Einar Kárason, Oiseaux de tempête

En février 1959, plusieurs chalutiers se trouvèrent pris dans une tempête hors-norme, pendant plusieurs jours, au large de Terre-Neuve. Certains en revinrent, d’autres non. C’est à partir de ce fait réel que Einar Kárason a imaginé…
À bord du Mafur, le commandant et une trentaine de marins remplissent d’abord les cales de sébastes, qui abondent dans ces parages, lorsqu’un froid glacial commence à recouvrir le bateau d’une gangue de glace qui l’alourdit dangereusement. Puis viennent les vagues énormes qui obligent à maintenir le chalutier face à elles coûte que coûte, sous peine de chavirer irrémédiablement. Pendant les rares moments où ils reprennent des forces, chacun des hommes pensent à celles et ceux qu’il a laissés à terre…

Décidément, ce voyage littéraire en mer nous fait faire de belles découvertes ! Il s’agit ici tout simplement du récit d’une tempête, récit imaginaire mais nourri, je l’imagine, de tradition orale, de documents, d’enquêtes… De nombreux extraits pourraient donner une idée de la puissance du texte, mais autant le découvrir par vous-même.
Malgré ou grâce à une chronologie un peu bousculée et des sortes d’apartés concernant l’un ou l’autre des marins, le texte se tient bien et ne lasse à aucun moment. Il permet d’assister à des scènes rares : le relevage d’un chalut plein à craquer, les lits de glace empilés alternativement avec les poissons, le remaillage des filets, le mouvement et le bruit incessants dans la couchette du jeune Larus, la fréquentation de la bibliothèque de bord, l’élimination par l’équipage de couches de glace qui se reforment aussitôt sur chaque partie du pont, et la tempête, bien sûr. Celle-ci génère des scènes puissantes, où tous les hommes se bagarrent avec les éléments sans prendre une minute de repos, où même le coq participe en cuisinant des quantités de viande réconfortante au plein cœur de la tourmente (au four, parce que les marmites se renversent !).
Ce qui change par rapport à d’autres récits marins c’est que l’entraide et la camaraderie ne sont pas des vains mots sur ce chalutier, et cela fait plutôt plaisir.
Il n’y a pas un mot de trop dans ce texte qui allie aventure humaine et belle écriture. Je n’oublie pas la traduction d’Eric Boury qui semble parfaite en tous points.

Oiseaux de tempête de Einar Kárason, éditions Grasset, 2021, traduction de Eric Boury, 160 pages.

Roman repéré grâce à Sacha !
C’est une lecture commune avec Sunalee et Fanja qui nous permet de participer à son Book Trip en mer et à l’activité sur le monde du travail d’Ingannmic.

Arttu Tuominen, La revanche

Le polar nordique est une source inépuisable de découvertes, et voici cette fois la Finlande, celle d’une petite ville sur la Baltique, celle aussi d’une boîte de nuit accueillant toutes sortes de communautés. Une nuit, un engin y explose, tuant cinq personnes et faisant de nombreux blessés.
Une équipe de la brigade criminelle est chargée de l’enquête, et parmi les policiers, Henrik Oksman. Lui qui avait toujours réussi à séparer sa vie privée et son métier se trouve plongé dans un dilemme infernal. Il était en effet présent dans la boîte de nuit, et l’a quittée peu de temps avant l’explosion en compagnie d’un homme qui s’avère être connu pour son homosexualité. Connu ne voulant pas dire accepté… Le lendemain de l’attentat, un individu revendique cette attaque sur les réseaux sociaux, prétendant mener une croisade contre l’homosexualité.

Ce roman fait partie d’une série, et vient en deuxième position, ce qui ne m’a pas gênée. Les personnages principaux en sont Henrik Oksman et son collègue Jari Paloviita, qui était, semble-t-il, plus central dans le premier volume. Je le saurai bientôt puisque je me suis déjà procuré Le serment. Voilà qui vous confirme que j’ai beaucoup aimé cette lecture, aux personnages bien campés et assez complexes pour qu’on s’intéresse autant à eux qu’à la découverte du coupable.
L’histoire, bien menée, voit son suspense aller en grandissant au fil des pages, et s’attache surtout à faire entrer dans l’esprit d’Oksman, à partager ses interrogations. Devra-t-il se dévoiler, dans un pays où la différence, sa différence à lui, n’est pas si bien acceptée que l’on pourrait l’imaginer ? Le jeune policier est très touchant dans son immense désarroi.
Ce roman a reçu plusieurs prix dans le monde du polar scandinave, et c’est bien mérité !

