Yan Lespoux, Pour mourir, le monde

Entre 1616 et 1628, de Lisbonne à Goa, de San Salvador de Bahia à la côte landaise, sur terre, mais surtout sur les océans, trois destins se croisent dans ce grand roman de marine et d’aventures : Fernando, jeune portugais qui s’enrôle tout jeune dans l’armée des Indes avec son ami Simão et embarque pour Goa. De son côté, Marie rêve d’échapper aux marais du Médoc et à la pauvreté. Elle quitte sa famille pour Bordeaux, où elle fera la preuve de son fort caractère, et devra fuir encore. Quant à Diogo, les combats pour la conquête de San Salvador de Bahia font de ce jeune homme un orphelin. Il va avoir pour seul ami et soutien Ignacio, un Tupinamba toujours armé de son arc et de son casse-tête, mais plutôt pacifique, somme toute. Et tous deux finiront par prendre aussi la mer…
La conquête des océans, des terres qui les bordent et de leurs richesses, donne lieu à de nombreuses escarmouches et batailles entre Hollandais, Espagnols et Portugais, mais c’est encore contre les éléments que le combat est le plus rude.
La rencontre entre les trois personnages principaux n’intervient qu’au terme de nombreuses péripéties. Il y sera question de vengeance, d’amour et d’argent, de fraternité et de violence, le tout dressant le riche tableau du monde à cette époque.

Le roman, Yan Lespoux étant historien, repose sur des faits avérés comme la prise de San Salvador de Bahia aux Hollandais ou la perte spectaculaire de navires portugais dans le golfe de Gascogne. Plus remarquable que la documentation est encore la parfaite immersion dans le XVIIème siècle. Aucun détail ne semble anachronique, les paroles, les comportements, et les manières de penser de chaque personnage sonnent tout à fait juste.
Les protagonistes sont nombreux, beaucoup plus que les trois que j’ai cités, et il est assez amusant de remarquer que les vrais « sauvages » de ce roman sont les habitants de la côte du Médoc, pilleurs d’épaves qui n’hésitent pas à tuer pour quelques possessions des naufragés. Par comparaison, Ignacio le Tupinamba paraît beaucoup plus civilisé. Il semble que ce siècle se montre plus favorable aux voleurs, aux menteurs, aux fripouilles qu’aux honnêtes gens, ou à ceux qui comptent essentiellement sur la chance. Seule la peur de la justice divine, et de l’Inquisition, maintient un semblant d’ordre.
En dépit de quelques descriptions un peu répétitives des lacs, dunes et forêts landaises, le style est plaisant à lire, solide mais sans effets inutiles. J’ai beaucoup aimé le réalisme des traversées à bord des caraques, ces gros navires marchands aussi trapus que patauds lorsque la mer est forte. Les marins, marchands et soldats à bord de la flotte menée par dom Manuel de Meneses de retour vers Lisbonne, en feront les frais.
Nul besoin d’avoir le pied marin pour aimer ce roman historique prenant dont le très beau titre est emprunté au poète Antonio Vieira :
« Un lopin de terre pour naitre ; la Terre entière pour mourir.
Pour naitre, le Portugal ; pour mourir, le monde. »

Pour mourir, le monde de Yan Lespoux, éditions Agullo, août 2023, 432 pages.

Déjà dévoré par Fanja, Ingannmic, Je lis, je blogue et Keisha, entre autres !
Nous continuons de suivre le Book trip en mer de Fanja.

