Choi Kyu-Sok, Intraitable, tome 1

L’activité sur le monde du travail d’Ingannmic m’a fait voir d’un autre œil ce roman graphique gagné grâce à un concours et un peu oublié depuis. C’est en effet le sujet, l’unique sujet de cette BD coréenne.
Tout commence par une sorte de mise en appétit qui présente Gu Go-Shin, un curieux personnage, un peu redresseur de torts, qui vient en aide aux salariés que leur entreprise pressure et exploite sans aucune vergogne. Sorte de conseil des prudhommes privé, il leur apprend leurs droits et les seconde face à des patrons que rien n’arrête : salaires non payés, accident du travail non déclaré, …
Ensuite, changement de décor avec un jeune homme très intègre, Lee Soo-In, qui a démissionné de l’armée et trouvé un emploi de cadre dans la grande distribution.

Le monde du travail en Corée du Sud, voilà qui promet d’être intéressant ! Une fois passée la mise en place, l’identification des personnages (je suis assez lente pour cela, comme dans la vie, je ne suis pas très physionomiste), cela devient passionnant. Le dessin en noir et blanc, assez classique, pas trop « manga », convient très bien au sujet.

Voici tout d’abord, les personnages : Gu, le personnage intraitable du titre, lorsqu’il s’agit de défendre les travailleurs, puis Lee, sympathique jeune homme que l’on voit sur l’extrait ci-dessus. La BD revient sur son enfance, sa jeunesse, son entrée dans l’armée où il ne s’habituera pas à des pratiques qu’il juge non conforme à ses idées. Lorsqu’il entre pour travailler dans la grande enseigne française qui s’implante en Corée, « Les Fourmis », il se rend vite compte qu’il n’accepte pas non plus de devoir licencier certains de ses collaborateurs ou de les harceler pour les pousser à démissionner. C’est là qu’il rencontre Gu, et décide de se syndiquer.
On reconnaît vite Carrefour dans ce groupe qui adopte avec enthousiasme des pratiques de management qui seraient difficiles à employer en France.
Parfaitement réaliste, ce roman graphique est très instructif sur le monde du travail, les personnages ont du relief et l’envie est grande de savoir comment tout cela va évoluer. Car l’histoire se déroule sur six volumes (et bien évidemment, mes bibliothèques n’en ont aucun) et ce premier n’est donc qu’une mise en appétit… qui me rappelle, si vous ne l’avez pas vu, un film coréen sur le harcèlement au travail, About Kim Sohee de July Jung.

Intraitable, tome 1 de Choi Kyu-Sok, éditions Rue de l’Echiquier, 2019, traduction de Kette Amoruso, 248 pages

Activité sur le monde du travail chez Ingannmic.

Einar Kárason, Oiseaux de tempête

En février 1959, plusieurs chalutiers se trouvèrent pris dans une tempête hors-norme, pendant plusieurs jours, au large de Terre-Neuve. Certains en revinrent, d’autres non. C’est à partir de ce fait réel que Einar Kárason a imaginé…
À bord du Mafur, le commandant et une trentaine de marins remplissent d’abord les cales de sébastes, qui abondent dans ces parages, lorsqu’un froid glacial commence à recouvrir le bateau d’une gangue de glace qui l’alourdit dangereusement. Puis viennent les vagues énormes qui obligent à maintenir le chalutier face à elles coûte que coûte, sous peine de chavirer irrémédiablement. Pendant les rares moments où ils reprennent des forces, chacun des hommes pensent à celles et ceux qu’il a laissés à terre…

