Vassili Peskov, Ermites dans la taïga

Le journaliste Vassili Peskov est abordé un jour par des géologues qui ont découvert grâce à un vol en hélicoptère, puis rencontré, une famille de « vieux croyants » dans un endroit complètement reculé de la taïga. Ils se sont tenus éloignés de ce qu’ils nomment le « siècle », ils n’ont fréquenté personne depuis plus de trente ans, ne sont au courant ni des dernières avancées technologiques, ni de la seconde guerre mondiale. Leurs croyances les empêchent de plus de se nourrir de produits autres que ceux issus de leur potager, de la pêche ou de la cueillette. En 1982, Peskov rencontre le père, Karp Ossipovitch Lykov et sa fille Agafia. Il les revoit à intervalles irréguliers, les interroge et se lie d’amitié avec eux.

J’ai découvert ce récit passionnant dans la boîte à livres de mon village, et me suis rappelée l’avoir rencontré sur les blogs. Ce fut une lecture très enrichissante, je ne connaissais pas les « vieux croyants » et leur mode de vie très primitif m’a tout à fait fascinée. Le climat de la région de Sibérie, entre lacs Balkach et Baïkal, où ils vivent, est des plus rudes et inhospitaliers, passer de longs hivers sous la neige, et faire pousser des légumes au cœur d’une forêt un défi incroyable. D’autant qu’ils trouvent de plus le moyen de prier plusieurs heurs par jour, en plus de tout le travail physique imposé par leur survie. Quant au personnage central, Agafia, sa curiosité et sa bienveillance la rendent vraiment touchante et inoubliable. Elle vit d’ailleurs toujours dans la taïga où elle est née…
Le livre montre bien à quel point l’auteur s’est attaché aux membres de la famille qu’il a rencontrés, et le ton qu’il emploie pour son récit leur rend le plus bel hommage possible.

Ermites dans la taïga, de Vassili Peskov, éditions Actes Sud, Babel, 1992, traduction de Yves Gauthier, 300 pages.
Repéré chez Keisha et lu récemment par Sandrion. J’ai déjà en ligne de mire Des nouvelles d’Agafia qui se trouve à la médiathèque.

Lauren Groff, Matrix

En l’an 1158, la jeune Marie, dix-sept ans, bâtarde et demi-sœur d’Aliénor d’Aquitaine, est envoyée par cette dernière dans un couvent en Angleterre, un endroit déshérité où les sœurs meurent de faim et de maladies diverses. Grande et peu gracieuse, mais pleine de ressources mentales, la jeune fille ne voit pourtant pas moyen d’échapper à cette assignation à devenir religieuse. Elle va donc en tirer partie et devenir la prieure respectée de l’abbaye, reconnue pour ses visions de la Vierge, visions qui lui suggèrent des améliorations à apporter au fonctionnement fruste de l’établissement religieux. La jeune fille, devenue une femme, écrit aussi des lais et des fables qu’elle envoie à sa demie-sœur ou conserve dans sa cellule. Elle sera connue comme Marie de France, première femme poétesse à écrire en français.

