E. Lily Yu, L’Odyssée de Firuzeh

« L’ennui, déclara Nasima, c’est pire que les requins. Ils avaient vu les ailerons au loin la veille, mais à présent la mer n’avait plus à leur montrer que des bouteilles en plastique, des paquets de chips et des entrelacs d’algues.
Firuzeh rétorqua qu’elle préférait l’ennui. »

Firuzeh, fillette afghane, ses parents et son petit frère, le turbulent Nour, doivent quitter précipitamment Kaboul, où leur sécurité n’est plus assurée. Leur seul choix est l’exil. C’est par le regard de Firuzeh que le périple de la famille est abordé par E. Lily Yu, jeune autrice américaine.
Passé la première surprise de voir ces Afghans, en compagnie de migrants d’autres nationalités, tenter une longue errance vers l’Australie, rien n’est très différent des périples de demandeurs d’asile entre l’Afrique et l’Europe, ou l’Asie et l’Europe. Le passage des frontières, l’attente des passeurs, la montée à bord d’embarcations surpeuplées, la traversée de tous les dangers jusqu’à ce que des gardes-côtes australiens les récupèrent et les parquent dans un camp sur l’île de Nauru (j’allais écrire Lampedusa, mais non). Là, dans des conditions intenables, ils doivent attendre, pendant un temps que les enfants n’évaluent pas, que leur demande d’asile aboutisse ou non. La deuxième partie du roman se situera après cet internement à Nauru.

« Un rêve fracturé. Des bruits de pas creux sur un long quai, l’eau clapotant en contrebas. Les vibrations et les grondements familiers d’un moteur d’autocar. Des clôtures argentées s’ouvrant à leur passage pour les avaler. Firuzeh battit des paupières pour ouvrir les yeux, elle vit, et elle oublia. »

Le style original, plutôt poétique, qui place cette narration du point de vue d’une petite fille est touchant. L’amitié de Firuzeh avec Nasima, une fillette de son âge, amitié qui va perdurer au-delà des difficultés, constitue le cœur du roman. Si le mélange de réalité brutale, d’histoires et d’imagination enfantine déconcerte un peu, il est parfait pour montrer à quel point les enfants sont obligés dans ces conditions extrêmes de grandir trop brutalement. Le titre ne mentionne que Firuzeh, mais le petit Nour s’avère de plus en plus attachant aussi, au fil des pages. Leurs parents aimeraient les garder dans l’enfance, et leur racontent souvent des histoires issues de leurs traditions, du moins tant qu’eux-mêmes ont encore suffisamment d’espoir pour pouvoir en insuffler dans leurs contes. Il faut dire que les désillusions s’accumulent.
Quelques chapitres, dans un style différent, montrent des personnages secondaires, et l’une d’entre eux, arrivant à la fin du roman, semble correspondre au parcours de l’autrice. Cela renforce la réalité de l’histoire. La fin est tout juste formidable, et rattrape le rythme un peu lent du milieu de ce premier roman.

L’Odyssée de Firuzeh de E. Lily Yu, (On fragile waves, 2021), éditions de l’Observatoire, janvier 2023, traduction de Diniz Galhos, 296 pages.

Emma Viskic, Resurrection Bay

« Un autre homme lui faisait face, la lumière du palier projetait des ombres sur son visage émacié et cireux. Ses lèvres remuaient. Il criait. Des questions ? Des ordres ? Un bruit confus, il faisait trop sombre pour lire sur ses lèvres. »
Détectives privés à Melbourne, Caleb et son associée Frankie se mettent à la recherche du meurtrier de Gary, le meilleur ami de Caleb, qu’il a retrouvé assassiné chez lui. Le roman commence directement par une scène forte où Caleb pleure son ami et s’interroge sur le dossier sur lequel le détective privé et le flic travaillaient ensemble. La police semble soupçonner Gary d’être un ripou, ce que Caleb n’imagine pas un instant. L’originalité du roman tient en quelques mots : Caleb est sourd depuis l’enfance, et lit sur les lèvres, mais souvent se refuse à signaler son handicap à ses interlocuteurs. D’où des incompréhensions fréquentes. Cet aspect du roman a des accents de vécu et ajoute un intérêt certain à l’intrigue.
Agressé, blessé et réfugié chez son ex-femme dans la petite station balnéaire de Resurrection Bay, Caleb continue d’aller interroger différentes personnes qui pourraient éclairer les derniers instants de Gary et les problèmes dans lesquels il semblait s’être empêtré.

