Pierre Jarawan, Tant qu’il y aura des cèdres

« Si tu en sors vivant, me dis-je en éprouvant soudain une paix étrange, c’est qu’il y a une raison et que ton voyage n’est pas terminé. Tu devras faire une ultime tentative pour le retrouver. »

Lorsque Samir a dix ans, un jour, sans que rien ne le laisse prévoir, son père passe la porte de leur appartement et disparaît. Né en Allemagne de parents libanais, il est bercé depuis son plus jeune âge par les récits que font ses parents, voisins et amis, tous libanais, de ce pays. Les contes inventés par son père, qui chaque soir apportent leur dose de merveilleux, le font particulièrement rêver. Samir grandit dans l’absence de son père et dès qu’il le peut, part à sa recherche au Liban, destination la plus probable, d’autant qu’il se demande si la soudaine disparition de son père n’a pas à voir avec l’histoire politique de son pays.

« Le Liban avec lequel j’ai grandi est une idée. »

Le jeune auteur allemand a tressé un très joli roman autour du personnage charismatique du père, et du mystère qui l’entoure. La lecture n’est en rien compliquée par ce qu’il apprend au fur et à mesure de l’histoire du pays du cèdre bleu, le tout est fluide et tout à fait lisible. C’est une très belle lecture, en ce qui me concerne, pas un coup de cœur, le rapport obsessionnel du jeune Samir à son père et à son pays d’origine, assorti d’oeillères pour tout ce qui ne les concerne pas, pouvant agacer un peu à la longue. La manière dont les légendes racontées chaque soir au petit garçon s’articulent avec les découvertes qu’il fait à l’âge adulte, les très belles pages sur la découverte de Beyrouth et de Zahlé, les révélations finales, tout cela en fait un très beau roman qui pourra plaire à beaucoup de lecteurs.

Tant qu’il y aura des cèdres de Pierre Jarawan (Am Ende bleiben die Zedern) éditions Héloïse d’Ormesson, 2020, paru en Livre de Poche, 570 pages.

Noté chez Delphine-Olympe.

Traduit de l’allemand, ce roman participe donc tout naturellement aux Feuilles allemandes de ce mois de novembre.

Bandes dessinées variées (3)

Fabien Toulmé, L’odyssée d’Hakim tomes 1, 2 et 3, éditions Delcourt, parutions 2018 à 2020, environ 272, 264 et 280 pages.
Repéré grâce à Keisha.
Une odyssée, voilà un terme qui convient parfaitement à ces plus de huit cent pages qui relatent le voyage d’un jeune Syrien jusqu’en France. Fabien Toulmé cherchait à faire comprendre les parcours individuels des réfugiés par le prisme d’un cas individuel. C’est parfaitement réussi, on s’attache à Hakim, jeune homme vivant en Syrie, jeune entrepreneur qui a créé une pépinière qui fonctionne bien. Jusqu’à des manifestations anti-régime, au cours desquelles il est arrêté pour être venu en aide à un blessé. Emprisonné, torturé, il est finalement relâché, mais la confiance qu’il avait dans son pays à disparu, son lieu de travail réquisitionné, il n’a plus rien. Ses parents sont trop âgés et ne veulent pas partir, d’autant qu’ils sont sans nouvelles d’un jeune frère emprisonné également.
Hakim part chercher du travail d’abord au Liban, puis en Turquie, mais les nombreux réfugiés commencent à être accueillis de plus en plus froidement. Hakim tombe amoureux d’une jeune Syrienne, partie à l’étranger avec sa famille. Ils se marient, tentent de construire une vie ensemble, puis décident de partir pour la France. Que d’embûches et de problèmes ! Najmeh réussit à demander l’asile en France, mais c’est plus compliqué pour Hakim et leur petit garçon qui attendent en Turquie. Si bien qu’Hakim se résout à utiliser des moyens clandestins pour rejoindre sa femme.
Voici, résumés très brièvement, le contenu des trois tomes, contenu bien plus riche que cela, un regard formidable sur un parcours particulier, qui devient pourtant universel, et vaut toutes les statistiques. De plus, le graphisme est tout à fait comme je les aime, et convient bien à un récit en images, rond et lisible, sans effets inutiles.
Pour moi, une série incontournable !

Nicolas de Crécy, Visa transit tome 1, Gallimard, 2019, 136 pages
Sur le thème du voyage, cette bande dessinée est bien différente de la précédente ! Deux cousins embarquent quelques vêtements, des cartons de livres et deux sacs de couchage dans une Citroën Visa hors d’âge, qui les mènera le plus loin qu’elle pourra, direction la Turquie. Cela se passe en 1986, l’été qui suit l’accident de Tchernobyl. Les deux zigotos parcourent l’Italie, la Yougoslavie, la Bulgarie, sans vraiment faire de tourisme, sans non plus chercher à faire connaissance avec l’habitant. Ils sont un peu dans leur bulle. D’ailleurs, pourquoi ont-ils emportés autant de livres, ils ne passent pas particulièrement leur temps à lire ? Quelques épisodes sont savoureux, notamment celui de la station service yougoslave. D’autres un peu plus obscurs, comme les incursions du poète Henri Michaux qui intervient à plusieurs reprises, échappé sans doute d’un des fameux livres.
Le dessin est plaisant, les paysages donnent envie de partir sur les routes, sans but. Je me pencherai probablement sur le deuxième tome, par curiosité.