Ce que je peux dire à propos de Lauren Groff, c’est qu’elle réussit toujours, qu’on aime ou pas ses livres, à déstabiliser et à proposer des atmosphères très différentes les unes des autres. J’ai beaucoup apprécié les nouvelles de Floride et, dans un format roman, Les furies, sur le thème du couple, mais abandonné Arcadia, autour d’une famille dans une communauté hippie des années 60. Qu’allait-il en être cette fois ?
Tout d’abord, il ne faut pas s’attendre à une biographie historiquement irréprochable de la femme de lettres, son histoire étant de toute manière peu ébruitée et sujette à diverses hypothèses. Lauren Groff a choisi un point de vue très personnel, que je qualifierais de féministe, qui montre davantage une sororité médiévale, avec ses difficultés et ses moments d’enthousiasme, que la découverte d’une poétesse illustre.
Ceci étant posé, le roman provoque une sorte de fascination qui m’a obligée à le continuer, même si le quotidien d’une abbaye au XIIème siècle n’aurait pas eu tendance à me passionner. Quoique l’autosuffisance à laquelle parvient Marie, avec l’aide de nonnes de plus en plus nombreuses, et les ressources des fermages, ne manque pas d’intérêt, et de résonances avec d’autres lectures…
L’un des atouts de ce roman est tout d’abord le caractère très fort, entier et, d’une certaine manière visionnaire, de Marie. C’est un personnage qui ne peut pas laisser indifférent. Ensuite, ce qui m’a plu, paradoxalement, c’est une sorte de décalage, pour ne pas dire d’anachronisme, entre la vie des sœurs une fois que Marie dirige l’abbaye à sa manière, et le monde extérieur, repoussé de plus en plus loin, non sans quelques résistance.
L’écriture, sensuelle, mêlée de quelques termes médiévaux, voire de mots créés de toutes pièces, comme les noms de métiers en -ix, au lieu de générer une cacophonie, lie le tout d’une manière que j’ai trouvée équilibrée. J’adresse un coup de chapeau à Carine Chichereau pour la traduction !
C’est donc pour moi plutôt un bon cru de l’autrice américaine, dont je continuerai à suivre les parutions.
Qui d’autre l’a lu ? J’ai trouvé ce qu’en disent Eimelle et Pamolico (du bien). Delphine-Olympe a trouvé le roman un peu long, mais intéressant et Sandrion l’a trouvé très original.

Matrix de Lauren Groff, (Matrix, 2021), éditions de l’Olivier, janvier 2023, traduction de Carine Chichereau, 304 pages.
Le roman sortira en poche (Points) le 12 janvier 2024.

Alaa El Aswany, J’ai couru vers le Nil

Ou comment naît et meurt une révolution. En janvier 2011, l’espoir grandit parmi les jeunes gens, filles et garçons, qui manifestent pacifiquement place Tahrir. Parmi eux, Asma, jeune enseignante et son ami Mazen, ingénieur à l’usine, ou encore les étudiants en médecine, Dania et Khaled, qui soignent les manifestants blessés. Achraf, acteur au chômage un peu désabusé, vit à deux pas de la place, et va sortir de sa torpeur pour leur venir en aide. Parmi les nombreux personnages du roman, se remarquent aussi Issam, ancien gauchiste, qui dirige la cimenterie Bellini, et sa femme Nourhane, présentatrice télé qui saura vite quel parti prendre pour parvenir à ses fins. Quant au général Alouani, il met en œuvre tous les moyens, tous aussi antidémocratiques les uns que les autres, pour mettre fin à ce mouvement de contestation. D’autres personnages se révéleront au fil des événements, comme le père de Khaled, très courageux et émouvant. Les liens entre tous ces habitants du Caire apparaissent progressivement.

Ce roman choral a été, et est toujours, interdit en Égypte, ce qui se conçoit sans peine à sa lecture. Il démonte avec maestria les mécanismes à l’œuvre pour étouffer toute velléité démocratique de la jeunesse : tir à balles réelles sur la foule, arrestations et détentions arbitraires, torture, intimidation, diffusion de fausses informations… Que peuvent des citoyens qui ne demandent que des droits parfaitement légitimes face à une telle répression ? Certes, Moubarak a démissionné, mais sa suite a été parfaitement orchestrée pour ne laisser aucune place à la démocratie, ni aux droits des femmes.
Impeccablement construit, ce roman fait une belle place aux personnages autant qu’aux idées. Je n’avais pas été emballée par L’immeuble Yacoubian, ni par J’aurais voulu être égyptien, ce qui explique que j’ai tardé à lire celui-ci. La forme du roman choral aurait pu desservir ou affadir le propos, alors qu’au contraire, ces personnages qui se croisent et se côtoient font de ce roman d’une révolution un texte fort et indispensable.

J’ai couru vers le Nil de Alaa El Aswany, (Al-Ǧumhūriyyaẗ kaʾanna) Actes Sud, 2018, traduction de Gilles Gauthier, 432 pages.

Avis partagé par A_girl_from_earth, Krol, Luocine et Pamolico.
Retrouvez d’autres lectures du mois africain chez Jostein.



Jake Hinkson, Rattrape-le !

