Océane Perona, Celles qui peuvent encore marcher et sourire

En préparant une petite journée aux Quais du Polar, j’ai eu l’attention attirée par quelques autrices que je ne connaissais pas, notamment celles qui situaient leurs écrits entre la fiction et le reportage, comme Océane Perona dont c’est le premier roman.
Elle y raconte le quotidien de la brigade criminelle d’une ville qui n’est pas nommée. Trois narrations alternent, mais, je vous rassure, on s’y fait vite, et cela n’a rien d’artificiel : d’abord la deuxième personne du singulier s’adresse à Héloïse, la policière du service Violence, confrontée à des témoignages éprouvants. Puis, le « je » est celui d’Ophélie, la sociologue en stage d’observation, qui a du mal à trouver sa place. Enfin, un « vous » s’adresse à une femme dont on ne découvrira l’identité qu’à la fin du roman, et remonte dans son enfance, et même celle de sa mère.

J’ai aimé cette manière de rendre compte du quotidien d’un service de police judiciaire dédié aux victimes de viols, très réaliste tout en étant de la fiction. Dans la lignée de Sambre, on peut « apprécier » l’accueil fait aux victimes, l’arrogance des prévenus lors de leurs auditions, l’ambiance parfois lourde entre collègues hommes et femmes. Des cas particuliers se présentent, qui vont de différentes formes d’agression au viol aggravé et au viol conjugal, de (beaucoup trop nombreuses) plaintes classées sans suite aux plaintes déposées longtemps après les faits. Mais cela n’a rien d’un catalogue de cas d’école, les personnages bien incarnés des policières et policiers et des victimes, donnent de l’épaisseur à la narration.
La fin du livre peut sembler arriver de manière un peu abrupte, mais pour un premier roman, c’est le seul mince reproche à lui faire. Océane Perona, maîtresse de conférences en sociologie, a consacré sa thèse à la place du consentement dans les enquêtes policières pour violences sexuelles.

Celles qui peuvent encore marcher et sourire d’Océane Perona, Julliard, mars 2024, 240 pages.
#Cellesquipeuventencoremarcheretsourire #NetGalleyFrance

Thomas B. Reverdy, Le grand secours

Récit d’une journée, une journée forcément particulière, à Bondy en Seine-Saint-Denis, dans un périmètre restreint entre un immense croisement de routes, d’autoroute et de voies de tramway, un pont qui surplombe le tout, une barre de dix étages avec vue sur la circulation, et une cité scolaire réunissant un collège et un lycée.
Mo, lycéen plutôt tranquille, est témoin d’une violente empoignade entre un de ses camarades de classe et un homme qui attendait le bus. Le jeune partage ce qu’il a filmé sur les réseaux sociaux, et cela va faire monter la tension au fil de la journée. C’est aussi le jour où Paul, écrivain, vient animer des ateliers d’écriture à la demande de Candice, une professeure de français. Il prend conscience d’un univers aux portes de la capitale, bien éloigné de ce qu’il connaît, et pourtant, si proche.

Comme dans Il était une ville, Thomas Reverdy s’y entend pour faire vivre des paysages urbains, et ses descriptions de Bondy Nord, de son animation, de son multiculturalisme, sont parfaites de réalisme. Sa connaissance du monde lycéen est aussi évidente pour s’imaginer la cour ou les couloirs, tout autant que les salles de classe aux ambiances bien différentes selon les enseignants. L’agitation de ce jour-là commence sans doute comme celle d’un jour de janvier habituel, et l’auteur montre bien ce qu’elle a d’ordinaire, puis la pression qui s’installe et monte de plus en plus, au grand dam de la proviseure qui souhaite avant tout « ne pas faire de vagues ».
A part peut-être une romance entre des protagonistes qui naît précisément ce jour-là, mais pourquoi pas, après tout, le roman tient bien la route, rend un bel hommage aux enseignants enthousiastes comme aux autres, et frappe par sa puissance d’évocation, loin de toute caricature.
Et tiens, détail amusant, l’auteur a repris, pour la professeure de français le prénom, et même le rouge à lèvres, d’un personnage de Il était une ville !

Le grand secours de Thomas B. Reverdy, éditions Flammarion, août 2023, 318 pages.

Thomas B. Reverdy sur le blog : Les évaporés et Il était une ville.
Lu précédemment par Pamolico, le roman entre bien dans le parcours « Sous les pavés, les pages » chez Ingannmic et Athalie.

Jan Carson, Les lanceurs de feu

« La couleur de l’Est c’est le gris, quarante nuances, chacune plus prononcée que la précédente. Il fait un complément parfait à la pluie, et ne pose problème que quand le soleil se montre. »

L’Est dont il est question dans la citation est celui de Belfast, en plein mois de juillet 2014. Les Troubles nord-irlandais appartiennent au passé, mais l’inquiétude va renaître lorsqu’une mystérieuse vidéo virale enjoint les jeunes à allumer des incendies. Tout le monde s’interroge sur les motivations du Lanceur de feu, de plus en plus suivi, et qui va bien plus loin que les traditionnels brasiers du 12 juillet, tels que la ville en connaît toujours, et qui eux sont plutôt festifs.
Parmi les plus inquiets, deux pères de famille qui ne se connaissent pas. L’un, Jonathan, est un médecin qui élève seul une toute petite fille, un bébé abandonné par une mère fantasque. Jonathan craint par-dessus tout que la petite Sophie ait hérité des dons très particuliers de sa mère.
Quant à Sammy, d’un milieu plus populaire, père de trois grands enfants, il se fait du souci pour l’aîné, Mark, en qui il a toujours senti une violence, peut-être héréditaire. Mark serait-il le Lanceur de feu ?

« J’aime bien regarder tes yeux et voir mon propre reflet, comme un miroir dans le noir. Te voilà, ma Toute Petite. Autant à moi qu’à elle.
Ta mère a les yeux bleus océan. Toute autre couleur aurait été une insulte. Mais les tiens sont bruns, comme la terre ferme, comme la glaise, comme les troncs d’arbre et les feuilles d’automne qui font les paillis d’hiver. »

Les deux pères ont en commun de penser que leurs enfants sont des dangers pour la société, et de ne pas vouloir baisser les bras face à ce pressentiment. Leurs deux récits se succèdent, avec des intermèdes en forme de fables sur le thème de la parentalité et des enfants à dons particuliers.
L’ensemble forme un puzzle insolite, parfait si vous cherchez un roman qui ne vous donne pas une impression de « déjà lu ». Ce roman nécessite de se laisser faire et d’accepter que le réalisme le plus strict se mêle à des considérations qui peuvent sembler folles.
Cela faisait un moment que je n’avais pas lu de roman irlandais, et celui-ci m’a tenté par son sujet très original et le cadre inhabituel de la ville de Belfast. Malgré les thèmes qui trouvent bien évidemment des résonances actuelles, été brûlant et violences urbaines, et bien qu’un peu déroutée par le côté presque fantastique, je n’ai pas été déçue. Je ne connais pas d’autre exemple de réalisme magique à l’irlandaise, il est peut-être le fait de cette seule autrice, mais ce n’est pas une raison pour le rater !

Les lanceurs de feu de Jan Carson, (The fire starters, 2019) éditions Sabine Wespieser, septembre 2021, traduction de Dominique Goy-Blanquet, 384 pages. Sorti en poche.

Repéré chez Alex, Cécile et Lectrice en campagne.