Olivia Burton, Mahi Grand, Un anglais dans mon arbre, Denoël, 2019, 222 pages.
Finalement, toutes les bandes dessinées du jour ont pour thème le voyage, faut-il y voir un manque, une absence ?
Olivia Burton découvre à la mort de son père qu’un de ses ancêtres était un explorateur connu, Sir Richard Francis Burton. Un homme aux mille vies, parlant de nombreuses langues, espion, aventurier, traducteur du Kamasutra, explorateur des sources du Nil.
Olivia cherche ses traces à Londres, puis en Afrique. Le point de vue alterne entre celui des recherches de la jeune femme et la mise en images du récit des aventures de Sir Burton par lui-même. Le dessin change aussi selon les deux époques, et fait merveille dans les voyages de l’ancêtre : grand-père, ou grand-oncle ou encore ? Les généalogies cachent bien des mystères ! Et ce roman graphique est très sympathique.

Sabyl Ghoussoub, Beyrouth entre parenthèses

Rentrée littéraire 2020 (11)
« Moi, je ne sais même pas qui je suis. Je ne suis pas certain d’être la personne qui parle à cet instant. »

Le narrateur franco-libanais, artiste photographe, est encore tout jeune lorsqu’il annonce vouloir visiter Israël, l’envie le tenaillant depuis des années et des années. Mais pour un Libanais, la destination est interdite, et le jeune homme est accueilli à l’aéroport Ben Gourion par des policiers qui l’interrogent avec une certaine circonspection, voulant sans relâche tout connaître de son identité et de ses motivations à effectuer un tel voyage. Plus il essaye de s’expliquer, plus il semble s’enfoncer dans les méandres d’une identité mal assumée ou mal comprise. Cet interrogatoire en pointillés est donc l’occasion pour lui d’essayer de savoir où il en est de son appartenance à un pays ou à un autre, de réaliser aussi que tels et tels « ennemis » se ressemblent à un point inimaginable…

« À l’âge de dix-neuf ans, je suis parti m’installer au Liban, persuadé de libérer la Palestine. J’élaborais des théories sur comment s’organiser pour que les Israéliens, les Palestiniens et les Libanais vivent ensemble. Je voulais que les mizrahim, les juifs orientaux, reviennent vivre dans leur pays d’origine, que les Israéliens deviennent palestiniens, qu’on apprenne l’hébreu au Liban. Je me transformai peu à peu en personnage fou digne d’un roman de Philip Roth. »
Le début m’a beaucoup plu, le style impeccable, l’allusion à Philip Roth, l’humour, m’ont conquise. Après, j’ai trouvé que ça tournait un peu en rond, que l’humour grinçant faisait un peu moins mouche. Puis le texte redevient plus intéressant dans la dernière partie où le jeune artiste est arrivé en Israël, rencontre les amis de Rose qu’il est venu voir, loue une chambre avec vue sur le Liban de l’autre côté de la frontière… Je suis un peu mitigée au final, l’idée de départ intéressante et le regard porté sur le thème de l’identité permettent de produire un texte original, mais pas spécialement porteur d’émotion.

Beyrouth entre parenthèses de Sabyl Ghoussoub, éditions de l’Antilope, 2020, 139 pages.

Eva et Jérôme ont aimé sans réserve.

Retrouvez d’autres lectures pour le Mois de la Littérature libanaise chez Maeve.

