Fábio Moon et Gabriel Bá, Daytripper : au jour le jour

« Et il était là, rêvant à l’avenir. Tout lui semblait clair et net. Prêt pour lui. Un futur n’impliquant pas d’effrayants mystères, et à portée de main. Puis Bras se réveilla et comprit qu’au coin de la rue, cet avenir que vous aviez prévu et espéré n’était pas toujours celui qui vous attendait. En réalité, c’était généralement tout le contraire… »

Suivant, à mon rythme, ma collègue blogueuse A girl from earth dans son voyage littéraire au Brésil, j’ai noté cette bande dessinée, et bien m’en a pris !
Écrite et dessinée par deux frères, elle présente un personnage dont j’imagine qu’il leur ressemble un peu. Brás de Oliva Domingos a trente-deux ans, et alors qu’il se rêvait auteur reconnu comme son père, vit de l’écriture de nécrologies pour un quotidien de Sao Paulo. Le jour même où son père fête ses quarante ans de carrière, Brás se trouve pris dans une fusillade et meurt.
Fin de l’histoire ? Pas du tout, puisqu’il ne s’agit là que de l’un des dix chapitres du roman graphique. Dans chacun, Brás va vivre une vie et affronter une mort différente, à des âges différents. En ayant eu le temps de vivre selon ses rêves ou en ayant seulement eu le temps d’imaginer…
À quel âge la vie commence-t-elle vraiment, que faisons-nous de nos rêves d’enfants, comment une amitié ou un amour auraient-ils pu évoluer si le temps ne leur avait pas été compté ?

Cette superbe bande dessinée pose quantité de questions très personnelles, tout en rendant très attachant le personnage principal, à tous les âges de sa vie. C’est plein d’intensité et de douceur à la fois. Alors que le dessin ne me semblait pas de prime abord de ceux que j’apprécie le plus, j’ai tout aimé, l’histoire, la construction, le dessin, la couleur et la mise en page.
Si vous avez l’occasion de la lire, n’hésitez pas !

Daytripper, au jour le jour de Fábio Moon et Gabriel Bá, éditions Urban Comics, 2012, couleur de Dave Stewart, traduction de benjamin Rivière, préface de Cyril Pedrosa, postface de Craig Thompson (ouf, c’est tout !), 256 pages.

Book-trip brésilien ici.

Leila Guerriero, Les suicidés du bout du monde

« Dehors, les arbres gris semblaient faits de plumes, d’ailes mortes, griffés par une force armée de mauvaises intentions.
Quelle étrange obstination, me suis-je dit. Là où la nature renonce et met des arbustes et quelques pierres, la bête humaine s’obstine à mettre des maisons, des écoles, une place, et persiste à se reproduire. »

Sous-titré Chronique d’une petite ville de Patagonie, ce livre, qui n’est pas un roman, relate l’immersion de la journaliste Leila Guerriero dans une petite ville de Patagonie, à 1700 kilomètres de Buenos Aires. Elle est partie là-bas sur un coup de tête, sur ses congés, sans l’aval de sa rédaction, à l’automne 2002, attirée par un article relatant la mise en place d’un programme spécial de l’Unicef dans cette petite ville, suite au suicide de vingt-deux jeunes entre dix-huit et vingt-huit ans. Elle enquête sur ces décès brusques et inexpliqués, rencontre les familles ou les amis des jeunes. Elle fait connaissance avec des personnages hauts en couleurs de Las Heras, et relate leur histoire, comme celle de Pedro :

« On était en 1991. Pedro avait trente ans et des habitudes cent pour cent gays qui ont profondément déplu, mais il s’en fichait. Il sortait avec la douce courbure de son rimmel, un sarouel en satin et de magnifiques chaussures à talons compensés, reine du désert dans une petite ville pétrolière en plein essor : j’ignore ce que peut être le courage mais cela y ressemble »