Einar Kárason, Oiseaux de tempête

En février 1959, plusieurs chalutiers se trouvèrent pris dans une tempête hors-norme, pendant plusieurs jours, au large de Terre-Neuve. Certains en revinrent, d’autres non. C’est à partir de ce fait réel que Einar Kárason a imaginé…
À bord du Mafur, le commandant et une trentaine de marins remplissent d’abord les cales de sébastes, qui abondent dans ces parages, lorsqu’un froid glacial commence à recouvrir le bateau d’une gangue de glace qui l’alourdit dangereusement. Puis viennent les vagues énormes qui obligent à maintenir le chalutier face à elles coûte que coûte, sous peine de chavirer irrémédiablement. Pendant les rares moments où ils reprennent des forces, chacun des hommes pensent à celles et ceux qu’il a laissés à terre…

Décidément, ce voyage littéraire en mer nous fait faire de belles découvertes ! Il s’agit ici tout simplement du récit d’une tempête, récit imaginaire mais nourri, je l’imagine, de tradition orale, de documents, d’enquêtes… De nombreux extraits pourraient donner une idée de la puissance du texte, mais autant le découvrir par vous-même.
Malgré ou grâce à une chronologie un peu bousculée et des sortes d’apartés concernant l’un ou l’autre des marins, le texte se tient bien et ne lasse à aucun moment. Il permet d’assister à des scènes rares : le relevage d’un chalut plein à craquer, les lits de glace empilés alternativement avec les poissons, le remaillage des filets, le mouvement et le bruit incessants dans la couchette du jeune Larus, la fréquentation de la bibliothèque de bord, l’élimination par l’équipage de couches de glace qui se reforment aussitôt sur chaque partie du pont, et la tempête, bien sûr. Celle-ci génère des scènes puissantes, où tous les hommes se bagarrent avec les éléments sans prendre une minute de repos, où même le coq participe en cuisinant des quantités de viande réconfortante au plein cœur de la tourmente (au four, parce que les marmites se renversent !).
Ce qui change par rapport à d’autres récits marins c’est que l’entraide et la camaraderie ne sont pas des vains mots sur ce chalutier, et cela fait plutôt plaisir.
Il n’y a pas un mot de trop dans ce texte qui allie aventure humaine et belle écriture. Je n’oublie pas la traduction d’Eric Boury qui semble parfaite en tous points.

Oiseaux de tempête de Einar Kárason, éditions Grasset, 2021, traduction de Eric Boury, 160 pages.

Roman repéré grâce à Sacha !
C’est une lecture commune avec Sunalee et Fanja qui nous permet de participer à son Book Trip en mer et à l’activité sur le monde du travail d’Ingannmic.

Riff Reb’s, Le loup des mers

Une traversée de la baie de San Francisco va devenir pour Humphrey van Veyden, un journaliste gringalet, le début d’une terrible aventure. Après un naufrage dû à un épais brouillard, il est recueilli par un bateau de pêche au phoque, mais le capitaine Larsen refuse de dévier de sa route pour le reposer à terre, et l’engage donc plus ou moins comme mousse. Humphrey prend dès le début la mesure de la férocité de cet homme, et du manque d’empathie du reste de l’équipage. Certains se rebelleraient bien, mais Loup Larsen veille et ne laisse personne prendre le dessus sur lui. Seul maître à bord, sans Dieu, dans son cas, il initie toutefois avec quelque plaisir des discussions à teneur philosophique avec ce nouveau membre d’équipage intellectuel. Larsen a des méthodes bien à lui pour démontrer la véracité de ses idées, par exemple pour nier qu’il y ait quelque chose après la mort.

Pas de doute, cette BD entre parfaitement dans la thématique marine, avec naufrage, brouillard marin et tempête, querelles de matelots et tentative de mutinerie. Quelle histoire ! Dès le début, elle embarque le lecteur tel le malheureux critique littéraire enrôlé de force sur ce navire de pêche au long cours pour une traversée du Pacifique. Les dessins sombres, lugubres même, rendent parfaitement l’atmosphère de cauchemar qui prend possession du mousse improvisé, et le texte a des fulgurances d’une grande beauté. Manifestement, Jack London s’est focalisé sur Larsen et son absence absolue d’humanité et de morale, et ce, malgré une intelligence et une culture certaines. L’aspect « aventures en mer » n’est pas négligé pour autant avec les scènes de pêche, ou l’affrontement avec un autre navire dirigé par le propre frère de Larsen, son pire ennemi.
Cette rencontre entre la bande dessinée et la littérature est une réussite certaine !