Décidément, ce voyage littéraire en mer nous fait faire de belles découvertes ! Il s’agit ici tout simplement du récit d’une tempête, récit imaginaire mais nourri, je l’imagine, de tradition orale, de documents, d’enquêtes… De nombreux extraits pourraient donner une idée de la puissance du texte, mais autant le découvrir par vous-même.
Malgré ou grâce à une chronologie un peu bousculée et des sortes d’apartés concernant l’un ou l’autre des marins, le texte se tient bien et ne lasse à aucun moment. Il permet d’assister à des scènes rares : le relevage d’un chalut plein à craquer, les lits de glace empilés alternativement avec les poissons, le remaillage des filets, le mouvement et le bruit incessants dans la couchette du jeune Larus, la fréquentation de la bibliothèque de bord, l’élimination par l’équipage de couches de glace qui se reforment aussitôt sur chaque partie du pont, et la tempête, bien sûr. Celle-ci génère des scènes puissantes, où tous les hommes se bagarrent avec les éléments sans prendre une minute de repos, où même le coq participe en cuisinant des quantités de viande réconfortante au plein cœur de la tourmente (au four, parce que les marmites se renversent !).
Ce qui change par rapport à d’autres récits marins c’est que l’entraide et la camaraderie ne sont pas des vains mots sur ce chalutier, et cela fait plutôt plaisir.
Il n’y a pas un mot de trop dans ce texte qui allie aventure humaine et belle écriture. Je n’oublie pas la traduction d’Eric Boury qui semble parfaite en tous points.

Oiseaux de tempête de Einar Kárason, éditions Grasset, 2021, traduction de Eric Boury, 160 pages.

Roman repéré grâce à Sacha !
C’est une lecture commune avec Sunalee et Fanja qui nous permet de participer à son Book Trip en mer et à l’activité sur le monde du travail d’Ingannmic.

Karel Čapek, La guerre des salamandres et R.U.R.

Aujourd’hui, je vous présente deux pièces de théâtre. Non, ne fuyez pas, tout d’abord parce qu’elles nous permettent de découvrir Karel Čapek, auteur tchécoslovaque devenu classique, ensuite parce que la première pièce est tirée d’un de ses romans les plus connus, et que cette version permet de lire un roman de 380 pages en deux heures, tout au plus.
De plus, ces deux fables politiques restent d’une grande modernité. Dire que R.U.R. a été écrit en 1920, et La guerre des salamandres en 1936 !

« Marek : Mon Dieu, mon Dieu, quand j’ai fait entrer ce capitaine, qui aurait dit qu’on en arriverait là ? C’est comme ça qu’on détruit le monde, pour rien…Tout ça à cause de moi.
L’Auteur : Stop, Marek ! Stop ! Ca ne va pas, qu’est-ce que tu racontes ? Ce n’est pas toi, c’est l’avidité, l’avidité de quelques-uns, la lâcheté des autres. C’est l’indifférence, l’inconséquence, la gloutonnerie, c’est le manque de mesure… »

La guerre des salamandres est ici adaptée par Evelyne Loew et mise en scène par Robin Renucci. Et l’histoire, alors ? Le capitaine Van Toch, faisant escale en Europe, s’associe avec un certain Bondy, homme d’affaires, pour une entreprise de pêche de perles. Il a découvert des salamandres géantes et intelligentes dans une île proche de Sumatra, qui, mangeuses d’huîtres, mais pas intéressées par les perles, pourraient leur faire une main d’oeuvre toute trouvée. Mais d’autres vont vouloir tirer parti de cette manne jusqu’alors inconnue, et exploiter les salamandres à d’autres fins. Celles-ci finiront par se révolter…
Les thèmes abordés par Karel Čapek ne peuvent pas laisser indifférent, même et surtout maintenant : la protection des espèces, le bien-être animal, la montée des eaux des océans, la mondialisation, le pouvoir des médias, et j’en oublie sans doute ! La mise en scène est très intéressante, avec des incursions de l’auteur dans la trame du récit, et j’aurais beaucoup aimé voir cette pièce sur scène. Toutefois, je n’ai pas eu de mal à m’immerger dedans, et suis ravie de la découverte !

« Domin : Alors le jeune Rossum s’est dit : Un homme, ça ressent par exemple de la joie, ça joue du violon, ça a envie de se promener, bref il y a tant de choses qui sont, au fond, inutiles.
Hélène : Oh non !
Domin : Attendez un peu. Qui sont inutiles lorsqu’on doit, disons, tisser ou calculer. Un moteur diesel ne doit pas non plus avoir des franges ou des ornements, mademoiselle Glory. Et fabriquer les ouvriers artificiels, c’est la même chose que de fabriquer les moteurs diesel. La production doit être simplifiée au maximum et le produit le meilleur possible. »