Emballée l’année dernière par Une histoire simple, autre enquête, plus récente, de Leila Guerriero, j’avais bien envie de lire cette autre traduction. J’ai été très intéressée par l’enquête et les pistes évoquées, sans qu’aucune explication ne vienne réellement conclure le livre. La recherche passionnante pointe surtout le manque de perspectives d’avenir des jeunes de cette région dévolue à l’extraction pétrolière, l’ennui, le climat, le vent qui souffle sans cesse, les grossesses non désirées et les familles explosées. Plusieurs solutions ont été proposées par différentes institutions ou associations, au fil des années, sans que les suicides ne cessent tout à fait. Les cas, pris individuellement, sont glaçants à la fois par leur banalité et le sentiment d’incompréhension qu’ils provoquent. Toutefois, est-ce un effet de la traduction ou parce que c’est la première fois que l’autrice se lançait dans un projet d’ampleur avec ce livre, le style m’a parfois beaucoup plu et m’a aussi souvent gênée, même si je comprends certains partis-pris expliqués en postface.
Cette lecture édifiante et dépaysante à la fois pourrait pourtant vous passionner, qu’en pensez-vous ?

Les suicidés du bout du monde de Leila Guerriero, (Los suicidas del fin del mondo, 2005) éditions Rivages, septembre 2021, traduction de Maïra Muchnik, 224 pages.

Lu pour le mois latino-américain d’Ingannmic.

Ludmila Oulitskaïa, Le corps de l’âme

« Et elle s’avança le long des tuyaux mouvants sur lesquels défilaient non plus des porcs, mais de la viande, et elle marmonnait en son for intérieur :
« Toute cette viande, toute cette viande, où est son âme, je vous le demande… » C’était une jeune fille dotée d’une sensibilité linguistique, à la fin de ses études secondaires, elle avait hésité entre la faculté de lettres et celle de biologie. »

Cet extrait rappelle que l’autrice était tout d’abord une scientifique, comme elle le raconte de manière romancée dans L’échelle de Jacob que j’ai lu il y a deux ans. Comme Ludmila Oulitskaïa m’avait plutôt convaincue dans la forme courte de Mensonges de femmes que dans ce gros roman, c’est avec enthousiasme que j’ai appris la sorti de ce recueil au printemps dernier, et que je m’y suis plongée. La première série de quatre nouvelles, « Les amies », présente des femmes vieillissantes, qui appréhendent leur âge et la fin de leur vie de différentes façons. Par maintes petites touches qui sentent le vécu, l’autrice a créé des personnages qui n’ont besoin que de peu de lignes pour exister, et dont les destins ne m’ont pas laissée indifférente.

« Tout le monde sait que ceux qui travaillent dans les bibliothèques, que ce soit celle de Babylone ou celle d’Alexandrie, ont été de tout temps des gens d’une race particulière – de ceux qui croient au livre comme d’autres croient en Dieu. »

Mais j’ai encore préféré la deuxième série, « Le corps de l’âme » qui comporte sept nouvelles, et pose des questions sur le corps et l’âme, celle des humains, mais aussi celle des animaux, qui s’interroge sur l’art et l’âme également… Ce dernier thème correspond à deux d’entre elles, Un homme dans un paysage de montagnes et L’autopsie, très réussies. Certaines appartiennent clairement au genre fantastique, tout en conservant le ton, la petite musique de Ludmila Oulitskaia, sa manière de montrer la vie des petites gens ou encore de ceux qui a qui la chance a souri un peu plus. Le serpentin, très belle dernière nouvelle, séduira par les images et l’émotion qu’elle procure, tous les amoureux des livres.
Bref, un recueil de textes qui peut emballer autant ceux qui veulent découvrir l’autrice russe que ceux qui admirent déjà ses livres.

Le corps de l’âme de Ludmila Oulitskaïa, (O tele douchi), éditions Gallimard, avril 2022, traduction de Sophie Benech, 208 pages.