« Et alors qu’on lui a enseigné que la Bible est censée éclairer ces choses, cela arrive rarement. Entre les mille femmes de Salomon et la virginité perpétuelle de Jésus, elle n’est jamais certaine de ce qu’elle est censée penser du sexe. »

Dans une petite ville de l’Arkansas, Lily, dix-huit ans, fille aînée du pasteur Stevens, est enceinte et sur le point de se marier avec Peter, lorsque celui-ci disparaît. Il a quitté son lieu de travail, mais aussi emporté une valise avec quelques effets, ce qui laisse croire à une fuite face à ses responsabilités imminentes. Mais Lily n’y croit pas, et en cherchant Peter, va faire apparaître bien d’autres possibilités que la fuite pure et simple. Elle trouve de l’aide en la personne d’Allan, quadragénaire homosexuel, qui se trouve aussi être de sa famille. Lily, toujours animée par une grande détermination, va aller de découverte en découverte, surprenantes voire même macabres…

« – Il n’a pas de portable. Sœur Cynthia ne croit pas aux portables.
– Ah bon ?
– Oui.
– Dans la Bible, il y a quelque chose contre les portables ?
– Non, la plupart des adultes de notre Église en ont un. Mais Sœur Cynthia a sa propre interprétation des Écritures. Elle pense que les portables sont des portes ouvertes sur le péché. »

C’est un plaisir, après Au nom du bien et Sans lendemain, de retrouver Jake Hinkson, toujours aussi remonté contre l’église et contre ceux qui réussissent à tirer profit de la religion pour assouvir leur soif de pouvoir ou d’argent. Les réactions de la famille et de la communauté religieuse à la grossesse de Lily sont variées, mais jamais caricaturales, et la jeune fille découvre au cours de ses recherches des milieux qu’elle ne soupçonnait pas, tant elle avait été préservée jusqu’alors. Sa prise de conscience et son évolution ne manquent pas d’intérêt et sont finement décrites.
Dans un registre jamais dépourvu d’humour, quoiqu’un peu plus poignant que dans ses précédents romans, avec des personnages toujours aussi bien portraiturés et une histoire enlevée qui ne laisse pas de place à la lassitude, Jake Hinkson réussit encore une fois fort bien son coup !

Rattrape-le ! de Jake Hinkson (Find him, 2022), éditions Gallmeister, mai 2022, traduction de Sophie Aslanides, 384 pages.
Lu aussi par Dasola et Yvon.

Giulia Caminito, Un jour viendra

« Nicola se sentait l’habitant d’une maison en ruine, il regardait ses propres fragments s’éparpiller, il luttait contre sa chair trop tendre qui ferait le délice d’un premier ogre venu. C’était l’enfant des contes, facile à attraper, bon pour le pâté, incapable de s’enfuir, il engraisserait dans une cage avant d’être cuit à feu doux. »

Tout commence à la fin du XIXème siècle, à Serra de’ Conti, une bourgade des Marches, région côtière de l’Italie centrale. La famille du boulanger, Luigi Ceresa, accumule les malheurs, ses enfants meurent de maladies ou d’accidents les uns après les autres. Il ne reste que Lupo et Nicola, l’aîné aussi fier et costaud que son petit frère est fragile, un intellectuel au sein d’une famille dominée par la figure du grand-père anarchiste. On imagine bien les relations entre les deux frères, l’un protégeant l’autre, mais c’est en réalité plus compliqué que cela. Puis des événements remuent la région, rébellion contre les grands propriétaires, « semaine rouge » d’Ancône, première Guerre mondiale, et les deux frères arrivant à l’âge adulte vont devoir faire des choix.
Parallèlement, d’autres chapitres emmènent entre les murs du couvent qui domine Serra de’ Conti, auprès de l’abbesse Clara, originaire des monts Nouba, en Afrique, qui est intriguée par une novice à fort caractère.