Le loup des mers de Riff Reb’s, librement adapté de Jack London, éditions Soleil, 2012, 136 pages.

Le book-trip en mer, c’est chez Fanja.

David Grann, Les naufragés du Wager

Je ne prétendrai pas être la première à parler de ce formidable récit, d’autres billets l’ont déjà très bien fait depuis sa parution. David Grann a choisi de parler d’une expédition formée en 1740 par la Royal Navy, dans le but plus ou moins avoué d’aller récupérer un trésor sur un galion espagnol. Mais pour cela il faut d’abord une flotte de cinq navires armés jusqu’à ras bord de mousquets, de poudre et de canons, puis recruter des marins et des soldats, des officiers et des canonniers… Ce qui n’est pas le plus facile, la chance de se sortir d’un tel voyage ne dépassant guère une sur deux, si tout se passe bien. Pour les marins du Wager et du reste de la flottille, ce sera bien pire puisqu’on sait dès le prologue que seule une trentaine d’hommes sur les deux cent cinquante que comptait le navire sont revenus en Angleterre.
Après avoir vu l’équipage décimé par le typhus et le scorbut, contourné à grand peine le Cap Horn, et avoir perdu de vue le reste de l’escadre, le Wager fait naufrage près de la côte chilienne, dans une région rude et inhospitalière où vivent quelques autochtones. Les rescapés se réfugient sur une île, tentent d’organiser un campement, mais des clans se forment et s’affrontent, réduisant encore leurs chances de survie. Et les mois passant, les conditions vont en se dégradant, jusqu’à ce que certains d’entre eux décident de construire un navire avec les restes du Wager.

Évoquer de manière globale l’équipage du Wager n’est pas rendre justice au livre, qui dessine des personnages aussi réels que fascinants : le commandant Cheap, le jeune John Byron, le canonnier Bulkeley, entre autres.
J’ai été embarquée des le début par le style de David Grann, et me suis demandée si je pourrais lire un autre roman de navigation après cela. Réussir à rendre aussi vivante chaque manœuvre, chaque épisode, du recrutement de l’équipage aux maladies des marins, de l’ascension de la grande voile à la charge des canons, je gage que peu d’auteurs sont capables de le faire aussi bien !
Et ce n’est là que le début. Les parties concernant la survie des naufragés, le retour d’un petit nombre d’entre eux, le procès où les différentes versions s’affrontent, entre accusations de mutinerie, et dénonciation d’abandon de poste, sont tout aussi passionnantes. Ce qui tient à la masse de documentation lue et « digérée » pendant cinq ans par David Grann, et aussi et surtout à sa manière de restituer tout ce matériau historique de manière expressive et exceptionnellement captivante.
J’avais été éblouie par La note américaine, je l’ai été tout autant par Les naufragés du Wager, mais un peu moins par The white darkness, c’est bien dommage.

Les naufragés du Wager de David Grann, (The Wager, 2023), éditions du Sous-sol, août 2023, traduction de Johan-Frédérik Hel Guedj, 448 pages.

Première étape du Book-trip « en mer » orchestré par Fanja. Vous trouverez tous les renseignements ici, et d’autres lectures de ce roman, parmi d’autres évasions maritimes.

Caroline Laurent, Rivage de la colère

« L’espoir, c’est l’ordinaire tel qu’il devrait toujours être : tourné vers un ailleurs. Pas un but ni un objectif, non, un ailleurs. Un lieu secret dans lequel, enfin, chacun trouverait sa place. Un lieu juste.
Le mien existe.
Une île perdue au large de l’océan Indien, une langue de sable exagérément plate, et vide, et calme ; une certaine transparence des flots. La mer comme un pays. Cette île que personne ne connaît, c’est chez moi, c’est ma terre. »