David Grann, La note américaine

noteamericaine« Lorsque Anna rentrait, elle aimait retirer ses chaussures, et Mollie aurait voulu pouvoir entendre le bruit réconfortant qu’elle faisait en se déplaçant nonchalamment dans la maison. Au lieu de cela, il y régnait un silence aussi calme que dans la Prairie. »
Dans les années 20, le peuple Osage, installé ou plutôt relégué par l’état américain cinquante ans auparavant dans un coin aride et reculé de l’Oklahoma, connaît une prospérité inattendue, lorsque du pétrole est trouvé sur leurs terres. Même s’ils ne l’exploitent pas eux-mêmes, une redevance leur est due sur chaque baril tiré du sol. Ils font construire de belles maisons, emploient parfois des domestiques blancs, achètent des voitures somptueuses…
Mais quelques décès pour le moins suspects attirent l’attention des autorités. Mollie Burkhart, une mère de famille Osage, voit ses frères et sœurs mourir tour à tour, et notamment, sa sœur Anna disparaît mystérieusement. Lorsque la police locale se révèle impuissante, des agents du tout nouveau Bureau of Investigation, qui deviendra plus tard le FBI, sont envoyés, certains s’infiltrent même parmi la population en tant que gardien de troupeaux, agent d’assurance ou chaman indien. De plus, de nouvelles techniques d’investigation sont exploitées par l’agent Tom White qui dirige l’enquête.

« Dans les endroits tels que le comté d’Osage, où le coroner ignorait tout des techniques scientifiques et ne disposait d’aucun laboratoire médico-légal, le poison était la voie royale pour un meurtre. Plusieurs narcotiques étaient disponible à satiété dans les préparations disposées sur les étagères des apothicaires et des merceries, et, contrairement aux coups de feu, on pouvait les administrer sans bruit. »
On retrouve dans ce livre, parmi une foule de personnages réels, l’inamovible John Edgar Hoover, sur lequel j’avais déjà lu La malédiction d’Edgar de Marc Dugain, Hoover qui (je m’auto-cite) « a eu un rôle d’une importance énorme aux États-Unis, a côtoyé huit présidents américains de 1924 à 1972, les a épiés, manipulés ou influencés, ne s’est jamais laissé évincer. » Le livre de Dugain s’intéresse plus au Hoover des années 50 à 70, celui de David Grann évoque le créateur du FBI en 1924, qui prend très à cœur les meurtres des Osages, même s’il s’agit sans doute essentiellement de faire connaître le tout jeune Bureau et de montrer que ses agents sont capables de résoudre des affaires complexes, et d’utiliser des méthodes particulièrement innovantes.
La recherche passionnante menée par David Grann se dévore comme un roman noir, mais de nombreux documents et surtout des photos, permettent de ne pas oublier que tous les protagonistes ont vécu, ont eu une famille, des enfants, des amis, et que certains ont été assassinés de manière odieuse. Et non seulement, c’est la convoitise des autres qui les a conduits vers la mort, mais c’est une autre forme de cupidité qui a empêché les premières enquêtes d’être menées à bien.
Un formidable travail de documentation, mis en forme de manière parfaitement construite, sur un épisode méconnu de l’histoire des États-Unis : à lire, incontestablement.

La note américaine de David Grann (Killers of the flower moon. The Osage murders and the birth of the FBI, 2017) éditions Globe (juin 2018) traduit par Cyril Gay, 363 pages.

Repéré grâce à Keisha et Marilyne.

Jaume Cabré, Voyage d’hiver

voyagedhiver« Mais le destin est ainsi : il ne raconte pas toute l’histoire, seulement le fragment qui lui convient et, afin de vous induire en erreur, il cache le reste avec un petit rire équivoque. »
J’ai enfin lu un livre de Jaume Cabré ! Mais pas le tant vanté et tant admiré Confiteor, que je crains tellement qu’il m’attend depuis presque deux ans ! Non, j’ai trouvé un recueil de nouvelles du grand auteur catalan sous une couverture qui ne pouvait que me faire de l’œil, et j’ai bien fait de me laisser tenter.
Voyage d’hiver est composé de quatorze nouvelles dont l’auteur a écrit plusieurs versions sur presque vingt ans, versions dont il dit dans la postface qu’il n’était pas vraiment satisfait jusqu’à ce qu’il leur trouve des correspondances, des connivences, des thèmes communs. La version définitive met donc légèrement l’accent sur ces coïncidences, et c’est un vrai plaisir de lecture !