« Il était convaincu que les hommes devaient arrêter de s’imaginer debout, verticaux et tournés vers le ciel comme des arbres, de faire la course à qui a la cime la plus haute, ils devaient plutôt se penser couchés, les uns à côté des autres, des hommes et des femmes horizontaux, qui regardent vers le haut de la même manière et remplissent l’espace avec un seul corps, qui fraternisent et s’ils le veulent, se lèvent ensemble. »

C’est la première fois que je me risque parmi les nouveautés Gallmeister hors États-Unis… Cela sera-t-il une bonne idée ?
Roman noir rural, roman historique et social, histoire (de secret) de famille, Un jour viendra est un peu tout à la fois, mais sans les travers des premiers romans où les thèmes abondent, et où les genres mélangés engendrent une certaine confusion. Non, ici, les coutures ne laissent pas apparaître de surfilages grossiers et l’écriture harmonise le tout : elle est particulièrement ample, forte, et ne saurait être mieux adaptée au sujet. En outre, l’autrice laisse habilement de la place au lecteur pour imaginer et échafauder avant que certains pans de l’histoire ne soient révélés.
Plus que le récit qui m’a permis d’approfondir le peu que je connaissais de l’histoire de l’Italie, plus que les personnages denses et bien présents, c’est le style de Giulia Caminito que je retiendrai, en attendant d’avoir l’occasion de lire son deuxième roman, traduit et paru également chez Gallmeister.

Un jour viendra (Un giorno verrà, 2019) de Giulia Caminito, éditions Gallmeister, 2021, paru en poche, traduction de Laura Brignon, 284 pages.

Lire aussi la chronique de Krol.

Jake Hinkson, Sans lendemain

« - Vous devriez éviter l’Arkansas. Une fille seule dans ce coin-là, vous pourriez bien avoir des ennuis. »

Imaginez-vous dans la peau d’une jeune femme résolument moderne, débarquer en 1947 au volant de votre vieille Mercury dans une bourgade de l’Arkansas pour y livrer des films de série B au cinéma local. En effet les petits cinémas n’avaient pas les moyens de louer les grandes productions hollywoodiennes. D’où le petit boulot trouvé par Billie Dixon qui aurait préféré écrire des scénarios mais s’accommode de ce job qui lui permet de bouger, faire des rencontres, voir du pays.
Malheureusement pour elle, dans ce bourg, le pasteur très influent Obadiah Henshaw a décidé que le cinéma était l’œuvre du diable et qu’il fallait y mettre le holà. Lorsque Billie tente de le croiser pour en discuter, elle rencontre la très belle épouse du pasteur, et c’est là que tout commence à aller de travers… mais alors vraiment de travers !

« Mais maintenant, il y a une histoire, et c’est une histoire que tout le monde veut croire. C’est ce que j’ai compris, après toutes ces années. Les gens veulent toujours croire l’histoire qui correspond à ce qu’ils préfèrent penser. »

Je ne sais pas si vous avez besoin de dépaysement en plongeant dans un roman, mais celui-ci remplit parfaitement bien ce rôle, tant les personnages comme les lieux sont éloignés de nos préoccupations actuelles. De l’auteur, j’avais lu précédemment Au nom du bien, et m’étais délectée à lire cet imbroglio où l’ironie le disputait à la noirceur, avec des personnages bien ignobles. Il y avait déjà un pasteur et des crimes, mais le roman se déroulait au moment de l’élection de Trump. C’est une tout autre époque ici et le scénario n’a rien à voir, il est très original, et réserve plus d’une surprise. Contrairement au roman précité où pas un personnage n’éveillait la sympathie, cette fois, la jeune Billie, avec sa vivacité, ses penchants à contre-courant pour l’époque, sa verve un peu canaille, inspire une certaine indulgence, mais gare à l’auteur, qui attend le lecteur au tournant.
Moi qui ai du mal avec les polars qui nous plongent dans des années 30 ou 40 un peu factices, avec détective privé, jolie pépée et grosses voitures, je n’ai pas trouvé de clichés et j’ai marché à fond !

Sans lendemain de Jake Hinkson, (No tomorrow, 2015), éditions Gallmeister (paru en Totem), traduction de Sophie Aslanides, 218 pages.





