Yan Lespoux, Pour mourir, le monde

Entre 1616 et 1628, de Lisbonne à Goa, de San Salvador de Bahia à la côte landaise, sur terre, mais surtout sur les océans, trois destins se croisent dans ce grand roman de marine et d’aventures : Fernando, jeune portugais qui s’enrôle tout jeune dans l’armée des Indes avec son ami Simão et embarque pour Goa. De son côté, Marie rêve d’échapper aux marais du Médoc et à la pauvreté. Elle quitte sa famille pour Bordeaux, où elle fera la preuve de son fort caractère, et devra fuir encore. Quant à Diogo, les combats pour la conquête de San Salvador de Bahia font de ce jeune homme un orphelin. Il va avoir pour seul ami et soutien Ignacio, un Tupinamba toujours armé de son arc et de son casse-tête, mais plutôt pacifique, somme toute. Et tous deux finiront par prendre aussi la mer…
La conquête des océans, des terres qui les bordent et de leurs richesses, donne lieu à de nombreuses escarmouches et batailles entre Hollandais, Espagnols et Portugais, mais c’est encore contre les éléments que le combat est le plus rude.
La rencontre entre les trois personnages principaux n’intervient qu’au terme de nombreuses péripéties. Il y sera question de vengeance, d’amour et d’argent, de fraternité et de violence, le tout dressant le riche tableau du monde à cette époque.

Le roman, Yan Lespoux étant historien, repose sur des faits avérés comme la prise de San Salvador de Bahia aux Hollandais ou la perte spectaculaire de navires portugais dans le golfe de Gascogne. Plus remarquable que la documentation est encore la parfaite immersion dans le XVIIème siècle. Aucun détail ne semble anachronique, les paroles, les comportements, et les manières de penser de chaque personnage sonnent tout à fait juste.
Les protagonistes sont nombreux, beaucoup plus que les trois que j’ai cités, et il est assez amusant de remarquer que les vrais « sauvages » de ce roman sont les habitants de la côte du Médoc, pilleurs d’épaves qui n’hésitent pas à tuer pour quelques possessions des naufragés. Par comparaison, Ignacio le Tupinamba paraît beaucoup plus civilisé. Il semble que ce siècle se montre plus favorable aux voleurs, aux menteurs, aux fripouilles qu’aux honnêtes gens, ou à ceux qui comptent essentiellement sur la chance. Seule la peur de la justice divine, et de l’Inquisition, maintient un semblant d’ordre.
En dépit de quelques descriptions un peu répétitives des lacs, dunes et forêts landaises, le style est plaisant à lire, solide mais sans effets inutiles. J’ai beaucoup aimé le réalisme des traversées à bord des caraques, ces gros navires marchands aussi trapus que patauds lorsque la mer est forte. Les marins, marchands et soldats à bord de la flotte menée par dom Manuel de Meneses de retour vers Lisbonne, en feront les frais.
Nul besoin d’avoir le pied marin pour aimer ce roman historique prenant dont le très beau titre est emprunté au poète Antonio Vieira :
« Un lopin de terre pour naitre ; la Terre entière pour mourir.
Pour naitre, le Portugal ; pour mourir, le monde. »

Pour mourir, le monde de Yan Lespoux, éditions Agullo, août 2023, 432 pages.

Déjà dévoré par Fanja, Ingannmic, Je lis, je blogue et Keisha, entre autres !
Nous continuons de suivre le Book trip en mer de Fanja.

Virginie Bouyx, La varangue

Je ne sais plus ce qui m’a donné envie de lire ce livre : un avis, la couverture, la découverte d’une nouvelle voix ou d’une nouvelle maison d’éditions, le titre ? Si comme moi, vous ignorez ce qu’est une varangue, sachez qu’il peut s’agir d’une pièce courbe de la quille d’un navire, ou d’une véranda dans les pays de l’océan Indien. C’est cette deuxième définition qui a cours ici.