La revanche de Arttu Tuominen, éditions La Martinière, septembre 2023, traduction de Anne Colin du Terrail, 384 pages.

Lu aussi par Eve-Yeshé

Auður Ava Ólafsdóttir, Éden

Alba, spécialiste des langues en voie de disparition, et aussi correctrice pour une maison d’édition, revient d’un colloque sur le continent, et s’interroge sur son empreinte carbone, entre autres pensées décousues. Cette idée lui revient lorsqu’elle trouve un domaine à vendre, avec un terrain où elle pourrait planter des arbres pour compenser ses nombreux voyages. La maison est loin de tout et a besoin de travaux, le plus proche voisin n’est pas trop accueillant, peu lui importe, elle décide contre l’avis de ses proches, de quitter Reykjavik.

Dernière lecture du mois avant le mois allemand, je me suis régalée avec ce roman où j’ai retrouvé exactement tout ce qui me plaît chez Auður Ava Olafsdottir, comme en témoignent de nombreux passages surlignés sur l’édition numérique.
C’est rare d’aimer d’emblée tout d’un roman, et c’est pourtant le cas ici : j’aime les sortes de fantaisies récurrentes qui émaillent la vie d’Alba, comme les appels de son éditrice, les irruptions de Radio Apocalypse au milieu de ses émissions habituelles, les conversations récurrentes avec le commerçant du village ou les remarques terre-à-terre de sa sœur. J’aime que ce soit au lecteur de deviner pourquoi l’éditrice veut absolument faire lire à Alba un recueil de poésie à paraître. J’aime qu’Alba se lance dans la plantation d’arbres, quasiment absents d’Islande. J’aime qu’elle laisse souvent ses pensées dériver sur l’origine de tel ou tel mot, et que cette passion pour la langue islandaise semble contaminer les habitants de son village.
Tout ce qui concerne les réfugiés et le jeune Danyel m’a paru d’abord un tout petit peu plus convenu, si tant est qu’Auður puisse écrire quelque chose de prévisible… C’est formidable comme elle réussit toujours à porter un regard un peu décalé, à surprendre, à illuminer la vie quotidienne, même avec des sujets a priori graves.

Éden de Auður Ava Ólafsdóttir, éditions Zulma, août 2023, traduction de Eric Boury, 256 pages

Déjà lu et approuvé par Aifelle, Cathulu, Hélène, Keisha, Pamolico, Sandrion (qui aurais-je oublié ?)

Camilla Grebe, L’archipel des larmes

Tout commence en 1944, lorsqu’une femme est retrouvée morte chez elle, clouée au sol de son appartement. C’est Elsie, jeune auxiliaire de police, qui est appelée sur les lieux.
Ma première lecture de Camilla Grebe m’a intriguée dès le début, car je ne m’attendais pas à un polar historique. C’est alors que des années 40, et à la suite d’un événement qui prend au dépourvu, l’histoire continue dans les années 70, avant encore un autre saut temporel, puis un autre. Chaque époque est représentée par une femme policière, qui prend à chaque fois à cœur la recherche à propos de ces féminicides. La considération que leurs collègues masculins leur porte évolue au fil des décennies, même si beaucoup de progrès restent à accomplir. Cet aspect féministe m’a beaucoup intéressée, toutefois j’ai trouvé que pour les années quarante, le trait de la reconstitution historique était un peu grossi. Cela s’arrange par la suite, dès la première centaine de pages.
Alors, certes, il s’agit comme dans beaucoup de romans policiers, d’un tueur récidiviste, pour ne pas dire « en série », et ça peut sembler vu et revu. Mais non, pourtant, il faut admettre que ce roman ne manque pas d’originalité, et se dévore malgré son nombre de pages qui le fait entrer dans la catégorie « pavés ».
Elsie, puis Britt-Marie, Hanne et Malin, quatre policières bien différentes les unes des autres, dont le point commun est d’avoir croisé la route du « Tueur des Bas-Fonds ». Mais est-il possible qu’un même assassin ait sévi sur autant de décennies ? Voici l’énigme que Malin, l’enquêtrice du vingt-et-unième siècle, va devoir résoudre, quitte à se mettre, comme les policières qui l’ont précédée, en danger.
Pour amateurs et amatrices de polars venus du froid, voici une série qui promet des lectures addictives !