En 1967, quand le tout jeune mauricien Gabriel Neymorin débarque aux Chagos, archipel dépendant de l’île Maurice, pour seconder l’administrateur, il ne se doute pas qu’il va tomber amoureux de cet endroit, et de l’une des habitantes, Marie Ladouceur, jeune femme mère d’une petite fille. Peu de temps après, l’île Maurice devient indépendante. Quel va être le statut des îles Chagos, archipel où trois îles seulement sont habitées, et ce depuis quelques siècles, lorsque les Français puis les Britanniques, y firent venir des esclaves pour récolter la canne à sucre ? Gabriel se trouve être au courant avant les habitants, avant Marie, mais une clause de confidentialité qu’il a signée l’empêche de les prévenir, créant un affreux dilemme pour le jeune homme. Tout d’abord, les bateaux de ravitaillement ne passent plus. Puis les Chagossiens qui partent voir leur famille ou se faire soigner à l’île Maurice sont empêchés de revenir, et enfin tous les autres habitants sont prévenus brutalement qu’ils doivent prendre quelques bagages et embarquer.

« Sur la plage, le spectacle était une désolation. Toutes les familles s’entrechoquaient, avec des paniers, des draps bourrés d’affaires à l’image de ce qu’elle avait fait elle-même, les regards perdus, hagards, les lamentations, l’incompréhension. Pourquoi les arrachait-on à leur île ? Qui avait décidé ça ? Quand reviendraient-ils ? Le désarroi était total. »

Cette triste histoire est vue par Joséphin, enfant transplanté depuis son île alors qu’il était tout petit. Devenu adulte, il va chercher, avec d’autres, des recours internationaux et plaider pour un retour des exilés dans leur île. Le récit alterne donc entre son enfance, avec l’histoire de sa mère, et son combat juridique actuel.
Si je n’ai pas été entièrement convaincue par l’aspect romance dans les premiers chapitres, j’ai aimé de plus en plus ce texte au fur et à mesure de la lecture, en particulier tout ce qui raconte le combat du peuple déraciné de manière inhumaine et plongé dans la misère la plus noire, pour retrouver l’île d’où ils ont été chassés.
Cette fiction a tout d’un récit de vie tant les personnages sont bien incarnés, avec une écriture qui emporte et fait compatir, mais surtout elle fait découvrir un pan d’histoire méconnu qui provoque l’indignation.
Si comme moi avant lecture, vous ne situez pas vraiment ces îles, voici une carte de l’océan Indien (l’île Maurice est représentée, mais pas nommée, à l’est de Madagascar et de la Réunion).

Rivage de la colère de Caroline Laurent, éditions Les Escales, 2020 puis Pocket, 2021, 432 pages.

Ce livre entre dans le cadre des lectures sur les minorités ethniques, sur une idée d’Ingannmic, qui l’a lu aussi, retrouvez son avis.

Gaëlle Nohant, L’ancre des rêves

IMG_2007« Comme tous les soirs, Benoît Guérindel avait reculé par mille stratagèmes l’heure de monter se coucher. Qui, à sa place, eût été pressé de retrouver les images violentes qui ébranlaient sa caboche? Mais l’heure redoutée du sommeil venait toujours, comme la mort, que rarement on invite. »
Les quatre garçons de la famille Guérindel redoutent tous les soirs l’heure du coucher. Chacun d’entre eux est tourmenté par d’horribles cauchemars récurrents. Pourtant, ils n’en parlent pas à leurs parents, surtout pas à leur mère, Enogat, qui leur a toujours interdit de s’approcher de la mer, qui n’a pas voulu qu’ils apprennent à nager. De quel secret veut-elle les protéger ?
Lorsque Lunaire, le cadet découvre une sorte de « perméabilité » entre le réel et le rêve, il décide d’essayer d’intervenir sur son rêve, de ne plus se laisser terroriser par les images qui reviennent immuablement, chaque nuit.
Avec l’audace de l’adolescence, Lunaire se lance dans une enquête des plus singulières. Il va trouver l’aide de personnes âgées qui pourraient l’épauler dans sa recherche sur le navire qui hante ses rêves et le capitaine Morvan qui le terrifie.