Andréa vit seul à Paris, dans un petit appartement, et sort rarement, hormis pour un travail peu gratifiant dans un ministère. Grâce à un tableau reproduit par sa mère, décédée lorsqu’il était encore tout enfant, il trouve des moments de sérénité et d’évasion, au sens propre, puisqu’il réussit à pénétrer dans le paysage de l’océan Indien qui y est représenté et à s’y promener, dans le jardin, ou sous la varangue.
Loin de là, Yoko, une lycéenne observe aussi ce tableau, l’original cette fois, dans la maison qu’elle partage avec son père à la Réunion.

J’ai beaucoup aimé la trame, qui peut paraître simple, de cette histoire, mais qui recèle des points de vue variés, et plus de fond qu’il ne semble a priori. L’aspect légèrement fantastique du texte et les ellipses laissant de la place au lecteur provoquent l’intérêt, ainsi que les thèmes du deuil et de l’éco-anxiété qui sont traités avec délicatesse. L’attention portée à la relation entre nature et culture rejoint bien le projet de cet éditeur spécialisé en sciences humaines et sciences de la Terre, qui publie aussi des textes plus purement littéraires.
C’est joliment écrit, peut-être un peu court, mais de temps en temps, c’est agréable de lire un roman aussi concis que sensible, qui ne cherche pas à se faire remarquer par des scènes choc ou des révélations intimes détaillées.

La varangue de Virginie Bouyx, éditions le Pommier, août 2023, 120 pages.




Celeste Ng, Nos cœurs disparus

Bird a douze ans et vit avec son père dans une cité universitaire, depuis que la mère de l’enfant les a quittés quelques années auparavant. Le roman commence lorsque Bird, appelé Noah à l’école, reçoit un dessin sibyllin qui le persuade que sa mère aimerait le revoir. Dans un pays régi par des lois liberticides visant particulièrement les Américains d’origine chinoise, la poétesse Margaret Miu, mère de Bird, était devenue, on apprend comment au fil du récit, symbole de l’opposition. Dans la première partie du roman, Bird se lance dans des recherches, où les bibliothèques vont jouer un grand rôle, ce qui est l’un des aspects sympathiques du roman. Un autre côté plaisant, si l’on peut dire, dans ce monde bien peu enviable, vient des actions de résistance pacifiques et artistiques à la fois, qui sèment le trouble auprès des autorités en leur montrant qu’ils n’ont pas réussi à annihiler toute opposition.

La deuxième partie du roman offre un point de vue différent et plus informé que celui de Bird, qui aurait pu faire passer le livre pour un (très bon) roman pour la jeunesse. Celeste Ng dresse un tableau terrifiant de ces lois intitulées PACT, nées d’une Crise économique majeure, et qui visent à sauvegarder la culture et les traditions américaines. Dit comme ça, cela semble anodin, mais elles restreignent terriblement les libertés, allant jusqu’à réécrire l’histoire destinée aux enfants des écoles, à supprimer de très nombreux ouvrages des bibliothèques, et à enlever à leurs familles les enfants des opposants pour les rééduquer. Rien de tel pour obliger les parents à mettre un terme à toute opposition avec le mince espoir de récupérer leurs petits.
Celeste Ng a créé un univers prenant qui serre souvent la gorge, sans avoir besoin d’en faire trop pour créer l’émotion. Il est impossible de ne pas s’identifier aux personnages et à leur lutte minuscule contre un état tout-puissant.
L’imagination des auteurs est toujours effrayante lorsqu’il s’agit de dystopie, mais donne aussi à réfléchir sur notre monde actuel et sur tout ce qui pourrait déraper et conduire à un futur aussi sombre. Avec toujours l’espoir que les signaux d’alerte émis par les auteurs auront quelque effet…

Nos cœurs disparus de Celeste Ng, (Our missing hearts, 2022) éditions Sonatine, août 2023, traduction de Julie Sibony, 528 pages.

Des avis très variés, de l’enthousiasme à la déception, chez Nicole, Brize, Delphine et Luocine.