Le deuxième texte était dès l’origine écrit pour le théâtre. Jouée pour le première fois à Prague, en 1921, puis à New York dès 1922, la pièce a été traduite en français, puis montée par Jacques Hébertot et présentée à Paris en 1924.
R.U.R. signifie Rossum’s universal robots, il s’agit d’une entreprise crée par un certain Rossum, qui fabrique des robots d’apparence humaine, capables de faire toutes les tâches ingrates dont les hommes ne veulent plus s’embarrasser. D’ailleurs cette pièce est à l’origine du mot robot qui n’existait pas auparavant, il vient d’un mot tchèque « robota » qui signifie corvée.
Une jeune femme, Hélène, vient visiter l’usine qui fabrique ces robots et finit par rester et épouser le directeur de l’usine. Mais elle reste ennuyée par le fait qu’il manque des sentiments à ces robots presque humains, et en voulant faire leur bonheur, précipite la chute de l’entreprise Rossum.
De mise en scène plus classique, cette pièce étonne aussi par sa modernité. Les questions posées par l’intelligence artificielle y sont très bien développées, s’y mêlent des réflexions sur l’exploitation des travailleurs, et cela en fait une lecture très intéressante.

La guerre des salamandres et R.U.R., Karel Čapek, L’avant-scène théâtre, 2018, 168 pages.

Lu pour le mois de l’Europe de l’Est.

D’autres avis : précédemment, Doudoumatous a lu une bande dessinée adaptée de R.U.R., Pativore a lu La guerre des salamandres dans sa version pour le théâtre et Keisha a lu le roman.

Ludmila Oulitskaïa, Le corps de l’âme

« Et elle s’avança le long des tuyaux mouvants sur lesquels défilaient non plus des porcs, mais de la viande, et elle marmonnait en son for intérieur :
« Toute cette viande, toute cette viande, où est son âme, je vous le demande… » C’était une jeune fille dotée d’une sensibilité linguistique, à la fin de ses études secondaires, elle avait hésité entre la faculté de lettres et celle de biologie. »

Cet extrait rappelle que l’autrice était tout d’abord une scientifique, comme elle le raconte de manière romancée dans L’échelle de Jacob que j’ai lu il y a deux ans. Comme Ludmila Oulitskaïa m’avait plutôt convaincue dans la forme courte de Mensonges de femmes que dans ce gros roman, c’est avec enthousiasme que j’ai appris la sorti de ce recueil au printemps dernier, et que je m’y suis plongée. La première série de quatre nouvelles, « Les amies », présente des femmes vieillissantes, qui appréhendent leur âge et la fin de leur vie de différentes façons. Par maintes petites touches qui sentent le vécu, l’autrice a créé des personnages qui n’ont besoin que de peu de lignes pour exister, et dont les destins ne m’ont pas laissée indifférente.

« Tout le monde sait que ceux qui travaillent dans les bibliothèques, que ce soit celle de Babylone ou celle d’Alexandrie, ont été de tout temps des gens d’une race particulière – de ceux qui croient au livre comme d’autres croient en Dieu. »

Mais j’ai encore préféré la deuxième série, « Le corps de l’âme » qui comporte sept nouvelles, et pose des questions sur le corps et l’âme, celle des humains, mais aussi celle des animaux, qui s’interroge sur l’art et l’âme également… Ce dernier thème correspond à deux d’entre elles, Un homme dans un paysage de montagnes et L’autopsie, très réussies. Certaines appartiennent clairement au genre fantastique, tout en conservant le ton, la petite musique de Ludmila Oulitskaia, sa manière de montrer la vie des petites gens ou encore de ceux qui a qui la chance a souri un peu plus. Le serpentin, très belle dernière nouvelle, séduira par les images et l’émotion qu’elle procure, tous les amoureux des livres.
Bref, un recueil de textes qui peut emballer autant ceux qui veulent découvrir l’autrice russe que ceux qui admirent déjà ses livres.

Le corps de l’âme de Ludmila Oulitskaïa, (O tele douchi), éditions Gallimard, avril 2022, traduction de Sophie Benech, 208 pages.