« Les hommes allaient sur la Lune ou sur Mars, mais le monde des rêves était encore plus dangereux et plus stimulant à explorer. »
Le choix de ce livre repose sur des billets lointains qui m’avaient fait noter ce roman, depuis perdu de vue, sur sa superbe couverture sortie à la rentrée 2017, et aussi sur l’intérêt porté au dernier roman de Gaëlle Nohant, Légende d’un dormeur éveillé. J’ai donc choisi de lire d’abord celui-ci avant de, peut-être, découvrir plus avant l’auteure. 
Et pourtant… je ne suis pas du tout fan des romans où les personnages racontent leurs rêves, je trouve le procédé des plus ennuyeux, pour tout dire. Je n’adhère pas toujours non plus aux légendes et autres histoires de fantômes. Pour preuve, je suis restée quelque peu hermétique à Ar-Men, la bande dessinée d’Emmanuel Lepage, qui évoquait les légendes bretonnes.
Mais j’ai senti dès les premières pages que, cette fois, les rêves s’inséreraient parfaitement dans le roman, s’ancreraient dans la réalité, d’où le titre qui a pris immédiatement sa signification… et la lectrice a été ferrée ! Je n’ai dès lors presque pas lâché le livre. Il fallait parfois respirer un peu, car les visions de Benoît ou de Lunaire dans leurs cauchemars sont assez épouvantables. De quoi être en empathie avec les adolescents qui doivent les retrouver toutes les nuits.
La réussite de ce premier roman est d’avoir construit le livre comme une enquête, qui devient petit à petit une enquête généalogique. A ce sujet, l’arbre généalogique judicieusement placé à la fin du livre n’est à consulter qu’à la fin de la lecture, pour garder le frisson de la découverte ! J’ai vraiment aimé l’écriture, parfaitement en adéquation avec le réalisme magique à la bretonne qui imprègne ce roman d’initiation original.

L’ancre des rêves de Gaëlle Nohant, éditions Robert Laffont (2007) paru en Livre de Poche (2017), 331 pages.

Lecture commune avec Miss Sunalee dont je vais aller lire l’avis, et en voici d’autres : Antigone, Inganmic et Sylire.

Objectif PAL d’avril, deuxième lecture !
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Emmanuel Lepage, Ar-Men


armen« Gardien depuis dix-sept ans, et pourtant il semble surpris chaque fois de l’humidité glacée qui suinte des murs, été comme hiver… »
Bienvenue dans le domaine des phares de la pointe bretonne, de la tour de la Vieille au phare de l’île de Sein, de celui de Tévennec au plus lointain, le plus isolé, celui d’Ar-Men. Ils protègent les navires des nombreux récifs où ils se fracassaient avant leur construction. Maintenant automatisés, ils étaient le territoire de gardiens qui par roulement, venaient les occuper, les entretenir, les surveiller… Le narrateur de cette BD passe une vingtaine de jours avec le dernier gardien du phare d’Ar-Men, battu par les flots. Il raconte à sa fillette, en imagination, elle ne l’accompagne pas, bien sûr, les légendes bretonnes qui entourent la mer d’Iroise : l’Ankou à la barre d’un vaisseau fantôme, la légende d’Ys et de Gradlon… Il découvre aussi les écrits du premier gardien du phare et le récit de sa construction.

 