« Promets-moi que… dans vingt-cinq ans -il regarda sa montre-, le 13 décembre à midi… nous nous retrouverons devant le tombeau de Schubert. »

Quatorze nouvelles qui m’ont toutes séduites à leur manière, « L’espoir entre les mains » a presque réussi à me faire pleurer avec son histoire de prisonnier qui attend des lettres de sa fille, le formidable « Deux minutes » rappelle un album pour enfant où tout s’enchaîne et pourtant fait appel à l’intelligence du lecteur avec sa fausse simplicité. Le Voyage d’hiver de Schubert revient à plusieurs reprises dans les nouvelles, ainsi qu’un tableau de Rembrandt, comme autant de clins d’oeil, mais nul besoin d’être un fin connaisseur en art ou en musique pour apprécier.

« Après cette expérience sensationnelle, j’ai parcouru tous les musées d’Oslo à la recherche d’autres non-tableaux. J’en ai trouvé trois ou quatre qui m’ont rendu très heureux. »
Ce sont des nouvelles à chute, ce qui est un peu à l’écart des modes, mais fonctionne bien quand l’écriture est à la hauteur. Drôles, émouvantes ou machiavéliques, ces nouvelles laissent une grande place à la musique, à la littérature et à l’art, et sondent les profondeurs de l’âme humaine en quête du mal ou de la bonté qui s’y cachent. Elles s’enchaînent en changeant de lieux et d’époques, mais sans égarer le lecteur. Bref, j’ai adoré ce recueil, et maintenant, je pense pouvoir profiter des longues soirées d’hiver pour m’attaquer enfin à Confiteor !

Voyage d’hiver de Jaume Cabré, (Viaje de invierno, 2014) éditions Actes sud (février 2017) traduit du catalan par Edmond Raillard, 304 pages.

Les billets d’Alex mot à mots et Noukette


Les bonnes nouvelles du lundi c’est ici
bonnenouvelle

Andrée A. Michaud, Bondrée

bondree« Il lui faudrait classer cette affaire parmi celles qui vous hantent longtemps après que la poussière est retombée, les cas boomerangs, ainsi qu’il les nommait, qui vous reviennent en plein visage un soir d’été, alors que vous buvez tranquillement une bière dans le jardin, et vous pourchassent jusqu’aux premières neiges, sinon jusqu’à Noël. »
Cela faisait un moment que j’avais repéré ce roman et bien envie de le lire, tous les avis étant assez unanimes à son sujet. Le roman démarre assez lentement, en annonçant de manière voilée ce qui va ce passer, à savoir qu’une jeune fille va disparaître. J’ai bien aimé ce début subtil et installant l’ambiance petit à petit. A l’été 1967, les alentours d’un paisible lac de vacances dans une région frontalière, entre Québec et état américain du Maine, sont un lieu où plane une légende, celle Landry, le trappeur amoureux malheureux d’une femme à la robe rouge flamboyante. Les jeunes filles qui fréquentent le lac sont tout aussi brillantes, surtout Zaza Mulligan et Sissy Morgan, « les princesses de Boundary, les lolitas rousse et blonde qui faisaient baver les hommes depuis qu’elles avaient appris à se servir de leurs jambes bronzées pour appâter les regards. »

« Il était revenu à son idée de départ, la mort n’avait de sens que si le cœur s’arrêtait de fatigue, que si elle était le résultat d’un geste conscient, d’une trop grande inadaptation à la vie. »
Le thème de la mort omniprésente et l’atmosphère délétère qui envahit petit à petit ce lac, pourtant évocateur de loisirs en famille, sont bien rendus par l’auteure, mais au bout d’un moment, mon intérêt a faibli parce que je n’ai pas réussi à m’accoutumer au style à la fois lyrique et basé sur un certain nombre de répétitions, et ponctué de phrases dites en anglais, ou répétées en anglais puis en français. Le lieu induit ce mélange de langues puisque les vacanciers autour du lac de Bondrée sont tant québécois qu’américains du Maine, comme le policier en charge de l’enquête, mais cela m’a semblé assez fabriqué. Le mélange de roman noir et de poésie n’a pas fonctionné pour moi. Dans un roman, je suis sensible à la musique des phrases et cette composition n’a pas résonné agréablement à mes oreilles. Je précise que ce n’est nullement une question de lenteur du roman, je ne suis pas fan des thrillers où l’action est privilégiée à la psychologie, non, j’aurais pu m’accommoder de cette relative lenteur, mais j’ai eu vraiment du mal avec le style.