Paola Pigani, Et ils dansaient le dimanche

Rentrée littéraire 2021 (5)
« Au moment de partir, Szonja avait regardé trembler ce qu’il y avait de plus réel dans sa petite vie, les branches nues du tilleul dans la cour dont l’ombre sèche passait et repassait sur leur grand-mère assise au milieu des volailles, les mains serrées autour de l’écuelle de maïs. La vieille dame avait levé les yeux vers elles. De ses lèvres s’écoulait une prière. Seule Szonja l’avait deviné. »

Marieka et Szonja, deux jeunes cousines hongroises, suivent les rails d’un avenir plus radieux en partant travailler en France. Elles voient peu de choses du trajet de leur village à Vaulx-en-Velin, dans la banlieue lyonnaise, et tentent à peine arrivées de tout absorber de leur nouvelle vie : la cité ouvrière, le logement en internat chez les sœurs, l’usine de textile, les balades le long du canal, les dimanches au bal… L’auteure s’attache aux pas de Szonja, la plus sage et réservée des deux, qui devient une ouvrière expérimentée et se crée des amitiés parmi les collègues d’origine italienne.
Mais la crise de 29 rattrape ce secteur d’industrie, avec une suite de mises à l’arrêt des chaînes, de licenciements, de manifestations… Les pages vont alors alterner entre la vie privée et sentimentale de la jeune hongroise et l’évolution des esprits qui aboutira au Front Populaire.

« Ces premiers jours à l’usine, elles ont toutes col et cœur serrés, comme des hirondelles qui se seraient trompé de saison et ne savent où s’aligner. »

Si j’ai été emballée de prime abord par la langue très poétique et ouvragée, j’ai assez vite trouvé que c’était trop pour mon goût, et que ça m’écartait dans une certaine mesure de l’empathie que j’aurais pu ressentir pour les personnages. J’aurais sans doute réussi à m’y faire mais les narrations de réunions syndicales et de meetings, moins propices à la poésie, plus terre à terre, m’ont parues plaquées, et ont fini par me faire tourner les pages sans passion.
Je suis obligée d’admettre que cette première rencontre avec Paola Pigani ne m’a pas apporté l’enchantement que j’attendais. Toutefois j’y ai aimé les chroniques de la vie à Lyon dans les années 30, la découverte de l’industrie du textile synthétique, et surtout la belle description des personnages, en premier lieu Szonja, aussi discrète que courageuse, et dont la belle obstination à trouver sa place en France est en tous points émouvante.

Et ils dansaient le dimanche, de Paola Pigani, éditions Liana Lévi, août 2021, 230 pages.

Emily St. John Mandel, L’hôtel de verre

« Vous savez ce que j’ai appris au sujet de l’argent ? Quand j’ai essayé de comprendre pourquoi ma vie à Singapour me semblait plus ou moins identique à celle que j’avais à Londres, c’est là que j’ai réalisé que l’argent est un pays en soi. »
Un hôtel haut de gamme sur une île canadienne au nord de Vancouver reçoit des habitués en quête de calme. C’est là que travaillent Vincent, une jeune barmaid, ainsi que son frère Paul à l’entretien. Une inscription étrange au feutre indélébile sur une vitre « Et si vous avaliez du verre brisé ? » va marquer la rencontre de plusieurs personnages importants de l’histoire. Le roman a commencé avant, par la toute fin, puis est revenu à ce point crucial à l’hôtel Caiette, avant de repartir vers d’autres épisodes, antérieurs ou postérieurs. Rassurez-vous, on comprend tout sans s’égarer !
Emily St John Mandel a une façon particulièrement attrayante de déposer des sortes d’indices, des phrases qui interpellent et obligent à se poser des questions sur la suite du roman. La chronologie bouleversée, mais pourtant facile à suivre, participe aussi aux attentes de lecture qui sont dès lors très grandes : il faut donc que rien ne vienne créer de déception…

« Il parlait pour plusieurs d’entre nous qui avaient beaucoup réfléchi à cette dualité : savoir et ne pas savoir, être honorable et ne pas être honorable, savoir que vous n’êtes pas quelqu’un de bien mais essayer quand même d’être quelqu’un de bien dans les limites de la corruption. »
Après avoir fini ce roman, j’ai du attendre quelques jours pour trouver les mots pour en parler. Le sujet, ce que l’on découvre rapidement, est une version romancée de l’affaire Madoff, de cet escroc et génie de la finance à la fois, qui avait imaginé une pyramide de Ponzi, consistant à investir de l’argent qui n’était pas à lui de manière fictive, en trouvant toujours d’autres investisseurs pour payer les dividendes des précédents. En gros, n’est-ce pas, l’économie et moi, ça fait deux !
Il se nomme ici Jonathan Alkaitis, c’est le personnage central, et celui que l’on cerne le mieux, mais les protagonistes sont nombreux, entre ses compagnes, ses amis, ses investisseurs, ses employés, et les différents points de vue éclairent avec virtuosité cette affaire.
L’écriture et la construction très subtile constituent une belle manière de parler d’un sujet plutôt rébarbatif. Je ne dirais pas que c’est un coup de cœur, mais ce roman m’a tenue en haleine, et fait voyager entre l’hôtel de luxe, Manhattan, un porte-containers, une salle de concert, une prison, même. Il comporte de très beaux passages, et fait toujours appel à l’intelligence du lecteur, ce qui n’est pas négligeable. Emily St John Mandel est décidément une auteure à suivre !