« N’ayant plus aucune raison de revenir sur l’île, je fais du phare mon royaume. »
J’avoue que je m’attendais à davantage de réalisme, à un style plus documentaire, comme celui de certaines pages de l’album. Je me serais fort bien contentée de l’histoire du dernier gardien d’Ar-Men, avec des retours sur l’histoire du phare, sur la construction et sur le récit du premier gardien… Pour moi, l’ensemble est un peu trop sombre, avec du très bon dans la partie documentaire, des aquarelles superbes, des couleurs et des transparences extraordinaires. Le récit de la construction du phare, dans sa situation isolée, sur un bout de rocher battu par les flots, et avec du ciment qui se désagrège à l’eau de mer, est saisissante !
Mais je suis assez peu sensible aux histoires fantastiques, et j’ai parcouru avec moins d’intérêt les récits de légendes bretonnes, ou l’évocation des fantômes du narrateur. Même le dessin me plaisait moins lorsqu’il faisait référence à l’imaginaire, avec ses couleurs brunes et jaunes, ses envolées fantasmagoriques, ses redondances. Ce n’est pas là un univers que j’aime.
Je suis sûre que cette BD plaira à de nombreux amateurs, mais il me faudra lire un autre des ouvrages d’Emmanuel Lepage pour être tout à fait convaincue par son talent.

 

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Ar-Men, L’enfer des enfers, d’Emmanuel Lepage, éditions Futuropolis (2017) 92 pages.

Un coup de cœur pour À propos de livres, une belle composition pour Brize. D’autres avis recensés aujourd’hui par Eimelle.

Lu pour l’opération #1Blog1BD qui reprend la sélection de BD choisies pour le grand prix du Festival d’Angoulême.

Maylis de Kerangal, Corniche Kennedy

cornichekennedyComme bien souvent lorsqu’un livre m’éblouit, l’envie de connaître le reste de l’œuvre de l’auteur s’impose à moi, quoi de plus normal ? C’est comme ça que je me retrouve avec un ou deux Jérôme Ferrari, un Maylis de Kerangal, un Zadie Smith, un Russell Banks et bien d’autres qui attendent que je n’aie rien de plus tentant à lire, ce qui n’arrive pratiquement jamais. En effet, il y a bien des raisons pour lesquelles je n’avais pas eu envie de lire ces romans « d’avant » parus quelques années plus tôt que celui qui m’a emballée… Bref, de temps à autres, je m’emploie à en lire un tout de même…
Corniche Kennedy, voilà qui situe tout de suite le roman sous le soleil de la cité phocéenne, le long de la route qui serpente en contrebas de la colline de Notre-Dame de la Garde, en direction de la plage du Prado. C’est là qu’un groupe d’ados se retrouvent, venus à mobylette des quartiers nord ou de banlieues un peu plus résidentielles, pour bronzer, bavarder, se tourner autour, et surtout épater les autres en sautant de rochers de plus en plus élevés. Jusqu’à l’arrivée d’une fille qui, sans le chercher vraiment, perturbe un peu l’équilibre du groupe. Jusqu’au jour aussi où le commissaire Sylvestre Opéra est chargé de mettre fin à ces jeux dangereux.
Tout d’abord mon sentiment a été de frustration à la lecture des premières pages, les phrases, toujours aussi longues, tournant un plus à vide que dans Réparer les vivants. Sans compter quelques formules m’ont hérissé comme « une vie bigger than life » qui m’a donné envie de crier au secours ! Sinon, le style est tout de même éblouissant, hypnotique, étourdissant même : à ne pas lire en haut d’une corniche en cas de vertige. Les personnages ont de l’épaisseur, et la construction, bien faite, donne envie de tourner les pages jusqu’au bout. Bon, ce n’est pas très long à lire, et c’est très bien comme ça. Ce n’est pas le coup de cœur de Réparer les vivants, mais il s’en dégage une séduction qui perdure après la lecture, quelque chose de solide et d’incontournable comme le rocher, de léger et vibrant comme l’air…

Extrait : Nul ne sait comment cette plate-forme ingrate, nue, une paume, est devenue leur carrefour, le point magique d’où ils rassemblent et énoncent le monde, ni comment ils l’ont trouvée, élue entre toutes et s’en sont rendus maîtres ; et nul ne sait pourquoi ils y reviennent chaque jour, y dégringolent, haletants, crasseux et assoiffés, l’exubérance de la jeunesse excédant chacun de leurs gestes, y déboulent comme si chassés de partout, refoulés, blessés, la dernière connerie trophée en travers de la gueule ; mais aussi, ça ne veut pas de nous tout ça déclament-ils en tournant sur eux-mêmes, bras tendu main ouverte de sorte qu’ils désignent la grosse ville qui turbine, la cité maritime qui brasse et prolifère, ça ne veut pas de nous, ils forcent la scène, hâbleurs et rigolards, enfin ils se déshabillent, soudain lents et pudiques, dressent leur camp de base, et alors ils s’arrogent tout l’espace.