Goldie Goldbloom, Division avenue

« Dès le moment où elle avait relevé les premiers symptômes, elle avait su, au plus profond, ce qu’ils signifiaient. Malgré sa honte, elle s’y était presque résignée, cela jusqu’à ce que Val lui annonce que c’était des jumeaux. »
Surie Eckstein a cinquante-sept ans et dix enfants lorsqu’elle se rend compte qu’elle est enceinte. Bien que s’entendant parfaitement avec son mari Yidel, elle hésite à lui annoncer sa situation, juste au lendemain du mariage d’une de leurs filles. Elle craint aussi les réactions de ses voisins, proches et enfants, notamment sa fille aînée, si rigide, qui ne tarde pas d’ailleurs, voyant sa silhouette, à lui suggérer de faire un régime. Surie vit à Williamsburg, sur Division Avenue, un quartier juif orthodoxe de Brooklyn. Au fil des visites à la maternité, en discutant avec Val, la sage-femme, Surie, sans trop s’écarter des innombrables règles qui régissent sa communauté, s’émancipe à tout petits pas, par exemple en proposant son aide pour traduire d’anglais en yiddish les propos du médecin pour les femmes hassidiques. Elle qui n’a jamais fait que s’occuper de la cuisine, du ménage et de la conduite de la maisonnée, cela lui ouvre des perspectives.

« Elle ne se sentait pas comme la Surie qui s’était rendue à Manhattan plus tôt dans la journée. Elle ne se sentait plus comme la femme qui avait préparé ce matin-là cinq omelettes et un énorme pot de café. Mais elle n’aurait su dire en quoi elle était différente. Sa seule pensée était qu’elle allait traverser le pont à pied au lieu de prendre le bus et que l’air frais ferait du bien à son organisme. »
Mais surtout, si Surie ne réussit pas à annoncer cette grossesse tardive, c’est qu’il lui reste en travers de la gorge des non-dits à propos de la disparition de son fils Lipa, quelques années auparavant. Une honte qui pèse sur la famille, qu’elle a l’impression d’être sur le point d’aggraver avec la divulgation d’une future naissance.
Avec ce roman, l’auteure australienne Goldie Goldbloom fait plonger dans le quotidien d’une (très large) famille hassidique, régi par des règles aussi innombrables qu’absurdes aux yeux d’une athée dans mon genre ! L’auteure et le traducteur ont laissé un certain nombre de mots en yiddish, sans doute sans équivalents, et il faut souvent se référer au lexique à la fin du roman, mais cela en vaut la peine. Surie se révèle extrêmement attachante, et entrer intimement dans sa manière de penser laisse assez pantois. On a beau connaître par des films (je pense à Kadosh, d’Amos Gitaï), des séries comme Unorthodox ou des témoignages comme Celui qui va vers elle ne revient pas de Shulem Deen, la manière dont ces communautés sont refermées sur elles-mêmes, fermées au progrès, et profondément rétives à toute idée d’émancipation des femmes, ce roman apporte une pierre des plus intéressantes à l’édifice. Le fait que le mari de Surie soit somme toute assez ouvert, et que le couple ait une relation saine, est un excellent choix de l’auteure. C’est vraiment le poids de son éducation et celui de la communauté qui pèsent sur Surie, pas celui du couple.
J’ai beaucoup aimé son dialogue avec la sage-femme, qui évolue au fil des pages, l’amitié qu’elles nouent, et aussi l’évocation du fils disparu de Surie, son rapport avec lui, la nature des liens familiaux dans leur ensemble, le personnage de l’arrière-grand-mère aussi.
L’auteure maniant aussi bien une ironie douce que les moments d’émotion, j’ai trouvé cette lecture très éclairante et en même temps, très touchante.

Division avenue de Goldie Goldbloom, (On Division, 2019) éditions Christian Bourgois, janvier 2021, traduction d’Eric Chédaille, 345 pages.

Repéré sur les blogs de Electra et Jostein

Jake Hinkson, Au nom du bien

« Comme c’est étrange que nous soyons des corps et des personnes en même temps. Je me regarde à nouveau dans le miroir. On dirait que l’essentiel de la vie consiste à trouver comment être à la fois un corps et une personne. »
Pas facile d’être un pasteur estimé par sa communauté, père de cinq enfants et marié à un modèle de vertu, et d’avoir cédé à la tentation avec un jeune homme, surtout dans une petite ville de l’Arkansas, où l’activité préférée est d’observer et de commenter ce que font les voisins et concitoyens. Richard Weatherford se retrouve ainsi face à un jeune maître-chanteur qui n’aura aucun mal à ternir sa réputation, s’il ne lui donne pas immédiatement 30 000 dollars… Le pasteur désargenté doit alors imaginer un moyen de s’en sortir.