L’archipel des larmes, de Camilla Grebe (Skuggjägaren, 2019) Le Livre de Poche, 2021, traduit du suédois par Anna Postel, 576 pages.

L’avis de Eve-Yeshé. Et vous, connaissez-vous Camilla Grebe ?

Défis « Pavé de l’été » et « Auteurs des pays scandinaves« .

(vous pouvez cliquer sur les images)

Lectures du mois (30) juillet 2023

Trois candidats à l’embauche arrivent successivement à l’Usine, énorme complexe industriel comprenant aussi des commerces, des restaurants, des logements. L’un, chercheur en biologie, est chargé de la végétalisation des toits, mais avec des consignes vagues et un projet sans consistance. L’autre se retrouve à charger de documents une déchiqueteuse, à longueur de journées. Le troisième corrige des documents divers et sans rapport avec la production de l’Usine. Que produit-elle, d’ailleurs ?
L’adjectif « kafkaïen » est employé dans la quatrième de couverture, j’ai pensé plutôt à Ismaïl Kadaré ou alors à Yoko Ogawa… en tout cas, on se trouve dans une critique du monde du travail teintée d’une touche de fantastique. Quelques détails intriguent d’abord, et puis quels sont ces oiseaux qui ne se trouvent qu’aux abords de l’Usine et dont le comportement surprend ? Une lecture aussi rapide que prenante qui donne envie de lire le deuxième roman paru en français de cette jeune autrice, intitulé « Le trou »…

L’avis de Lou.

Une jeune femme enquête sur le suicide de sa grand-mère et la disparition d’un manuscrit qui, revenant sur l’histoire d’un naufrage pendant la seconde Guerre mondiale, aurait pu chambouler l’histoire de la Norvège. Ceci arrive dans une histoire de famille déjà pleine de secrets… Je précise que si le naufrage a vraiment eu lieu, le reste n’est que fiction.
Ce roman, je ne l’ai pas terminé, j’ai abandonné un peu avant la moitié, pour différentes raisons. Les personnages manquent d’épaisseur, je ne m’y suis pas attachée, ou peut-être est-ce que j’ai du mal avec ces figures de riches assez odieux… la description, par exemple, du hors-bord de Sasha, avec ses « différentes variétés de bois poli et la perfection de sa coque à la ligne gracieuse » ça m’a laissée totalement de marbre, autant que tous les autres privilèges aristocratiques dont la famille dispose.
Dommage pour l’histoire de la Norvège, c’est ce qui m’avait amenée à lire ce roman, mais c’était trop long à venir, et avec un suspense qui me semblait trop fabriqué.
Quant à l’écriture, elle ne m’a en rien marquée, sauf par des lourdeurs imputables à l’auteur ou à la traduction qui finissaient par me sauter aux yeux, au lieu de m’intéresser à l’histoire.
Bref, un raté pour moi, Delphine-Olympe a beaucoup aimé, Aifelle un peu moins.

Encore une enquête, mais sur un personnage réel, cette fois. Repérée aux Quais du Polar, j’étais intriguée par cette recherche de la journaliste belge qui est partie d’une stèle vue dans un cimetière bruxellois, celle de Marina Chaffrof, décapitée en 1942. La documentation n’est pas très abondante, mais l’autrice s’obstine, se sent appelée par cette jeune femme d’origine russe, mariée très jeune, mère de famille, qui se lance dans des actes de résistance des plus courageux.
Si j’ai lu le roman avec intérêt, il faut reconnaître que le matériau constituant l’enquête de l’autrice est bien léger. Les personnages, Marina la première, sont passionnants, mais le tout est en grande partie issu de son imagination… J’ai beaucoup aimé la manière dont Marina s’éveille progressivement à la politique et à la notion de résistance. Je recommanderais plutôt d’emprunter ce livre en bibliothèque ou d’attendre la sortie en poche.
D’autres avis sur Bibliosurf.