L’auteure : Née en 1967, Maylis de Kerangal a été éditrice pour les Éditions du Baron perché et a longtemps travaillé aux Guides Gallimard puis à la jeunesse. Elle est l’auteur de plusieurs romans dont Corniche Kennedy, Naissance d’un pont, Réparer les vivants, ainsi que d’un recueil de nouvelles, Ni fleurs ni couronnes et d’une novella, Tangente vers l’est.
180 pages
Éditeur : Folio (2010)
Paru en 2008 aux éditions Verticales.



Les avis d’Athalie, Clara, Philisine, Sylire

M.L. Stedman, Une vie entre deux océans

vientredeuxoceansL’auteur : M.L. Stedman est née en Australie et vit désormais à Londres. Une vie entre deux océans est son premier roman, traduit dans le monde entier.
528 pages
Éditeur : Livre de Poche (2014)
Traduction : Anne Wicke
Titre original : The light between oceans

Déjà repéré à sa sortie, j’ai approché ce roman avec quelques craintes, concernant le traitement d’une histoire qui pouvait devenir trop mélodramatique ou au contraire, trop fleur bleue !
Tom Sherbourne, une fois démobilisé après avoir combattu en Europe lors de la première guerre mondiale, accepte un emploi de gardien de phare sur l’île de Janus, entre Océan Indien et Océan Arctique. Il s’accommode de la routine et de la solitude sur cet îlot très éloigné de la côte, mais lors d’une période de repos sur le continent, il rencontre une jeune femme vive et décidée, qu’il épouse dans les mois suivants. Isabel s’acclimate bien aux contraintes de la vie sur Janus Rock, mais des fausses couches successives minent son moral. C’est alors, au moment où le livre débute, que le couple trouve un dinghy échoué sur l’île, et à bord un homme mort, et un nourrisson qu’ils recueillent et protègent. Les mensonges commencent lorsque sur l’insistance d’Isabel, ils ne déclarent pas cette découverte et font passer la petite Lucy pour leur enfant.
Les thèmes du mensonge et de la vérité, des extrémités où peut mener le désir d’enfant, de l’intérêt de l’enfant, sont très bien exploités dans toutes leurs composantes, d’autant que la tranquillité de cette petite famille ne dure pas éternellement. Chacun des deux parents réagit différemment lorsque les événements tournent moins bien pour eux. Tom a davantage vécu, son enfance difficile et ses années au front le poussent à éprouver des sentiments plus ambivalents qu’Isabel, qui réagit plus viscéralement, en tant que mère. Mais quels que soient leurs réactions, la finesse psychologique introduite par l’auteur nous permet de les comprendre.
C’est une belle histoire d’amour parental, de cas de conscience aussi, dramatique et pleine de sentiments, mais qui ne cherche pas l’émotion à tout prix, et le style est agréable à lire… un très bon premier roman.

Extrait : Quiconque a travaillé dans un phare pourra vous parler de ce que sont réellement l’isolement et l’envoûtement. Des étincelles jaillissant du brasier australien, ces feux l’entourent, s’allument et s’éteignent, et certains ne sont jamais observés que par une poignée d’âmes. Mais c’est son isolement lui-même qui sauve tout le continent de l’isolement –sécurisant les voies maritimes, pour ces vapeurs qui parcourent des milliers de miles afin d’apporter des machines, des livres, du tissu, contre de la laine et du blé, du charbon et de l’or : les fruits de l’ingéniosité échangés contre ceux de la nature. Cet isolement tisse son mystérieux cocon, et focalise l’esprit sur un lieu, sur une période, sur un rythme – la rotation de la lumière. L’île ne connaît pas d’autres voix humaines, pas d’autres traces de pas. Une fois installé sur un plateau en pleine mer, vous pouvez vivre l’histoire que vous choisissez de vous raconter et personne ne vous dira que cela n’a aucun sens, ni les mouettes, ni les prismes, ni le vent.