« Michaud aurait voulu imprimer ce tableau dans un album parlant d’immortalité, deux fillettes et un chien dans la lumière de l’été, le photographier en vue de le garder à portée de la main, pour les moments durs, pour pouvoir l’opposer aux tableaux rongés de grisaille qui encombraient son esprit, mais il savait la chose inutile. »
Certes, l’auteur réussit parfaitement à créer une ambiance inquiétante à souhait, à faire intervenir différents narrateurs avec fluidité, à installer des points de vue originaux, notamment celui de la petite Andrée qui observe tout, rêve de faire comme les jeunes filles qu’elle regarde, et qui comprend bien plus que les adultes ne l’imaginent. Je me rends bien compte que je suis relativement seule à ne pas être emballée par l’écriture de ce roman, mais cela permettra de relativiser un peu les attentes des futurs lecteurs, sans les décourager pour autant.

Bondrée d’Andrée A. Michaud, éditions Rivages (2016) prix des lecteurs Quais du Polar 2016, 363 pages

Les avis sont élogieux, d’Aifelle et Cathulu à Eva, parmi beaucoup d’autres…

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Richard Wagamese, Les étoiles s’éteignent à l’aube

etoilesseteignent« C’était sentir tes poils se hérisser lentement à l’arrière de ton cou quand un ours se trouvait à quelques mètres dans les bois et avoir un noeud dans la gorge quand un aigle fusait soudain d’un arbre. C’était aussi la sensation de l’eau qui jaillit d’une source de montagne. Aspergée sur ton visage comme un éclair glacé. Le vieil homme lui avait fait découvrir tout cela. »
Un garçon de seize ans, plus à l’aise dans les forêts du cœur du Canada que dans les villes, se rend à cheval dans la petite ville industrielle où vit son père. Le jeune Franklin connaît peu Eldon, son père, leurs rares rencontres demeurent des souvenirs malheureux, mais il sait qu’il est alcoolique, très malade et que c’est sans doute la dernière occasion de partager quelques moments avec lui et d’en savoir plus sur ses origines. Élevé par un vieil homme qui lui a tenu lieu de père et de mère, Franklin parle peu, mais juste, et, tout en renvoyant à son père quelques vérités bien senties, il accepte de l’accompagner pour ce qui risque d’être son dernier voyage.

« Il y avait des traces dans la terre au bord du sentier : des chevreuils, des ratons laveurs, des mouffettes, des lapins et l’empreinte soudaine, téméraire et distincte d’un lynx. Il leva les yeux vers son père pour la lui montrer, mais il était effondré sur la selle, le menton contre la poitrine et il l’appela. »
Disons-le sans détours, j’ai, dès le début et jusqu’au bout, été sous le charme de ce roman. Il touche à la fois par les magnifiques pages d’évocations de la nature, par le caractère des héros qui pourtant ne s’expriment que de manière mesurée et sans se perdre en détails superflus, par l’histoire qui n’a rien de compliqué non plus. J’ajouterai que même la construction progresse de façon assez classique, avec des retours sur le passé au fur et à mesure que le père et le fils voyagent, et que le père décide de parler enfin. Plus que la structure, c’est le rythme qui est fascinant, qui semble aller au gré de la nature ou de l’avancée du cheval, tantôt lent et grave, tantôt bref et sauvage. La modification constante des sentiments du garçon envers le père qui l’a abandonné, les récits et les rencontres au cours du voyage, qui contribuent à resserrer des liens infimes, tout cela provoque l’éblouissement. D’un sujet aussi triste faire un roman aussi lumineux est remarquable !
Le thème des origines y est traité d’une manière rare, c’est vraiment une très belle découverte, comme Le chemin des âmes de Jospeh Boyden il y a quelques années. Dire que Richard Wagamese a écrit d’autres romans, et que seul celui-ci est traduit en français. Espérons que d’autres suivront !