David Grann, Les naufragés du Wager

Je ne prétendrai pas être la première à parler de ce formidable récit, d’autres billets l’ont déjà très bien fait depuis sa parution. David Grann a choisi de parler d’une expédition formée en 1740 par la Royal Navy, dans le but plus ou moins avoué d’aller récupérer un trésor sur un galion espagnol. Mais pour cela il faut d’abord une flotte de cinq navires armés jusqu’à ras bord de mousquets, de poudre et de canons, puis recruter des marins et des soldats, des officiers et des canonniers… Ce qui n’est pas le plus facile, la chance de se sortir d’un tel voyage ne dépassant guère une sur deux, si tout se passe bien. Pour les marins du Wager et du reste de la flottille, ce sera bien pire puisqu’on sait dès le prologue que seule une trentaine d’hommes sur les deux cent cinquante que comptait le navire sont revenus en Angleterre.
Après avoir vu l’équipage décimé par le typhus et le scorbut, contourné à grand peine le Cap Horn, et avoir perdu de vue le reste de l’escadre, le Wager fait naufrage près de la côte chilienne, dans une région rude et inhospitalière où vivent quelques autochtones. Les rescapés se réfugient sur une île, tentent d’organiser un campement, mais des clans se forment et s’affrontent, réduisant encore leurs chances de survie. Et les mois passant, les conditions vont en se dégradant, jusqu’à ce que certains d’entre eux décident de construire un navire avec les restes du Wager.

Évoquer de manière globale l’équipage du Wager n’est pas rendre justice au livre, qui dessine des personnages aussi réels que fascinants : le commandant Cheap, le jeune John Byron, le canonnier Bulkeley, entre autres.
J’ai été embarquée des le début par le style de David Grann, et me suis demandée si je pourrais lire un autre roman de navigation après cela. Réussir à rendre aussi vivante chaque manœuvre, chaque épisode, du recrutement de l’équipage aux maladies des marins, de l’ascension de la grande voile à la charge des canons, je gage que peu d’auteurs sont capables de le faire aussi bien !
Et ce n’est là que le début. Les parties concernant la survie des naufragés, le retour d’un petit nombre d’entre eux, le procès où les différentes versions s’affrontent, entre accusations de mutinerie, et dénonciation d’abandon de poste, sont tout aussi passionnantes. Ce qui tient à la masse de documentation lue et « digérée » pendant cinq ans par David Grann, et aussi et surtout à sa manière de restituer tout ce matériau historique de manière expressive et exceptionnellement captivante.
J’avais été éblouie par La note américaine, je l’ai été tout autant par Les naufragés du Wager, mais un peu moins par The white darkness, c’est bien dommage.

Les naufragés du Wager de David Grann, (The Wager, 2023), éditions du Sous-sol, août 2023, traduction de Johan-Frédérik Hel Guedj, 448 pages.

Première étape du Book-trip « en mer » orchestré par Fanja. Vous trouverez tous les renseignements ici, et d’autres lectures de ce roman, parmi d’autres évasions maritimes.

Arttu Tuominen, La revanche

Le polar nordique est une source inépuisable de découvertes, et voici cette fois la Finlande, celle d’une petite ville sur la Baltique, celle aussi d’une boîte de nuit accueillant toutes sortes de communautés. Une nuit, un engin y explose, tuant cinq personnes et faisant de nombreux blessés.
Une équipe de la brigade criminelle est chargée de l’enquête, et parmi les policiers, Henrik Oksman. Lui qui avait toujours réussi à séparer sa vie privée et son métier se trouve plongé dans un dilemme infernal. Il était en effet présent dans la boîte de nuit, et l’a quittée peu de temps avant l’explosion en compagnie d’un homme qui s’avère être connu pour son homosexualité. Connu ne voulant pas dire accepté… Le lendemain de l’attentat, un individu revendique cette attaque sur les réseaux sociaux, prétendant mener une croisade contre l’homosexualité.