Nina Wähä, Au nom des miens

« Tous les frères et sœurs s’attroupèrent comme d’habitude autour d’Annie, curieux non seulement des cadeaux de Noël exotiques et luxueux dissimulés dans son sac, mais aussi de son ventre rond. Très vite elle sentit ses épaules se détendre, put reconnaître qu’elle avait été inquiète, maintenant qu’elle ne l’était plus. »

La saga familiale de Nina Wähä nous entraîne tout au nord de la Finlande, en Tornédalie, dans les années 80. Annie Toimi, vingt-sept ans, l’aînée d’une famille de douze enfants encore en vie, revient de Stockholm pour les congés de Noël, et aussi pour annoncer à tous qu’elle attend un enfant. Ce qui n’est pas simple, car elle ne vit pas avec Alex, le père de l’enfant à naître, et n’est pas amoureuse, contrairement à lui. Une autre raison va apparaître progressivement, plus dramatique, mais tout est construit pour ne pas en dévoiler trop, ou trop tôt, aussi ne vais-je pas révéler ce que l’autrice prend soin de camoufler. Étonnamment, et c’est une chose que vous verrez rarement dans un roman, tous les personnages sont de la même famille, parents, frères et sœurs et conjoints… et c’est tout ! S’il passe d’autres personnages, ce sont vraiment des figures presque indéterminées, et très fugaces. Avec la famille Toimi, on a déjà un bel échantillonnage d’humains, plus ou moins aimables, avec chacun leurs particularités.

« Ta fille te ressemble, déclara Mika un soir en se rhabillant.
[…]
– Oui, ou plutôt, j’imagine que tu étais comme ça plus jeune.
– Comme ça ?
Il s’arrêta et lui sourit.
– Oui, sauvage, libre et intelligente comme elle.
Siri secoua la tête. C’était trop à digérer pour elle, qu’on puisse utiliser tous ces adjectifs pour qualifier sa fille, que ce soit en plus des attributs positifs, et enfin qu’il veuille aussi lui prêter ces qualités. »

Ce roman fait appel à beaucoup d’anticipation de la part du lecteur, car Nina Wähä parsème des indices de ce qu’elle va dévoiler plus loin, mais surtout s’attarde avec malice sur chaque membre de la famille, en faisant ressortir son caractère, en se posant des questions sur l’aspect génétique dans ce tempérament. La manière dont les enfants ont été élevés par leurs parents, Siri, la mère, douce mais débordée par les tâches ménagères et Pentti, le père sombre et secret, a-t-elle eu une influence, et laquelle ?
Malgré un rythme un peu inégal dans la narration, et quelques précisions crues, que j’attribue plus volontiers à un sens différent de la pudeur des Scandinaves qu’à une volonté de choquer, j’ai aimé le style de l’autrice, libre et original, et sa manière inimitable de présenter les personnages. Avec eux, on a un peu l’impression de passer en une génération du début du vingtième siècle à la fin du même siècle en quelques années. A la fois dépaysant et rafraîchissant, c’est un roman que je recommande à ceux qui aiment la Scandinavie ou les histoires de famille compliquées, un peu à la manière de la saga des Neshov de Anne B. Ragde.

Au nom des miens de Nina Wähä, (Testamente, 2019), éditions 10/18, 2022, traduit du suédois par Anna Postel, 576 pages.


Ce roman participe au challenge « Auteurs des pays scandinaves » lancé par Céline.



Lecture du mois (28) décembre 2022

Pour finir l’année, je vous propose quelques retours sur des romans, dont certains plus exposés que d’autres, mais qui ont tous un petit quelque chose d’original… mais lisez plutôt.

