des sœurs Papin, Christine et Léa, deux bonnes qui tuèrent dans un accès de rage leur patronne et la fille de celle-ci. Par-delà l’attente concentre son attention sur Germaine Brière, l’avocate de la défense qui a choisi de défendre l’aînée des deux sœurs, alors que son collègue Pierre Chautemps sera l’avocat de Léa, la cadette.
« On veut toujours trouver un mobile, ils n’ont que ce mot à la bouche »
L’aspect social du procès, la notion de crime de classe, sont repris par tous les éditorialistes, mais Germaine Brière croit fermement à la folie et à l’effet d’entraînement entre les deux sœurs. Contredite par trois expertises médicales qui vont clairement dans le sens de la pleine responsabilité, elle fait venir un autre psychiatre expert…
« Henriette était la figure idéale de la Parisienne. Historienne de l’art, femme libre qui n’avait pas hésité à divorcer pour épouser Joseph Caillaux en secondes noces, elle symbolisait la femme du futur, celle qu’Ernestine rêvait d’être et, surtout, celle que sa fille unique, Germaine, était destinée à devenir. »
Le roman dure le temps, très bref, de l’attente du verdict, d’où son titre. Germaine y revient sur son enfance, sur un certain féminisme de sa mère qui l’a poussée à étudier, à devenir, non sans difficulté, la première femme à intégrer le Barreau du Mans. Elle revient aussi sur l’affaire qui l’obsède, bien sûr, mais aussi sur sa vie sentimentale, sa santé défaillante. C’est un portrait de femme des plus réussis que dresse Julia Minkowski, et en même temps, une image de la justice du début du XXème siècle, presque uniquement prononcée par des hommes, et qui s’avère extrêmement dure envers ces femmes de basse extraction qui ont attenté à la vie de bourgeoises. Bien documenté, bien écrit, ce livre ne cède pas à la tentation du premier roman qui brasserait trop de thèmes. Non, il est carré, clair, et fascine par le point de vue adopté et par le personnage très intriguant de Germaine Brière. Un sans-faute !
Par-delà l’attente de Julia Minkowski, éditions JC Lattès, août 2022, 218 pages.
Je regroupe aujourd’hui trois romans d’auteurs francophones, respectivement nés en Tunisie, sur l’île Maurice et au Cameroun.
Yamen Manai, Bel abîme, éditions Elyzad, 2021, 112 pages. Prix Orange du livre en Afrique en 2022. « Ce n’est pas avec un tel discours que je pourrai prétendre à un allègement de peine? Ma peine, celle au fond de mon cœur, ne sera jamais allégée. Mais tant qu’il y a des souvenirs et tant qu’il y aura des livres, je ferai mieux que survivre. »
Le roman de Yamen Manai se présente sous la forme d’un monologue, ou plutôt d’une moitié de dialogue (c’est très bien fait), adressé par un adolescent à son avocat, puis au psychiatre qui viennent le visiter en prison, à Tunis. Les faits qui l’ont conduit sous les verrous, leur engrenage, tout est révélé entre les mots de ce qui n’est pas une confession, mais un véritable cri de colère. Contre ses parents d’abord, son père professeur d’université, plus préoccupé de la propreté de sa voiture que du bien-être de son fils, sa mère qui acquiesce à tout ce que dit son mari. Mais heureusement, il y a Bella avec laquelle il s’entend si bien, à laquelle il peut confier tous ses chagrins… Ce jeune homme sensible s’emporte aussi contre les institutions, et contre ses compatriotes qui ne vivent qu’au travers de la violence, qui ne respectent rien, surtout pas la nature qui les entoure. « La vérité, c’est qu’on ne mérite pas une si belle compagnie. La vérité, c’est qu’on ne mérite pas une si belle nature. La vérité, c’est qu’on ne mérite pas un si beau pays. » Je ne veux pas en dire trop, ce roman court, mais extrêmement percutant, où chaque mot sonne juste, pourra être mis entre les mains de lycéens, tout en fascinant de la même manière les lecteurs de tous âges. Dans un tout autre genre, Yamen Manai a écrit aussi La sérénade d’Ibrahim Santos, que je vous recommande. Les avis de Krol ou Jostein.
Barlen Pyamootoo, L’île au poisson venimeux, éditions de l’Olivier, 2017, 176 pages. « Le quartier éveillait des souvenirs qui flottaient en lui, il marchait pourtant d’un pas lourd, peut-être à cause de la rue qui lui paraissait interminable, comme creusée au centre de la Terre. Mon chemin de croix, a-t-il soupiré quand il a commencé à confondre des fragments du passé avec l’image de quelques vieux qui trottinaient devant lui. »
Le plus discret de ces trois romans, mais pourtant son style devrait en séduire plus d’un et d’une ! Sur l’île Maurice, dans une petite ville, Anil et Mirna tiennent un commerce de vêtements et mènent une vie dépourvue d’aspérités. Un jour, après un repas avec un ami, Anil disparaît. Mirna fait appel aux amis et voisins, puis à la police, mais ni Anil, ni son corps ne sont retrouvés. Tout en tentant de continuer à vivre sans lui, Mirna ne peut que tourner et retourner des questions qui la hantent. L’écriture poétique de Barlen Pyamootoo, découvert dans Whitman, est de celles qui se remarquent. Elle est riche de mots que viennent percuter des images originales, et décrit non sans humour cette petite communauté dans son cadre de vie qui assurément, offrent un beau dépaysement.
Djaïli Amadou Amal, Les impatientes, éditions Emmanuelle Collas, 2020, 245 pages. Prix Goncourt des Lycéens en 2020. « Car un mariage réussi se compte dans le nombre de parures en or qu’on affiche avec ostentation à la moindre opportunité festive. Et une femme heureuse se reconnaît à ses voyages à la Mecque et à Dubaï, à ses nombreux enfants et à sa belle décoration intérieure. Le meilleur époux n’est pas celui qui chérit mais celui qui protège et qui est généreux. Il est inconcevable que les choses soient autrement. »
Je termine avec ce roman dont vous avez sans doute entendu parler et même lu. Situé dans un village du Nord Cameroun, dans un milieu de commerçants musulmans plutôt aisés, comme le montre l’extrait, il dénonce les mariages forcés, les violences conjugales et la polygamie, au travers de trois portraits de femmes : Ramla doit renoncer à ses études pour devenir la deuxième épouse d’un homme beaucoup plus âgé qu’elle, et sa sœur Hindou est forcée d’épouser son cousin alcoolique et violent. Quant à Safira, elle voit d’un mauvais œil arriver une toute jeune deuxième épouse dans sa maison. Ce roman, dont l’écriture, un peu atone, fait bien ressentir l’étouffement, tient plutôt d’une suite de témoignages, et dénonce avec force ces situations où les seuls conseils donnés aux jeunes filles sont de prendre patience et de ne pas mettre en péril les alliances passées par leurs oncles, pères et maris. Le patriarcat forme là un système tellement serré qu’aucune d’entre elles ne peut rien y faire. Un constat bien désespérant !
D’autres avis chez Cécile. Retrouvez le mois africain ici.