Ce roman fait partie d’une série, et vient en deuxième position, ce qui ne m’a pas gênée. Les personnages principaux en sont Henrik Oksman et son collègue Jari Paloviita, qui était, semble-t-il, plus central dans le premier volume. Je le saurai bientôt puisque je me suis déjà procuré Le serment. Voilà qui vous confirme que j’ai beaucoup aimé cette lecture, aux personnages bien campés et assez complexes pour qu’on s’intéresse autant à eux qu’à la découverte du coupable.
L’histoire, bien menée, voit son suspense aller en grandissant au fil des pages, et s’attache surtout à faire entrer dans l’esprit d’Oksman, à partager ses interrogations. Devra-t-il se dévoiler, dans un pays où la différence, sa différence à lui, n’est pas si bien acceptée que l’on pourrait l’imaginer ? Le jeune policier est très touchant dans son immense désarroi.
Ce roman a reçu plusieurs prix dans le monde du polar scandinave, et c’est bien mérité !

La revanche de Arttu Tuominen, éditions La Martinière, septembre 2023, traduction de Anne Colin du Terrail, 384 pages.

Lu aussi par Eve-Yeshé

Michel Jean, Tiohtia:ke [Montréal]

Tiohtia:ke, (à prononcer « Djiodjiagué ») c’est le nom de Montréal pour les mohawks. C’est là que Élie Mestenapeo descend du train pour commencer une nouvelle vie. Après dix ans de prison pour parricide, il ne peut pas rejoindre sa communauté innu de la Côte-Nord, dont il est banni à vie. Cette double condamnation est dure pour le jeune homme, mais il l’accepte. La ville, et le visage complètement inconnu qu’elle lui offre, en font une proie facile, mais heureusement il rencontre rapidement Geronimo, qui lui vient en aide, puis d’autres exclus, issus comme lui de différentes nations autochtones.

De Michel Jean, j’ai déjà lu Kukum, un beau roman plein de sobriété inspiré de la vie de l’arrière-grand-mère de l’auteur. J’ai retrouvé avec plaisir son empathie pour tous, ici pour les nombreux habitants du square Cabot, anonymes aux yeux de beaucoup, devenus de belles personnalités sous sa plume.
L’entraide existant entre les sans-abris est mise en avant par Michel Jean, plutôt que les agressions et les vols, même s’il n’occulte pas les difficultés, le froid, la faim, le manque de toutes les commodités les plus élémentaires. On pourrait lui reprocher d’embellir un peu les bons côtés, d’accorder à Élie quelques circonstances favorables. Personnellement, je ne me plains pas de ce bon tempérament de l’auteur qui lui fait éviter d’écrire des romans trop sombres sur des sujets déjà difficiles. Il n’occulte pas les drames, il les laisse un peu à la marge, il ne s’appesantit pas.
L’émotion n’est pas absente pour autant, au contraire, la grâce et la concision de l’écriture rendent le roman de plus en plus émouvant au fil des pages. Si vous avez aimé Kukum ou d’autres romans de Michel Jean, le parcours d’Élie et de ses compagnons du square Cabot ne devrait pas vous décevoir.

Tiohtia:ke [Montréal] de Michel Jean, le Seuil, septembre 2023, 192 pages.

Les avis de Karine, de Hélène (Lecturissime) et de Luocine aujourd’hui même !



Ian McEwan, Leçons

Il s’agit dans cet extrait d’un épisode de l’enfance de Roland Baines, dans les années 50 en Libye, là où son père était en garnison. Quoique le roman commence lorsque Roland est le jeune père d’un petit garçon de quelques mois, quitté brusquement par sa femme, il revient sur de nombreux faits marquants de son enfance et de sa jeunesse. Sa vie de presque enfant unique en Libye, puis l’internat en Angleterre, où il prendra à la demande de son père des leçons de piano. C’est une jeune professeur, à la fois autoritaire et perverse, qui le fait répéter, et qui va l’éveiller à la sexualité un peu plus tard, mais alors, il est encore trop jeune, toutefois.
Parvenu à la maturité, Roland se demande souvent quelle a été l’influence de ces leçons sur le cours de sa vie. Il s’interroge aussi sur ce qui se serait passé si tel ou tel événement n’avait pas eu lieu. Il a l’impression de passer un peu à côté de sa vie, ayant du mal à s’engager dans une relation comme à trouver autre chose que des petits boulots alimentaires.