« Si tu ne viens pas aujourd’hui, nous entrerons dans la phase conséquences. »
Il faut dire que Richard Weatherford est très en vue, s’occupant de politique, il fait notamment campagne pour une ville sans alcool, ce qui déplaît à certains, tout en lui assurant la dévotion d’autres paroissiens. J’ai retrouvé des points communs avec mes précédentes lectures. Comme dans Des vies à découvert, le récit se déroule juste avant l’élection de Trump en 2016, et comme dans Des amis imaginaires, on a affaire à des personnages (certains d’entre eux) à fond dans le dogme religieux, pas loin de la dérive sectaire. La campagne présidentielle en arrière-plan enfonce bien le clou du cynisme et de l’absence de morale, quant à la religion, elle ne vient au secours du pasteur que lorsque ça l’arrange.

« Jusqu’à ce moment, j’ai vécu ma vie dans l’avenir, dans des rêves, des peurs, des espoirs et des angoisses. J’ai vécu dans la perspective de demain, de l’année prochaine, de l’éternité elle-même. »
Je retrouve un regain d’intérêt pour les romans noirs américains, à la condition que leur cruauté ne verse pas dans la provocation et l’overdose… Et dans ce roman, je me suis délectée : Jake Hinkson a imaginé un imbroglio où l’ironie le dispute à la noirceur, où la frontière entre le bien et le mal n’est pas là où on l’imagine, et il réussit à surprendre et à passionner avec des personnages bien ignobles, pour lesquels pourtant j’ai éprouvé de l’intérêt, dans l’attente de ce que l’avenir leur réservait, en terme de honte ou de malchance. La construction passant d’un protagoniste à un autre fonctionne très bien ici, révélant les turpitudes de chacun.
Je découvre cet auteur, mais je pense que je n’en ai pas fini avec lui. Religion et crime sont les deux leitmotivs de Jake Hinkson et, si je peux dire, ça fonctionne du feu de Dieu !

Au nom du bien de Jake Hinkson, (Dry county, 2019), éditions Gallmeister, 2020, traduction de Sophie Aslanides, 328 pages.

Repéré chez Luocine, Lewerentz vient de le commenter aussi tout récemment.

Shilpi Somaya Gowda, Un fils en or

unfilsenor« Anil savait qu’il devait travailler dur pendant cette année de stage, et il l’acceptait, mais il aurait aimé recevoir de temps en temps une parole d’encouragement de la part d’un chef, ou éprouver la satisfaction d’avoir bien fait quelque chose. Tout comme il aurait aimé que ses patients l’apprécient, ou simplement le respectent. »
Le roman commence dans l’ouest de l’Inde, dans la région du Gujarat. Anil est le premier de sa famille à faire des études supérieures, il va devenir médecin, et poursuit son cursus aux États-Unis, malgré les réticences de sa mère. Toutefois, une raison qui fait céder sa mère c’est qu’elle ne voit pas d’un très bon œil son attirance pour son amie d’enfance Leena, qui vient d’une famille moins aisée. La famille d’Anil est, elle, très bien considérée, et son père, reconnu pour sa sagesse, fait office de conciliateur. Ce qui donne lieu à des paragraphes très intéressants sur cette coutume. À Dallas, Anil a bien du mal à trouver sa place, que ce soit avec ses colocataires et amis, ou dans ses différents stages à l’hôpital.

« Il sembla à Leena que tout se passa très vite après cette journée à la Grande Maison. En l’espace d’une semaine, les préparatifs du mariage avaient commencé.
Il y a eu des rendez-vous avec l’astrologue et le pandit, Leena et sa mère sélectionnèrent des saris de mariage, des bijoux et des motifs de Mehdi pour les pieds et les mains. »