« Caleb sortit du lit doucement et s’habilla avec précaution, non sans grimacer de douleur. Curieux de voir à quel point tout faisait plus mal le lendemain : les entailles, les ruptures, le chagrin. »
On a affaire à un personnage original mais à des situations qui le sont un peu moins. J’ai noté un certain manque de cohérence, notamment dans les caractères des personnages et parfois dans l’action. Particulièrement agaçante est la propension de Caleb à ne rien faire pendant des pages et des pages, puis à s’inquiéter brusquement, et à se mettre à s’agiter en tous sens ! De plus, des passages sentimentaux parsèment le texte, et, s’ils sont utiles pour apporter une respiration, ils ne réussissent pas à impliquer le lecteur, enfin avec moi, ça n’a pas vraiment fonctionné.
Heureusement l’auteure, hormis quelques courts passages, n’a pas trop recours à la violence et au sordide pour asseoir son roman, ce qui a été un soulagement au fil du texte. J’ai trouvé aussi que l’écriture manquait de relief, c’est dommage, une musique des mots plus remarquable aurait aidé à maintenir l’intérêt du lecteur entre les dialogues qui sont nombreux et sonnent plutôt juste.

Un polar honorable, donc, pour un premier roman, mais je ne suis pas certaine de continuer la série…

Resurrection Bay, d’Emma Viskic, éditions du Seuil, février 2020, (édition originale 2015), traduction de Charles Bonnot, 315 pages.

M.L. Stedman, Une vie entre deux océans

vientredeuxoceansL’auteur : M.L. Stedman est née en Australie et vit désormais à Londres. Une vie entre deux océans est son premier roman, traduit dans le monde entier.
528 pages
Éditeur : Livre de Poche (2014)
Traduction : Anne Wicke
Titre original : The light between oceans

Déjà repéré à sa sortie, j’ai approché ce roman avec quelques craintes, concernant le traitement d’une histoire qui pouvait devenir trop mélodramatique ou au contraire, trop fleur bleue !
Tom Sherbourne, une fois démobilisé après avoir combattu en Europe lors de la première guerre mondiale, accepte un emploi de gardien de phare sur l’île de Janus, entre Océan Indien et Océan Arctique. Il s’accommode de la routine et de la solitude sur cet îlot très éloigné de la côte, mais lors d’une période de repos sur le continent, il rencontre une jeune femme vive et décidée, qu’il épouse dans les mois suivants. Isabel s’acclimate bien aux contraintes de la vie sur Janus Rock, mais des fausses couches successives minent son moral. C’est alors, au moment où le livre débute, que le couple trouve un dinghy échoué sur l’île, et à bord un homme mort, et un nourrisson qu’ils recueillent et protègent. Les mensonges commencent lorsque sur l’insistance d’Isabel, ils ne déclarent pas cette découverte et font passer la petite Lucy pour leur enfant.
Les thèmes du mensonge et de la vérité, des extrémités où peut mener le désir d’enfant, de l’intérêt de l’enfant, sont très bien exploités dans toutes leurs composantes, d’autant que la tranquillité de cette petite famille ne dure pas éternellement. Chacun des deux parents réagit différemment lorsque les événements tournent moins bien pour eux. Tom a davantage vécu, son enfance difficile et ses années au front le poussent à éprouver des sentiments plus ambivalents qu’Isabel, qui réagit plus viscéralement, en tant que mère. Mais quels que soient leurs réactions, la finesse psychologique introduite par l’auteur nous permet de les comprendre.
C’est une belle histoire d’amour parental, de cas de conscience aussi, dramatique et pleine de sentiments, mais qui ne cherche pas l’émotion à tout prix, et le style est agréable à lire… un très bon premier roman.

Extrait : Quiconque a travaillé dans un phare pourra vous parler de ce que sont réellement l’isolement et l’envoûtement. Des étincelles jaillissant du brasier australien, ces feux l’entourent, s’allument et s’éteignent, et certains ne sont jamais observés que par une poignée d’âmes. Mais c’est son isolement lui-même qui sauve tout le continent de l’isolement –sécurisant les voies maritimes, pour ces vapeurs qui parcourent des milliers de miles afin d’apporter des machines, des livres, du tissu, contre de la laine et du blé, du charbon et de l’or : les fruits de l’ingéniosité échangés contre ceux de la nature. Cet isolement tisse son mystérieux cocon, et focalise l’esprit sur un lieu, sur une période, sur un rythme – la rotation de la lumière. L’île ne connaît pas d’autres voix humaines, pas d’autres traces de pas. Une fois installé sur un plateau en pleine mer, vous pouvez vivre l’histoire que vous choisissez de vous raconter et personne ne vous dira que cela n’a aucun sens, ni les mouettes, ni les prismes, ni le vent.