Je ne peux pas finir l’année sans vous parler de cette lecture qui a répondu à toutes mes attentes. J’aime beaucoup les écrits de Ian McEwan, mais n’avait jamais été autant éblouie que par Expiation, mais cette fois, je ne peux que placer les deux romans sur un pied d’égalité. J’ai adoré l’ampleur du texte, couvrant plusieurs décennies des années cinquante à 2021, passant de l’Angleterre à l’Allemagne, pays d’origine d’Alissa, l’épouse de Roland. J’ai admiré la virtuosité de Ian McEwan à traiter de tous les sujets : l’adolescence, les rapports parents-enfants, la vie de couple, le travail d’écriture, autant que de la situation politique ou sociale, de passer de l’introspection à un débat de politique internationale… le tout avec une chronologie qui, sans être bouleversée, n’est ni linéaire, ni sagement alternée. Pas une fois au long des 650 pages, je ne me suis sentie égarée. Ni n’ai ressenti de longueurs. J’ai aimé aussi la façon dont il décrit avec bienveillance ses personnages, fussent-ils peu pourvus de qualités, pourtant.
C’est vraiment une réussite, un roman bien dans son époque, qui ne cultive pas une nostalgie stérile, ni ne se voile la face sur les défis qui attendent l’humanité dans l’avenir.

Leçons de Ian McEwan (Lessons, 2022) Gallimard, octobre 2023, traduction de France Camus-Pichon, 650 pages.

Les avis de Nicole et Pamolico.

Thomas B. Reverdy, Le grand secours

Récit d’une journée, une journée forcément particulière, à Bondy en Seine-Saint-Denis, dans un périmètre restreint entre un immense croisement de routes, d’autoroute et de voies de tramway, un pont qui surplombe le tout, une barre de dix étages avec vue sur la circulation, et une cité scolaire réunissant un collège et un lycée.
Mo, lycéen plutôt tranquille, est témoin d’une violente empoignade entre un de ses camarades de classe et un homme qui attendait le bus. Le jeune partage ce qu’il a filmé sur les réseaux sociaux, et cela va faire monter la tension au fil de la journée. C’est aussi le jour où Paul, écrivain, vient animer des ateliers d’écriture à la demande de Candice, une professeure de français. Il prend conscience d’un univers aux portes de la capitale, bien éloigné de ce qu’il connaît, et pourtant, si proche.

Comme dans Il était une ville, Thomas Reverdy s’y entend pour faire vivre des paysages urbains, et ses descriptions de Bondy Nord, de son animation, de son multiculturalisme, sont parfaites de réalisme. Sa connaissance du monde lycéen est aussi évidente pour s’imaginer la cour ou les couloirs, tout autant que les salles de classe aux ambiances bien différentes selon les enseignants. L’agitation de ce jour-là commence sans doute comme celle d’un jour de janvier habituel, et l’auteur montre bien ce qu’elle a d’ordinaire, puis la pression qui s’installe et monte de plus en plus, au grand dam de la proviseure qui souhaite avant tout « ne pas faire de vagues ».
A part peut-être une romance entre des protagonistes qui naît précisément ce jour-là, mais pourquoi pas, après tout, le roman tient bien la route, rend un bel hommage aux enseignants enthousiastes comme aux autres, et frappe par sa puissance d’évocation, loin de toute caricature.
Et tiens, détail amusant, l’auteur a repris, pour la professeure de français le prénom, et même le rouge à lèvres, d’un personnage de Il était une ville !

Le grand secours de Thomas B. Reverdy, éditions Flammarion, août 2023, 318 pages.

Thomas B. Reverdy sur le blog : Les évaporés et Il était une ville.
Lu précédemment par Pamolico, le roman entre bien dans le parcours « Sous les pavés, les pages » chez Ingannmic et Athalie.

Auður Ava Ólafsdóttir, Éden

Alba, spécialiste des langues en voie de disparition, et aussi correctrice pour une maison d’édition, revient d’un colloque sur le continent, et s’interroge sur son empreinte carbone, entre autres pensées décousues. Cette idée lui revient lorsqu’elle trouve un domaine à vendre, avec un terrain où elle pourrait planter des arbres pour compenser ses nombreux voyages. La maison est loin de tout et a besoin de travaux, le plus proche voisin n’est pas trop accueillant, peu lui importe, elle décide contre l’avis de ses proches, de quitter Reykjavik.