Les étoiles s’éteignent à l’aube (Medicine walk, 2014) de Richard Wagamese, traduction de Christine Raguet, éditions Zoé (avril 2016)

Les avis d’Electra, Folavril, Sabine et Sandrine.
Livre tiré de ma pile à lire pour le challenge Objectif PAL ! 
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Valentina d’Urbano, Acquanera

acquaneraL’auteure : Illustratrice pour la jeunesse, Valentina d’Urbano est née en 1985 dans une banlieue de Rome où se déroule son premier roman, Le bruit de tes pas (Philippe Rey, 2013). Acquanera est son deuxième roman.
352 pages
Éditeur : Philippe Rey (février 2015)

Traduction : Nathalie Bauer

Clara, Elsa, Onda et Fortuna, quatre générations de femmes se succèdent dans une petite maison, en Italie du Nord, dans le petit village de Roccachiara qui surplombe un lac. L’évocation de ces lieux, des autres habitants du village, plantent le décor, totalement différent de la banlieue romaine du premier roman de Valentina d’Urbano, et qu’on imagine pourtant tout aussi facilement.
Les retrouvailles sont très froides entre Onda et Fortuna, mère et fille, l’occasion pour elle de parler de la découverte d’un corps près du lac. Elles évoquent ensemble Luce, une jeune fille qui a été proche de Fortuna. Les souvenirs de Fortuna font remonter à quel point, malgré la protection de sa grand-mère, la petite fille a vécu une enfance difficile, dans l’ombre d’une mère incapable d’aimer, et a très vite pris conscience de leur marginalité. Car ces femmes, à la suite de la vieille Clara, première habitante de leur maisonnette, sont de celles qui savent tirer parti des plantes, et même sentir la présence des personnes disparues, ou leur parler. La mère, Onda, est tellement envahie par ses visions qu’elle pourrait ressembler à une droguée perdue pour son entourage…
Ce réalisme magique ne va pas convenir à tous les lecteurs, mais il ne m’a pas gênée, car l’histoire ne repose pas seulement dessus, loin de là, et pourrait parfaitement tenir sans cet aspect.
Le virage du deuxième roman est fort bien négocié par la jeune auteure italienne, qui réussit à donner vie à des personnages féminins forts et attachants, au sein d’histoires qui marquent d’une empreinte durable. Elle compose un très beau conte, sur les thèmes de l’exclusion, de l’amour maternel et filial, de la construction de soi, de l’amitié : une atmosphère un peu oppressante dont j’ai toutefois eu du mal à me séparer !

Extrait : Pendant quelques minutes, Onda contempla, incrédule, la porte close. Elle sentait que des yeux intrigués l’épiaient des fenêtres voisines et elle fut envahie par une rage sourde mêlée de honte. Mais aussi par une sensation plus enracinée et plus secrète, comme un fardeau amer pesant sur sa langue.
Elle aurait voulu insulter la femme qui l’avait traitée comme un chien errant, flanquer un coup de pied à la porte ou briser l’un des pots blancs qui décoraient l’entrée. Mais elle était incapable de faire le moindre mouvement.
Ces désirs lui enflammaient la tête, et son impuissance la blessait. Les gens qui croyaient en ses dons avaient peur d’elle. Ceux qui n’y croyaient pas la chassaient en l’accusant de mentir.
Ballottée de part et d’autre, elle ne savait à qui donner raison.

Les avis (divers et variés) de A propos de livres, Clara, Jérôme, Séverine, (un grand merci !), Sylire et Valérie (qui faisait étape chez Micmélo).