L’hôtel de verre d’Emily St John Mandel, (The glass hotel, 2020) éditions Rivages, février 2021, traduction de Gérard de Chergé, 398 pages.

Vincent Message, Cora dans la spirale

« Elle est un peu désuète, quand on l’évoque, cette France. Elle est vieille France. Mais il y a en elle quelque chose qui m’émeut comme des photographies anciennes. Comme un tiroir, dans une maison de campagne, qu’on n’a pas ouvert depuis longtemps – comme les pauvres objets qu’on en sort, pas forcément cassés, mais fragiles d’être devenus aussi inutiles sous leur couche de poussière. »
Comme cela arrive à la suite d’une lecture enthousiasmante (je vous renvoie au billet précédent si vous ne l’avez pas lu), les lectures suivantes paraissent un peu languissantes. De plus, pour rompre avec mes habitudes, j’ai enchaîné plusieurs romans français, alors qu’en je n’en lis pas régulièrement, dont ce roman de Vincent Message.
Je n’aurais peut-être pas dû !
En tout cas, j’avais un bon a priori. J’avais lu et beaucoup apprécié l’idée, l’écriture et le résultat de son précédent roman : Défaite des maîtres et des possesseurs, une dystopie passionnante. L’auteur revient avec ce roman à Paris au début des années 2010. Cora Salme retrouve, après la naissance de sa fille, la compagnie d’assurances Borélia où elle travaille au marketing. Elle se rêvait photographe, elle a tout de même trouvé ses marques dans cette entreprise somme toute assez humaine. Mais un changement de direction amorce des bouleversements, surtout pour ceux qui sont soit un peu frondeurs, soit un peu marginaux ou moins performants que les autres, pour ceux tout simplement qui n’ont pas les dents assez longues…
Ce roman à la superbe écriture, sinueuse et détaillée, se lit facilement, avec une atmosphère qui pourrait être celle d’un thriller, tant le monde de l’entreprise peut être violent. Il alterne les retours en arrière sur la vie de Cora avec la progression de son actualité. Je me suis facilement coulée dans le texte, et vers le milieu, ai adoré tout le chapitre 8 qui adopte une rupture de ton et d’ambiance et semble mener sur autre chose. Mais il est suivi aussitôt d’un chapitre qui constitue la chronique d’une dégringolade prévisible avec l’annonce d’un plan d’optimisation, joli mot pour une très vilaine proposition du comité de direction visant à réduire les frais de toutes les manières possibles, y compris celle consistant à se passer du personnel le moins productif.
Ce chapitre commence par la très jolie citation page 286 « 
Lorsque j’ai commencé à écrire cette chronique, il y a un an et demi maintenant, j’ai dit que l’histoire de Cora était une toute petite histoire parmi toutes les histoires du monde. Et puis, dans la foulée (je viens de relire ces lignes-là), qu’il n’y a pas de petite histoire, que toutes les vies sont dignes d’être commémorées. Je rêve d’un monde où on se raconterait les vies humaines les unes après les autres, avec assez de lenteur, d’incertitudes et de répétitions pour qu’elles acquièrent la force des mythes. »
Passant ensuite par des hauts et des bas, par des passages un peu longs ou plus prévisibles ou par de vrais coups de poing, le roman m’a menée à une fin puissante et assez inattendue, qui conclut finement le roman. Même si mon avis ne déborde pas d’enthousiasme, je pense que Cora dans la spirale plaira à beaucoup de lectrices et lecteurs, même les plus exigeants, qui veulent comprendre le monde du travail et ses rouages inexorables, comparés à la fragilité de l’humain.