Roxanne Bouchard, Nous étions le sel de la mer, éditions de l’Aube, août 2022, 336 pages.
« Cyrille, il disait que, si on choisissait la mer, elle nous fiançait, pour le meilleur et pour le pire. Il disait qu’elle glissait à notre doigt l’anneau argenté du soleil, qu’elle promettait l’horizon et qu’elle tenait promesse. »

L’arrivée de Catherine Day en Gaspésie, où elle vient à la recherche de ses origines, coïncide avec la découverte d’un cadavre dans les filets d’un pêcheur. Nouveau aussi dans la région, le policier Joaquin Morales bute sur des personnages taiseux et ses recherches ne progressent guère. Roman d’ambiance plus que véritablement policier, j’attendais beaucoup de ce livre qui m’a laissé un goût d’inachevé. Pourtant, le style fait la part belle aux images inédites, les dialogues ont du mordant et les personnages ne manquent pas d’intérêt, mais l’enquête se traîne et les affres du policier finissent par lasser. C’est du moins l’effet que cela m’a fait.
A recommander plutôt pour ceux qui cherchent un roman à l’atmosphère dépaysante, sans forcément de trame policière, ou disons avec une trame policière peinarde.

Stine Pilgaard, Le pays des phrases courtes, éditions le Bruit du Monde, mai 2022, traduction de Catherine Renaud, 288 pages.
« La chorale répète une chanson du soir, pendant qu’il commence lentement à pleuvoir, et dans le potager le vent souffle entre les choux frisés, qui tremblent comme des amants qui viennent de se séparer. »

La narratrice du roman, toute jeune mère, s’installe dans une région rurale de l’Ouest du Danemark et tente de s’adapter à l’atmosphère locale, à commencer par la manière de s’exprimer par phrases parfaitement anodines. Son mari est enseignant dans une højskole, type de lycée assez particulier au Danemark, qu’il faut découvrir. La jeune femme tente de passer son permis de conduire, trouve un petit emploi à la rubrique courrier du quotidien local, s’occupe de son bébé… Avec un style frais et plein d’humour, le roman ne manque pas d’atouts, mais cette sorte de chronique rurale a du mal à enchanter sur la longueur et ne m’a pas complètement séduite.

Laurine Roux, L’autre moitié du monde, éditions du Sonneur, janvier 2022, 256 pages, Prix Orange du Livre 2022.
« Les paysans sont coriaces, ils serrent les dents. De temps en temps, la Marquise enregistre un décès. Quand il s’agit d’un homme, elle propose à un fils de prendre la relève. S’il n’y a pas de garçon, Madame prie la famille de quitter les lieux. Elle possède la quasi-totalité du delta, l’exploite en fermage. Madame a tous les droits. »

Dans le delta de l’Èbre, dans les années trente, la vie est rude pour les paysans, et plus encore pour leurs femmes. La petite Toya, enfant unique de Juan et Pilar, observe et tente de comprendre ce qui se trame, de quoi discutent les hommes, le soir, à la veillée. Alors que Pilar doit faire face à une situation terrible, sa fille grandit et s’éveille grâce à la proximité d’Horacio, le jeune enseignant de l’école communale.
Une deuxième partie plus contemporaine va apporter un autre éclairage sur cette très belle histoire, portée par une écriture qui donne des frissons, et de très beaux personnages.

Stéphane Émond, Argonne, éditions de la Table Ronde, août 2022, 128 pages.
« Le ciel est d’un bleu intrépide, bravache, il tend son orgueil, drapé dans ses plus beaux atours. La rosée fait scintiller une myriade de perles d’eau dans les hautes herbes. En y glissant la main on pourrait laver le visage des enfants. »

En juin 1940, toute une famille entasse possessions et enfants sur une charrette tirée par un cheval, pour fuir l’avancée allemande. Quelques jours seulement pour atteindre un village de l’Aube où des avions allemands font malheureusement une victime parmi les membres de la famille. Stéphane Émond refait le chemin emprunté par ses arrière-grands-parents, quatre-vingt ans après, interroge des maires et des personnes âgées. Et de retour dans son village, il questionne aussi sa famille, recherche de vieux documents.
L’auteur m’était inconnu, mais le titre et le sujet me parlaient. Dès les premières pages, l’écriture m’a séduite, et rien n’est venu gâcher mon plaisir de retrouver cette région de collines et de forêts, de croiser des noms pas vraiment inconnus, de toucher grâce à l’auteur des traces du passé récent d’une région souvent chamboulée par l’Histoire.
Dans le genre témoignage familial, voire filial, le texte est délicat, sans pathos, et les précisions toujours bienvenues et pleines de justesse.