Olivier Rolin, Bakou, derniers jours

bakouderniersjoursL’auteur : Né en 1947, Olivier Rolin a passé son enfance au Sénégal. Il est diplômé de l’ENS. Il a été journaliste, puis éditeur. Son œuvre est constituée d’une vingtaine de romans, dont les très remarqués L’Invention du monde (1993), Port-Soudan (1994, prix Femina) et Tigre en papier (2002, prix France Culture). Il a également écrit des récits de voyage et des reportages, notamment en Amérique du Sud, et en Europe de l’est.
149 pages
Éditeur : Points (2011)

Vous allez croire que j’ai lu des daubes avant ce livre, si je vous dis que ça m’a tout d’abord fait plaisir de lire quelque chose d’aussi bien écrit, et pourtant, c’est bien la première impression que j’ai notée… L’idée de ce récit est aussi superbe qu’intrigante. Ayant écrit son propre suicide dans une nouvelle de Suite à l’hôtel Crystal, suicide qui devait intervenir en 2009 à Bakou, Olivier Rolin décide de revenir dans cette ville pour y passer quelques temps, à cette date précise (voir l’extrait en-dessous qui le dit bien mieux que moi)
L’hôtel Apchéron n’existe plus, mais il trouve à se loger, et parcourt la capitale de l’Azerbaïdjan en essayant d’utiliser au mieux les quelques bribes de russe qu’il connaît. Enfin, j’aimerais déjà en connaître autant, et j’ai adoré découvrir quelques mots de vocabulaire aussi utiles que tchimadan (valise) ou chchouka (brochet, moins utile) ici ou là. Les nombreuses citations, les souvenirs et les photos qui émaillent le livre ajoutent à l’impression de tenir un petit récit de voyage tout à la fois parfait et dérisoire. Car l’auteur fait preuve d’un sens de l’humour et de l’auto-dérision qui marche totalement avec moi, mêlé à un don certain pour l’observation.
Les paysages urbains, l’architecture, les petites gens et autres rencontres de voyages, apparaissent sous la plume d’Olivier Rolin comme sous le coup de crayon d’un dessinateur de talent. Je me reconnais dans sa manière de flâner dans une ville en repérant des endroits qui lui en rappellent d’autres, ailleurs, vus il y a plus ou moins longtemps, et plus ou moins loin : à Lisbonne, à Paris… Quel plaisir aussi que son goût (fugace) pour les grands restaurants sinistres et vides, et autres joyeusetés réservées aux touristes !
Les réflexions qui naissent des balades en ville sont aussi passionnantes, qu’il s’agisse de références littéraires sur les villes englouties ou sur le pétrole, de l’idée que la littérature en parlant du présent est une conséquence du futur, tout est intelligent, vif et malicieux. Les menus propos sur la mort disséminés ici et là, « derniers jours à Bakou » obligent, ne manquent pas d’intérêt non plus.
Mais que n’ai-je découvert cet auteur plus tôt ? Enfin, la bonne nouvelle est qu’il m’est encore possible de lire de nombreux autres livres de lui !

Les premières phrases : En 2003, de retour d’Afghanistan, j’avais dû m’arrêter à Bakou, Azerbaïdjan. Je logeai dans un hôtel portant le nom, Apchéron, de la péninsule sur laquelle est construite la ville. J’écrivais alors Suite à l’hôtel Crystal un livre composé d’une quarantaine d’histoires se déroulant dans des chambres d’hôtels à travers le monde. Le nom de l’Apchéron, si proche de celui du fleuve des morts de la mythologie grecque, me suggéra l’idée d’y mettre en scène mon propre suicide. La notice biographique sur la couverture du livre mentionnait mes lieux et dates de naissance et de mort : Boulogne-Billancourt, 1947 – Bakou, 2009. Depuis 2004, j’étais donc mort en 2009 à Bakou, dans la chambre 1123 de l’hôtel Apchéron. À mesure que se rapprochait cette fatidique année 2009, les recommandations se faisaient plus pressantes : surtout, si par hasard tu es invité à Bakou en 2009, n’y va pas ! Ces amicales mises en garde firent évidemment naître en moi l’idée qu’au contraire je devais m’y rendre pour honorer une sorte de rendez-vous, et y demeurer assez longtemps pour laisser à la fiction de ma mort sur les bords de la Caspienne une chance raisonnable de se réaliser.

Lu pour le projet non-fiction de Marilyne.

