« La lettre arrive un vendredi. L’enveloppe ouverte et refermée par un autocollant, bien sûr, comme toujours : inspecté pour votre sécurité – PACT. Elle a semé une certaine confusion au bureau de poste, l’employé dépliant la feuille à l’intérieur, l’examinant, la transmettant à son superviseur, puis au chef. Mais finalement, jugée inoffensive, elle a fini par être expédiée à son destinataire. Pas d’adresse de retour au dos, seulement un cachet de la poste de New York, daté de six jours plus tôt. Au recto, son nom – Bird –, et c’est grâce à cela qu’il sait que ça vient de sa mère. »
Bird a douze ans et vit avec son père dans une cité universitaire, depuis que la mère de l’enfant les a quittés quelques années auparavant. Le roman commence lorsque Bird, appelé Noah à l’école, reçoit un dessin sibyllin qui le persuade que sa mère aimerait le revoir. Dans un pays régi par des lois liberticides visant particulièrement les Américains d’origine chinoise, la poétesse Margaret Miu, mère de Bird, était devenue, on apprend comment au fil du récit, symbole de l’opposition. Dans la première partie du roman, Bird se lance dans des recherches, où les bibliothèques vont jouer un grand rôle, ce qui est l’un des aspects sympathiques du roman. Un autre côté plaisant, si l’on peut dire, dans ce monde bien peu enviable, vient des actions de résistance pacifiques et artistiques à la fois, qui sèment le trouble auprès des autorités en leur montrant qu’ils n’ont pas réussi à annihiler toute opposition.
« On ne brûle pas nos livres, poursuit-elle. On les pilonne. Beaucoup plus civilisé, n’est-ce pas ? On en fait de la pulpe et on les recycle en papier toilette. Ça fait longtemps que ces livres ont servi à torcher les fesses de quelqu’un.
Ah, lâche Bird. Voilà donc ce que sont devenus les livres de sa mère. Tous ces mots écrabouillés en une pâte grisâtre, puis emportés par une chasse d’eau dans un tourbillon de pisse et de merde. Il sent un liquide chaud mouiller ses yeux. »
La deuxième partie du roman offre un point de vue différent et plus informé que celui de Bird, qui aurait pu faire passer le livre pour un (très bon) roman pour la jeunesse. Celeste Ng dresse un tableau terrifiant de ces lois intitulées PACT, nées d’une Crise économique majeure, et qui visent à sauvegarder la culture et les traditions américaines. Dit comme ça, cela semble anodin, mais elles restreignent terriblement les libertés, allant jusqu’à réécrire l’histoire destinée aux enfants des écoles, à supprimer de très nombreux ouvrages des bibliothèques, et à enlever à leurs familles les enfants des opposants pour les rééduquer. Rien de tel pour obliger les parents à mettre un terme à toute opposition avec le mince espoir de récupérer leurs petits.
Celeste Ng a créé un univers prenant qui serre souvent la gorge, sans avoir besoin d’en faire trop pour créer l’émotion. Il est impossible de ne pas s’identifier aux personnages et à leur lutte minuscule contre un état tout-puissant.
L’imagination des auteurs est toujours effrayante lorsqu’il s’agit de dystopie, mais donne aussi à réfléchir sur notre monde actuel et sur tout ce qui pourrait déraper et conduire à un futur aussi sombre. Avec toujours l’espoir que les signaux d’alerte émis par les auteurs auront quelque effet…
Nos cœurs disparus de Celeste Ng, (Our missing hearts, 2022) éditions Sonatine, août 2023, traduction de Julie Sibony, 528 pages.
Des avis très variés, de l’enthousiasme à la déception, chez Nicole, Brize, Delphine et Luocine.