Cora dans la spirale de Vincent Message (Seuil, 2019, paru en collection Points en 2020), 490 pages.

Krol a adoré ce roman, Papillon et Une comète sont séduites aussi, je vous conseille de lire leurs avis.

Dave Eggers, Le Cercle

cercleJ’ai découvert l’auteur américain Dave Eggers il y a quelques années avec Zeitoun, sur le cas particulier (et bien réel) d’un habitant de La Nouvelle-Orléans lors de l’ouragan Katrina et des moments dramatiques qui l’ont suivi. Je le retrouve cette fois dans un genre totalement différent, une projection dans un futur très proche, sur le thème des réseaux sociaux.

« À vingt-deux heures, elle avait traversé tous les messages et les annonces internes, et elle ouvrit son CercleExterne. Elle n’y était pas allée depuis six jours, et trouva cent dix-huit nouveaux messages pour la journée qui venait de s’écouler seulement. Elle décida de les parcourir tous du plus récent au plus ancien. Une de ses amies de fac avait posté un message dans lequel elle annonçait avoir une grippe intestinale, et un long fil de discussion s’ensuivait, chacun y allant de sa suggestion en matière de remèdes, offrant son soutien ou partageant des photos censées lui remonter le moral. »
Mae Holland n’en revient pas, elle vient d’être embauchée par le géant d’Internet, une entreprise qui regroupe différents supports de communication, située sur un fabuleux campus où tous les besoins des employés sont tellement pris en charge que c’est à peine s’ils ont envie d’en sortir le soir ou le week-end. Elle y est prise tout d’abord au service clientèle, pour répondre aux demandes, réclamations et autres problèmes, en ne perdant pas de vue l’objectif principal qui est d’être bien notée. Car chaque employé est évalué pour chacune de ses interventions, et la note maximale est requise, bien entendu. Le Cercle pratique la compétition entre employés à un degré extrême, et la transparence est de mise également. Rien n’est caché, tout le monde peut tout savoir de son voisin, ami, collègue…

« Mais ce que je veux dire, c’est que se passerait-il si nous agissions tous comme si nous étions observés ? Ça nous permettrait de vivre de façon plus morale. Quels sont les individus qui oseraient faire quelque chose de contraire à l’éthique, à la morale ou à la loi s’ils se savaient observés ? »
C’est donc bien d’un roman qu’il s’agit, mais comment ne pas y reconnaître l’addiction contemporaine aux réseaux sociaux, poussée à l’extrême, et vue de l’intérieur ? Ce n’est même pas de la fiction de voir un réseau comme Facebook devenir, ou essayer de devenir, une banque… Outre les questions soulevées qui sont passionnantes à bien des égards, l’auteur a également réussi à ajouter des ressorts dramatiques : une nouvelle expérimentation à laquelle Mae va participer, un individu étrange qu’elle croise plusieurs fois dans des divers lieux du campus, une sortie en kayak qui va valoir à la jeune femme bien des déboires, l’opposition de son ex-petit ami aux réseaux sociaux, la maladie de son père…
Même si cette énumération pourrait laisser croire que l’auteur en fait trop, il n’en est rien, il explore juste avec habileté et intensité les diverses dérives possibles d’un réseau trop intrusif, et qui tend à devenir la norme, sans autre alternative. D’ailleurs, qu’est-ce que la Complétude du Cercle, qui semble le but de l’entreprise, tout autant que la crainte de quelques rares personnes ? De brefs retours à la nature sont particulièrement bien décrits, ainsi que les états d’âmes et les questionnements de la jeune femme, qui hésite par moments entre rester un bon petit soldat, ou s’insurger. Savoir si elle va aller jusqu’au bout de ses idées (et lesquelles) est le grand enjeu du roman, qui donne par ailleurs grande envie de se désinscrire des fameux sites mis en cause…

Le Cercle (The Circle, 2013) de Dave Eggers, éditions Gallimard et Folio (2016, 2017) traduction de Emmanuelle et Philippe Aronson, 569 pages.

Repéré chez Delphine et Papillon. Un film (que je n’ai pas vu) a été tiré de ce roman.