plldpLes avis varient : Enna a été touchée, Meelly l’a trouvé envoûtant, Théoma s’est ennuyée, Véronique a aimé son ampleur, Zazy n’est pas trop emballée…

Miles Franklin, Ma brillante carrière

mabriallantecarriereL’auteur : Son nom est Stella Maria Sarah Miles Franklin. Elle est née en 1879 en New South Wales dans une famille de propriétaires terriens. Elle publie son premier roman, Ma brillante carrière, inspiré de sa jeunesse, en 1901. Par la suite, elle tente une carrière d’infirmière puis de gouvernante, tout en continuant d’écrire pour des journaux. Elle écrit la suite de Ma brillante carrière, que la censure interdit de publication jusqu’en 1946, trouvant l’ouvrage trop subversif !
En 1906, elle part vivre aux Etats-Unis et devient la secrétaire de Alice Henry, directrice de la Ligue des Femmes de Chicago, puis en 1915 elle s’installe en Angleterre où elle travaille dans un hôpital. Elle rentre en Australie en 1932 et écrit de nombreux romans historiques sur le Bush. Sa vie est marquée par sa volonté de ne jamais se marier, et ce, malgré les nombreux prétendants. Elle fait ainsi partie de ces pionnières du féminisme à l’australienne. Elle décède en 1954 dans une banlieue de Sydney. Dans son testament, elle lègue une somme conséquente afin que soit créé un prix littéraire annuel portant son nom.

Je sens que je vais jouer les rabat-joie aujourd’hui, car je n’ai pas été très emballée par ce classique de la littérature australienne, dont l’auteur est une pionnière dans le domaine du féminisme. Ce roman est le récit à peine romancé de sa jeunesse, où elle est incarnée par le personnage de Sybylla Melvyn. Celle-ci grandit dans une famille que les déboires financiers et alcooliques du père conduisent à la pauvreté. Pourtant, il avait commencé avec une exploitation agricole de taille raisonnable, un mariage avec une jeune fille de bonne famille, mais des choix hasardeux font que la famille peine à survivre. C’est un calvaire pour l’aînée de la famille, Sybylla, qui rêve de littérature et de musique, et doit participer activement aux travaux ménagers, et voir sa mère s’user de jour en jour à des tâches ingrates. Le caractère perpétuellement rebelle de Sybylla en fait une charge supplémentaire pour ses parents qui l’envoient pour un séjour de longue durée chez sa grand-mère et sa tante maternelles.
Le décor change du tout au tout, la maison est bourgeoise, les voisins du bush ont des des hectares et des hectares de terres et les jeunes hommes tournent autour de cette jeune fille qui se décrit pourtant elle-même comme fort laide. Ces complexes ne l’empêchent pas de faire toujours preuve d’une vivacité, d’un esprit de répartie et d’un caractère assez impossible. Elle tombe sous le charme de Harry Beecham ou est-ce lui qui est séduit… ? J’avoue que là, ça a commencé à ne plus guère m’intéresser, en se mettant à ressembler à un roman anglais de la même époque, avec badinage campagnard et volte-faces sentimentales. Le caractère de Sybylla y ajoutait certes un peu de piquant, mais aussi provoquait mon agacement, se conduisant parfois comme une gamine de douze ans, puis dans l’instant, comme une jeune femme bien plus mûre. La suite et même la fin lue en diagonale n’ont pas fait remonter mon intérêt qui est allé s’amenuisant. Pourtant le début m’avait bien plu, les descriptions de paysages aussi, mais les tourments intérieurs de Sybylla ne m’ont pas convaincus, même s’ils semblaient assez en avance sur leur époque. Quant au style, je n’ai pas grand chose à en dire, il ne m’a pas frappée ni touchée ! 


Extrait : C’était la vie – c’était là ma vie – ma carrière, ma brillante carrière ! J’avais quinze ans – quinze ans ! Quelques fugitives heures et je serai aussi âgée que ceux qui m’entouraient. Je les regardais tandis qu’ils se tenaient là, debout et fatigués, sur l’autre versant de la vie. Jeunes, sans doute avaient-ils espéré et rêvé de choses meilleures – peut-être les avaient-ils connues. Mais voilà où ils en étaient. Voilà ce qu’avait été leur vie. Voilà quelle était leur carrière. 

Lu pour le blogoclub de lecture, les autres billets sont sur le blog de Sylireblogoclub