Maylis de Kerangal, Réparer les vivants

reparerlesvivantsL’auteur : Née en 1967, Maylis de Kerangal a été éditrice pour les Éditions du Baron perché et a longtemps travaillé aux Guides Gallimard puis à la jeunesse. Elle est l’auteur de quatre romans aux Éditions Verticales, Je marche sous un ciel de traîne, La vie voyageuse, Corniche Kennedy et Naissance d’un pont, ainsi que d’un recueil de nouvelles, Ni fleurs ni couronnes et d’une novella, Tangente vers l’est.
288 pages
Editeur :
Verticales (janvier 2014)

Vingt-quatre heures. C’est ce qui m’a le plus frappée en refermant ce livre. Vingt-quatre heures seulement entre le départ de trois jeunes pour une séance de surf matinale et la transplantation du cœur de l’un des trois dans la poitrine d’un malade en attente de greffe. Moins de vingt-quatre heures, beaucoup moins, pour permettre à la famille, aux parents choqués, de comprendre que leur fils est en état de mort cérébrale, et décider s’il aurait voulu donner ses organes. Ce formidable roman, que j’ai lu sans pouvoir décrocher, et qui m’a donné envie de tout découvrir de Maylis de Kerangal, retrace l’intégralité de cette journée, de ce dimanche d’hiver après lequel plus rien ne sera pareil.
Le style m’a beaucoup plu, le vocabulaire recherché, les phrases longues qui tantôt véhiculent des sentiments très forts, ou tantôt maintiennent une légère, très légère distance avec les faits. Impossible toutefois de rester à l’écart des émotions tout du long. Pour moi le moment où les parents commencent à parler à l’imparfait de leur fils qui repose un peu plus loin dans une chambre en réanimation, a été le moment où il m’a fallu poser le livre pour aller respirer un peu…
Le point fort du roman, outre son style, est aussi de ne pas rester seulement du côté des parents, mais d’aller ausculter les pensées, observer les gestes du médecin urgentiste, de l’infirmier coordonnateur de greffes, de l’infirmière de réanimation, ou de la malade qui attend un coeur. On perçoit que l’auteur s’est extrêmement bien documentée sur les dons d’organes, sur la définition clinique de la mort, de fait elle a même assisté à une transplantation cardiaque, et sans doute s’est-elle tout autant renseigné sur le surf, l’élevage d’oiseaux chanteurs ou le chant lyrique, qui viennent en contrepoint. Pourtant, son écriture très personnelle fait qu’on n’a jamais l’impression d’une explication magistrale. Les lieux, des plages à l’aube aux appartements, des hôpitaux à la ville du Havre, sont magnifiquement décrits, offrant un cadre blanc, épuré, une lumière pâle de bord de mer au chagrin des parents. « Enterrer les morts, réparer les vivants », cette phrase extraite de Platonov de Tchékhov, que l’un des protagonistes a notée, cette phrase est le moteur du roman, plein de douleur, certes, mais aussi porteur d’espoir.
J’aurais aimé écouter l’auteure à la fête du livre de Bron, mais cela n’a pas été possible. Je me suis en tout cas procuré Corniche Kennedy pour retrouver ce style qui m’a tant séduite !

Extrait : Une fois dehors, le ciel les a éblouis, livide, des nuances de lait sale, si bien qu’ils ont baissé la tête, ont rivé les yeux à la pointe de leurs chaussures, et ont marché côte à côte jusqu’à la voiture, mains dans les poches, nez, bouches et mentons enfouis dans les écharpes, dans les cols.

La ville s’étire, elle se détend, les derniers quartiers effilochent son contour, les trottoirs s’absentent, il n’y a plus de clôtures seulement de hauts grillages, quelques entrepôts et des résidus de vieilles implantations urbaines, noircies sous les anneaux des échangeurs autoroutiers, puis les formes du relief terrestre conduisent leur trajectoire, guident leur dérive comme des lignes de force, ils roulent sur la route au bas des falaises, longent ce coteau grevé de cavernes où traînent vagabonds isolés et bandes de gosses -shit et bombes de peinture-, passent les baraques tapies au bas de la pente, la raffinerie de Gonfreville-l’Orcher, enfin obliquent vers le fleuve, comme si happés par l’échancrure soudaine de l’espace, et maintenant, c’est l’estuaire.

Lu aussi par Clara, Cathulu et Gambadou.