Arnaldur Indriðason, Les roses de la nuit

« Nous sommes comme le cabillaud. En dessous d’un certain nombre d’individus, les bancs se dispersent puis disparaissent. Je crains que cela ne s’applique également à l’espèce humaine. Quand les gens quittent les villages comme le nôtre, la vie ralentit. D’ici peu, elle sera complètement éteinte. »

Un couple a eu l’idée saugrenue de trouver le calme dans un cimetière pour s’embrasser, lorsque la jeune femme aperçoit quelqu’un qui fuit et voit un corps sur la tombe d’un homme politique illustre, au milieu des fleurs. Personne ne reconnaît ou ne signale la disparition de la jeune fille de seize ans, visiblement droguée, dont le corps a été retrouvé. Erlendur et son adjoint Sigurdur Oli ont chacun des idées bien arrêtées sur comment mener l’enquête, qui va les mener dans les fjords de l’Ouest, mais aussi dans le monde de la drogue. La fille d’Erlendur va accepter à contrecoeur de fournir quelques renseignements à son père. Pendant ce temps Sigurdur Oli tombe amoureux du principal témoin de l’affaire, ce qui pose un problème certain.

« Sigurdur Oli ronflait doucement , assis sur son fauteuil.
– C’est la télévision nationale, répondit Erlendur. Elle aurait le pouvoir d’assommer un troll. »

Solide sans être plus original ou enthousiasmant que d’autres romans de l’auteur, cet ouvrage vaut surtout pour son antériorité par rapport aux autres livres où apparaissent Erlendur et son collègue Sigurdur Oli. En effet, il est sorti avant La cité des jarres en Islande, et les personnages y sont encore relativement nouveaux pour les lecteurs puisqu’il s’agit du deuxième de la série, après Les fils de la poussière.
Voir ces personnages en devenir se confronter, réfléchir et évoluer se conjugue à une intrigue brassant beaucoup de sujets intéressants pour comprendre l’histoire récente de l’Islande. Sinon, les pistes suivies, entre trafic de drogue, désertification rurale et symbolique du héros national, permettent de maintenir le cap d’une enquête bien construite, aux dialogues non dépourvus d’ironie et aux nombreuses facettes.

Les roses de la nuit, d’Arnaldur Indriðason, (Dauðarósir, 1998), éditions Points, 2020, traduction d’Eric Boury, 288 pages.

Aifelle et Electra, tout comme Eva, ont été accrochées par cette histoire !

Juhani Karila, La pêche au petit brochet

« Un malheureux concours de circonstances avait eu pour conséquence qu’Elina devait sortir le brochet de l’étang chaque année avant le 18 juin. 
Sa vie en dépendait. »

Elina, jeune chercheuse en biologie, revient chaque année dans sa Laponie natale, au-delà du cercle polaire, pour accomplir un rituel. Une pêche au brochet dans un petit étang marécageux, infesté de moustiques, taons et autres insectes suceurs, et défendu par un ondin ergoteur. La raison de cette inlassable pêche au brochet, il va falloir bien des pages et des péripéties pour la connaître. Parallèlement, Janatuinen, une jeune policière, arrivée du sud elle aussi, est à la poursuite d’Elina, et va se trouver confrontée à des phénomènes pour elle totalement inexplicables et irrationnels. D’autres personnages haut en couleurs vont venir se mêler à leurs deux quêtes, avec plus ou moins de bonheur.