Zeina Abirached, Le piano oriental

pianoorientalC’est une véritable découverte pour moi que le roman graphique de cette jeune dessinatrice libanaise, qui en a pourtant déjà fait paraître cinq ou six. Ce qui frappe tout d’abord, c’est le noir et blanc, qui ne s’accommode pas de demi-teintes, pas de gris donc, et qui déploie une inventivité extraordinaire : des bruits entourent parfois la page, des listes de mots encadrent un portrait, des vagues, des lignes de partitions ou d’autres motifs envahissent des pages… Ce graphisme très travaillé est un véritable plaisir, à la fois pour les yeux, et parce qu’on ne sait jamais à quelle surprise s’attendre en tournant la page.
Dans les années 50, Abadallah a imaginé un piano capable de jouer les quarts de ton des mélodies orientales, et il est invité à montrer son invention à un facteur de pianos à Vienne. Il part, accompagné de son ami Victor.
En parallèle, Zeina découvre dans son enfance les langues étrangères et notamment le français, en même temps que la lecture, et si cela lui ouvre des portes, le fait de parler deux langues, la fait aussi se sentir toujours un peu étrangère, un peu décalée : tricoter le français et l’arabe n’est pas une sinécure. Le regard porté par les français quand elle finit par aller à Paris ne manque pas de la perturber aussi.
L’autobiographie, l’expérience de la narratrice, alterne avec des éléments de la vie de son arrière-grand-père, qui joue le rôle de l’ami d’Abdallah. Beaucoup de thèmes abordés donc dans cette très belle et originale bande dessinée, qui mérite largement les prix qu’elle a remportés et la reconnaissance des lecteurs.
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pianooriental_planche1L’auteure : Zeina Abirached est une dessinatrice de bande dessinée libanaise née à Beyrouth en 1981, en pleine guerre civile. Elle a étudié à l’Académie libanaise des Beaux-arts, puis à l’École nationale supérieure des arts décoratifs de Paris.
En 2006, elle sort ses deux premiers albums et participe au Festival d’Angoulême. Après Beyrouth catharsis et 38 rue Youssef Semaani, son roman graphique Mourir partir revenir, le jeu des hirondelles connaît un très large succès public et critique. Il est sélectionné à Angoulême en 2008.
En 2015, elle publie Le piano oriental qui obtient le Prix Phénix de littérature 2015 et qui fait partie de la Sélection officielle du Festival d’Angoulême 2016.
210 pages.
Éditeur : Casterman (2015)

Repéré chez Enna et Leiloona.
Lu pour l’opération La BD fait son festival avec PriceMinister #1Blog1BD
note attribuée : 17/20.

 

Sorj Chalandon, Le quatrième mur

quatriememurL’auteur : Sorj Chalandon est un journaliste et écrivain français né en 1952. Il a été grand reporter puis rédacteur en chef adjoint à Libération de 1974 à 2007, et a remporté le Prix Albert-Londres pour ses reportages. Il est l’auteur de Une promesse en 2006, Mon traître en 2008, Retour à Killibegs en 2011, Le quatrième mur en 2013.
327 pages
Editeur : Livre de Poche (août 2014)

« Ils ont tué Antigone ». Dans ce roman, il est question de théâtre et de guerre : le projet de monter la pièce d’Anouilh en plein cœur de Beyrouth déchirée, en 1983, avec des comédiens druzes, chrétiens, palestiniens, chiites… Ce projet est celui de Samuel, un juif grec réfugié en France, mais Samuel est mourant, et il confie la mission à son ami Georges. C’est lui qui narre les prémisses de ce projet, le voyage, la découverte de la ville, la recherche des comédiens, la folle rencontre sous les tirs des snipers.
La scène d’ouverture, toute en phrases courtes, dans Beyrouth en guerre, est percutante comme j’en ai rarement lue, puis un retour en arrière nous ramène à Paris… En parallèle avec l’évolution du projet théâtral, on lit entre les mots le parcours de Georges, de jeune homme à père de famille, d’étudiant manifestant sur les trottoirs parisiens à metteur en scène qui ne sait plus de quel côté regarder dans le conflit qui déchire Beyrouth.
Les thèmes de l’action politique, de l’amitié, de la littérature, de la paternité, du traumatisme, se tressent dans un roman terriblement émouvant, comme la pièce de théâtre où la scène est une ville en guerre, où les acteurs sont des combattants, où le fracas des bombes tente de faire taire les protagonistes, où la mort est omniprésente. La littérature se joue des frontières et des combats, mais jusqu’à quel point ?
C’est une lecture qu’on a envie de faire durer, même si certains passages sont éprouvants, tant les personnages sont beaux, et touchants, et sincères, et vivants. Et le rythme de l’écriture récurée, blanche, de Sorj Chalandon, devient hypnotique… Un coup de cœur.
Et pourtant, je dois ajouter qu’il fait partie des livres à qui j’ai donné une deuxième chance, parce que la lecture des premières pages ne m’avait pas séduite immédiatement une première fois. Cette sélection du prix des lecteurs du Livre de Poche ne commence pas trop mal !

Extrait : La rue était déserte. Le jour se levait. Nous avons roulé doucement. Plus vite, jusqu’au pont autoroutier. Entrée sur le Ring, notre voiture s’est emballée. J’ai eu la sensation d’un avion au décollage. J’ai fermé les yeux. Nous roulions en cercueil rouge, offerts à toutes les balles de la ville. J’ai paniqué. Mon ami aurait dû repeindre sa voiture en guerre, en bitume, en rien.
– Tour Murr, a soufflé le Druze.
J’ai ouvert les yeux, me suis soulevé légèrement. Le bâtiment était sur la droite, rectiligne, immense dans le ciel. Ses fenêtres de mort nous épiaient.

Les avis d’Antigone, Clara, Krol, Philisine, Séverine, Sylire, Violette et de Laurie, co-jurée du prix des lecteurs du Livre de Poche 2015plldp