plldpLes avis varient : Enna a été touchée, Meelly l’a trouvé envoûtant, Théoma s’est ennuyée, Véronique a aimé son ampleur, Zazy n’est pas trop emballée…

Emmanuel Grand, Terminus Belz

terminusbelzL’auteur : Emmanuel Grand, né à Versailles en 1966, a passé son enfance en Vendée, à vingt kilomètres de l’Atlantique. Aujourd’hui, il vit en région parisienne. Il est responsable du design du site web d’un grand opérateur téléphonique. Terminus Belz est son premier roman. Il a été cédé à l’étranger avant même sa parution en France.
363 pages
Editeur : Liana Levi (janvier 2014)

Plusieurs jeunes ukrainiens font affaire avec des passeurs douteux pour traverser l’Europe, mais le voyage se passe mal, et, assurés de représailles sanglantes, ils préfèrent se séparer pour tenter d’échapper chacun de leur côté à une mafia ukrainienne des plus féroces. Marko se retrouve sur la côté Atlantique et répond à une annonce pour un travail sur la petite île de Belz, endroit qui lui semble idéal pour disparaître. Mais dans un village où tout le monde se connaît, et où de surcroît, il prend le travail d’un autre, il est difficile de se faire oublier. Pour ne rien arranger, une découverte macabre fait se tourner encore tous les regards vers lui. Si ce n’est lui le coupable, c’est qu’il aura fait appel à « l’Ankou ». Les légendes sont tenaces…

Même si un peu trop de place a été donnée, à mon goût, aux légendes bretonnes, l’équilibre entre les épisodes sur l’île de Belz et les passages avec les poursuivants est très bon et tient en haleine. Le personnage de Marko est attachant, les principaux habitants de l’île de Belz aussi, même si l’on se doute que l’un d’eux doit être un danger potentiel pour Marko. D’autres personnages secondaires ne sont pas tout à fait assez caractérisés pour qu’on les identifie correctement, du coup les suspects sont assez peu nombreux. Bien malin toutefois celui qui sentira venir les scènes finales !

J’ai aimé ce polar à la fois régional et européen, aux parfums de bord de mer, de landes brumeuses et aussi de soufre, ainsi que les détails réalistes sur le métier de marin-pêcheur et sur l’esprit « îlien ». Il me donne envie de continuer à explorer la collection de polars de Liana Levi, que j’ai déjà pu apprécier avec Il faut tuer Lewis Winter de Malcolm McKay et La plage des noyés de Domingo Vilar, ce dernier ayant une atmosphère un peu similaire à celle de Terminus Belz.

Extrait : Pendant cinq jours, la météo avait été exécrable. Un vent glacial de nord-ouest soufflait ses quarante noeuds en permanence, formant des creux de quatre mètres à quelques encablures de la bouée de Pil’hours. Chaque soir, alors que les chalutiers et les caseyeurs ronronnaient dans le port, des lames venaient se briser sur les digues dans un vacarme effrayant. L’avis de tempête n’avait cependant pas été diffusé, qui les aurait cloués à quai. Il fallait sortir et c’étaient les pires conditions qu’on puisse imaginer.
Marko souffrait de tout sur la
Pélagie. Du froid, du bruit, des brûlures du sel, du mal de mer. Caradec, au contraire, endurait ce régime avec une facilité déconcertante. Il avait raconté à son jeune matelot les campagnes de Terre-Neuve dans les années soixante-dix, quand il fallait trancher le poisson sur le pont par moins trente pendant douze heures d’affilée. Seuls les plus anciens avaient fait Terre-Neuve.

Un autre extrait :(cliquez)

Repéré chez Sandrine.