« L’être tenait un grand faitout à deux mains et buvait. Janatuinen recula jusqu’au mur du fond, sans jamais cesser de viser le monstre. Celui-ci avait une fourrure rêche comme si la nuit même s’était matérialisée sous forme de crins flexibles et frisés. »

Attention, lecture atypique ! Je connaissais un peu la littérature finlandaise, avec Arto Paasilinna ou Johanna Sinisalo, et j’avais déjà rencontré dans leurs romans, dans un contexte par ailleurs tout ce qu’il y a de plus contemporain, des créatures issues de la mythologie nordique. Je n’ai donc pas été étonnée de voir apparaître un ondin dans les eaux d’un paisible étang, mais un peu plus ensuite lorsque un grabuge a été évoqué, puis lors de l’apparition d’un teignon.
Et ce n’est pas tout ! C’est tout un bestiaire fantastique, suscité peut-être par les longues nuits d’hiver ou par des imaginations très fertiles, qui se plaît à mettre des bâtons dans les roues des deux héroïnes. Je laisse aux futurs lecteurs la surprise de les découvrir…
C’est pour le moins décoiffant, et un peu déstabilisant. Attirée vers ce livre dès sa sortie, puis de nouveau intriguée par l’argumentaire du responsable du stand de La Peuplade du festival Étonnants voyageurs, je me suis laissé tenter, mais ai mis un peu de temps à être convaincue. Légèrement débordée par le nombre de créatures étranges, j’ai trouvé que l’histoire aurait gagné à être un soupçon moins loufoque.
Toutefois j’ai fini par me laisser faire, et en retire au final une impression de lecture plaisante, souvent très drôle, avec des personnages entraînants, et qui s’avère recommandable tant comme lecture d’été que pour découvrir la jeune littérature finnoise.

La pêche au petit brochet de Juhani Karila, (Pienen hauen pyydystys, 2019), éditions La Peuplade, 2021, traduit du finnois par Claire Saint-Germain, 434 pages.

Ragnar Jonasson, Dix âmes, pas plus

« Elle se rendit compte du silence qui régnait, comparé à Reyjavik. En dehors du léger murmure des vagues, on aurait entendu une mouche voler. »

Une petite annonce attire l’attention d’Una, jeune enseignante qui a du mal à joindre les deux bouts et à trouver un sens à sa vie. « Recherche professeur au bout du monde. » Il s’agit seulement d’un village isolé d’Islande, Skalar, comptant dix habitants, et où deux élèves ont besoin d’une institutrice. Una se lance et pose sa candidature, aussitôt acceptée. Elle arrive au village, elle y sera hébergée par la mère célibataire de Edda, une des deux petites filles. Elle rencontre les deux fillettes dès le lendemain, et très rapidement, tous les habitants. Leur accueil variable la met un peu mal à l’aise. Emportée par les préparatifs de Noël, elle ne se fait pas trop de souci, malgré des insinuations concernant un fantôme qui hanterait la maison où elle vit. Surviennent ensuite des phénomènes nocturnes inquiétants, une disparition, puis un drame inexplicable.

« Les choses les plus innocentes peuvent revêtir une apparence surnaturelle dans la solitude et l’obscurité. »

Ce que j’ai aimé dans ce roman, isolé dans la bibliographie de Ragnar Jonasson, c’est tout d’abord le décor : un village en bord de mer, dans un endroit reculé de l’est de l’Islande. Ensuite, les phénomènes étranges fournissent une atmosphère à la « Rebecca » tout en gardant une trame réaliste. Una est à la fois naïve par rapport aux comportements des autres habitants du village, et pas toujours précautionneuse dans sa manière de les aborder. Elle se trouve embarquée dans une ambiance poisseuse et angoissante, là où elle venait chercher un endroit calme pour se ressourcer. Les événements se précipitent et s’enchaînent, les personnages ne manquent pas d’intérêt. Ce virage de Ragnar vers un léger fantastique mêlé à l’enquête menée par Una, est plutôt réussi, et le roman, difficile à lâcher.

Dix âmes, pas plus de Ragnar Jonasson, (Þorpið, 2018), éditions La Martinière, janvier 2022, traduction de Jean-Christophe Salaün, 348 pages.

Je n’ai parlé que de Snjor, mais j’ai lu pas mal de romans de Ragnar Jonasson, auteur que je recommande si vous aimez les ambiances policières du froid.