Dernière lecture du mois avant le mois allemand, je me suis régalée avec ce roman où j’ai retrouvé exactement tout ce qui me plaît chez Auður Ava Olafsdottir, comme en témoignent de nombreux passages surlignés sur l’édition numérique.
C’est rare d’aimer d’emblée tout d’un roman, et c’est pourtant le cas ici : j’aime les sortes de fantaisies récurrentes qui émaillent la vie d’Alba, comme les appels de son éditrice, les irruptions de Radio Apocalypse au milieu de ses émissions habituelles, les conversations récurrentes avec le commerçant du village ou les remarques terre-à-terre de sa sœur. J’aime que ce soit au lecteur de deviner pourquoi l’éditrice veut absolument faire lire à Alba un recueil de poésie à paraître. J’aime qu’Alba se lance dans la plantation d’arbres, quasiment absents d’Islande. J’aime qu’elle laisse souvent ses pensées dériver sur l’origine de tel ou tel mot, et que cette passion pour la langue islandaise semble contaminer les habitants de son village.
Tout ce qui concerne les réfugiés et le jeune Danyel m’a paru d’abord un tout petit peu plus convenu, si tant est qu’Auður puisse écrire quelque chose de prévisible… C’est formidable comme elle réussit toujours à porter un regard un peu décalé, à surprendre, à illuminer la vie quotidienne, même avec des sujets a priori graves.

Éden de Auður Ava Ólafsdóttir, éditions Zulma, août 2023, traduction de Eric Boury, 256 pages

Déjà lu et approuvé par Aifelle, Cathulu, Hélène, Keisha, Pamolico, Sandrion (qui aurais-je oublié ?)

Renaud de Chaumaray, Mille hivers

Voici le début du roman, et son intrigante affirmation : un iceberg s’est échoué un jour de tempête, sur la côte d’une petite île du golfe de Gascogne. Trois personnes y habitent à ce moment-là : le propriétaire des lieux, malade en fin de vie, et sa fille Dorothée, qui prend soin de lui, bien qu’ils n’aient jamais été très proches.
Le troisième est Tortu, le gardien des lieux, habitué à la solitude, et que ce phénomène, climatique ou pas, perturbe autant que la présence de Dorothée. En effet, il n’avait pas vu la jeune femme depuis des années, alors qu’elle était encore adolescente. La présence de l’énorme bloc de glace va-t-elle attirer d’autres curieux, journalistes ou scientifiques, et rompre le fragile équilibre entre les trois personnages ? Un quatrième individu va effectivement apparaître, et sa présence précipiter les événements.

Il s’agit plus, dans une grande partie du roman, et comme le montre l’extrait précédent, d’examiner des êtres humains qui ont apporté sur l’île, avec eux, leur passé et leurs problèmes, que de chercher une explication scientifique à la présence de l’iceberg. Au début, après quelques dizaines de pages, j’avançais toujours avec une certaine curiosité à l’égard des personnages, mais sans être vraiment emportée. J’ai eu un moment l’impression de ne pas savoir où j’allais, ni même dans quel genre de roman je me trouvais… Rétrospectivement, c’est assez subtil de ne pas trop en dévoiler tout de suite, sans même donner d’indices de genre, à part qu’il s’agit d’un huis-clos, et de laisser les lecteurs s’immerger dans l’atmosphère et s’interroger.
J’ai donc fini par me laisser faire, jusqu’à la très belle conclusion, qui mérite qu’on accepte quelques errements auparavant. Sachez que la présence de cet énorme glaçon a bien une explication, et n’oublions pas qu’il s’agit du premier roman d’un jeune auteur tout à fait prometteur, avec une jolie plume et d’excellentes idées.
Pour ceux que je n’aurais pas convaincus, ou les autres (enfin, pour tous !), je peux recommander aussi, chez ce même éditeur, qui fait une belle place à la nature parmi ses publications, La femme paradis de Pierre Chavagné, sorti au début de cette année.

Mille hivers de Renaud de Chaumaray, éditions Le mot et le reste, août 2023, 200 pages.