Virginia Reeves, Un travail comme un autre

untravailcommeunautre« On perd déjà tant de courant en l’acheminant : ce qu’on prendra n’est rien en comparaison. C’est une goutte d’eau dans un lac, ça ne manquera à personne. »
La force du roman de Virginia Reeves tient tout d’abord à la singularité du sujet : Roscoe T. Martin, un homme passionné par la force nouvelle de l’électricité, vient s’installer dans les années 20 dans une région rurale de l’Alabama où les fermes sont encore éclairées au pétrole, et où tout le travail se fait à la main. Pour réduire le travail de son ouvrier agricole et de son épouse, il imagine détourner quelques kilowatts des lignes d’Alabama Power, opération aussi risquée qu’illégale. Ses connaissances en électricité lui permettent de réussir, mais un ouvrier de la compagnie meurt quelques temps plus tard au pied de son transformateur.

Il avait ses propres souvenirs, sa compréhension des événements, puis il y avait le récit hostile et biaisé du procureur, et ensuite la version des journaux, limitée aux minutes les plus sensationnelles.
La suite du roman alterne entre la prison où Roscoe purge une longue peine et le retour sur les événements qui l’y ont mené, sur le procès, sur sa vie de couple compliquée, sur sa relation avec Wilson, l’ouvrier agricole de couleur. Les tensions raciales ne sont pas absentes du roman, mais sont traitées d’un point de vue pas exactement habituel.

Si les trois hommes assis derrière la grande table de chêne m’accordent une remise de peine, j’irai voir l’océan. J’en suis sûr. Je me trouverai un phare comme celui-là et j’en deviendrai le gardien, alors j’allumerai ma lanterne dans l’obscurité pour tenir les navires loin du péril.
Je ne m’attendais pas en ouvrant le roman à voir une grand partie des pages se passer entre les murs d’une prison, mais cet aspect ne m’a pas rebutée. La langue utilisée par l’auteure, et très bien rendue par la traduction, est sobre et précise, avec de belles échappées lyriques, et s’accorde bien avec l’époque qu’elle décrit. Les trois parties, la troisième venant renouer les deux premières qui alternaient, abordent avec précision et empathie à la fois, des aspects de l’affaire qui a bouleversé la vie de Roscoe.
Encore un roman découvert grâce au festival America qui était décidément très riche cette année.

 

Virginia Reeves, Un travail comme un autre (Work like any other) éditions Stock (2016) traduit par Carine Chichereau, 326 pages

Lu aussi par Ariane, Cathulu, Sandrine.
50 états, 50 romans, en Alabama
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Bruno Loth, Ouvrier, tome 1 Mémoires sous l’occupation vol. 1

Ouvrier-T1L’auteur : Scénariste et dessinateur, Bruno Loth élabore plusieurs projets, mais c’est celui sur la guerre d’Espagne qui le décide à jouer les éditeurs en créant Libre d’images pour publier Ermo, la guerre d’Espagne vue par un adolescent. Depuis en collaboration avec La Boîte à Bulles, il a publié les mémoires de son père, une fresque sociale de 1935 à 1945 : Apprenti (2010), Ouvrier 1 (2012), Ouvrier 2 (2014).
112 pages
Editeur : La boîte à bulles (2012)

Je ne le savais pas en commençant cette BD, elle fait suite à Apprenti que l’auteur et dessinateur a consacré à la jeunesse de son père. Ce volume, toujours d’après ce que son père lui a raconté, et ce qu’il a pu reconstituer, se déroule entre 1938 et 1941, il est suivi d’un deuxième volume. Comme il le raconte à la fin du livre, son père ne voulait pas au départ parler de cette période douloureuse, mais c’est finalement à sa demande que Bruno Loth a continué son projet.
L’histoire et le ressenti personnels se mêlent aux événements tels qu’ils se déroulent à Bordeaux, on apprend notamment pas mal de choses sur les chantiers navals, sur les entreprises qui passent aux mains allemandes ou italiennes. La vie quotidienne, le travail, les vacances, les relations amicales et amoureuses, l’Occupation, la résistance, tout est vu au travers d’une famille ouvrière bordelaise. Tout le monde n’aimera peut-être pas les dessins qui sont assez sages, mais cela ne m’a pas gênée, c’est un style qui me convient parfaitement. Je lirai volontiers la suite !
ouvrier_memoires_vol1L’avis de Mo.

Projet non-fiction de Marilyne .