Lorsque Anil est parti, Leena doit accepter un mariage arrangé, elle pense pouvoir faire cela pour plaire à ses parents qui se sont endettés pour elle. Mais certaines familles ne voient dans les mariages qu’un moyen de trouver de l’argent facile, ainsi qu’une servante qu’on n’a pas besoin de payer.
J’ai beau avoir déjà lu des romans indiens, j’ai trouvé celui-ci fort bien fait, riche de nombreux thèmes, et je me suis attachée aux parcours d’Anil et de Leena. J’ai compati aux questionnements du jeune homme, et été submergée de colère à la lecture de ce que vit Leena. Ce sont de beaux portraits que dresse là l’auteure, notamment ceux des femmes sont particulièrement touchants et inoubliables. J’ai beaucoup apprécié que les personnages secondaires aient de la présence et des caractères tout sauf caricaturaux. Je trouve que pour un roman un peu long, les personnages moins importants ne doivent pas faire que de la figuration, sous peine d’ennuyer sérieusement les lecteurs. Pas un brin d’ennui ici, mais la rencontre de belles personnes, qui luttent pour construire leur vie, entre tradition et modernité.

Un fils en or de Shilpi Somaya Gowda, (The golden son, 2016) éditions Mercure de France, 2016, traduction de Josette Chicheportiche, 480 pages, existe en Folio.

Les avis de Daphné, Hélène

Lire-le-monde
Lire le monde: l’Inde

Margaret Atwood, La servante écarlate

Je suis quelque peu en panne de lecture depuis que j’ai fini Les disparus début juillet, ce qui a pour avantage une liste de livres à chroniquer réduite comme peau de chagrin, mais ce qui m’a aussi fait commencer, puis reposer en soupirant, plusieurs livres empruntés à la bibliothèque… pas envie de roman noir américain, ni d’autofiction à la française, ni de nature writing, ni de roman russe un peu allumé… Dans ce cas, un polar peut faire l’affaire, mais ma pile de polars a fondu. Et voici La servante écarlate, que j’avais commencé il y a quelques années et qui revient sur le devant de la scène grâce à la série. Donnons-lui donc une deuxième chance !

servanteecarlate« Nous étions les gens dont on ne parlait pas dans les journaux. Nous vivions dans les espaces blancs et vides en marge du texte imprimé. Cela nous donnait davantage de liberté.
Nous vivions dans les brèches entre les histoires. »
Defred, c’est le nom qu’elle a maintenant, cette servante toute de rouge vêtue, aux fonctions bien particulières. Dans la république de Gilead, les femmes dépendent, sans en avoir eu le choix, de différentes catégories : épouses, cuisinières ou servantes destinées à procréer, lorsque la fécondité baisse de manière alarmante. Dans cet univers extrêmement codifié, rien n’est laissé au hasard, et tout est fait pour que personne, et les femmes en particulier, ne soit amené à penser par lui-même : plus de livres, des émissions de radio lénifiantes, des exécutions sommaires destinées à frapper les esprits…

« Je suis donc couchée à l’intérieur de la chambre sous l’œil en plâtre du plafond, derrière les rideaux blancs, entre les draps, aussi lisse qu’eux, et je fais un pas de côté pour sortir de ce temps qui m’appartient. Sortir du temps. Pourtant c’est bien ceci le temps et je ne suis pas à l’extérieur.
Mais la nuit est mon moment de sortie. Où irai-je ? »
Ce roman évoque 1984 de George Orwell ou Fahrenheit 451 de Ray Bradbury, et présente un avenir monstrueux, sans être complètement inimaginable. Le monologue de Defred laisse entrevoir sa personnalité, forte, qui n’a pas rompu malgré les événements traumatisants qu’elle a vécu. Elle s’autorise parfois en pensée à regarder en arrière, vers le moment où tout a commencé à se dégrader, et ce sont des moments perturbants là encore, tant l’identification se fait facilement. Ça provoque des frissons d’angoisse et de colère !
Et l’écriture, superbe, donne encore plus de force à ce que la jeune femme raconte… Ce n’est pas un roman
précipité, haletant, mais un texte qui prend le temps de suivre son personnage principal, d’imaginer son évolution, ses possibilités d’action…
Alors, ai-je bien fait de reprendre ce roman ? Bien sûr, et je suis impatiente maintenant de découvrir davantage les romans de Margaret Atwood. En aurez-vous à me recommander ? En attendant la sortie de The testaments (parution en anglais en septembre) qui sera une suite, quinze ans après, de La servante écarlate, et qui éclairera peut-être la fin du roman… ah, quelle fin !

La servante écarlate (The handmaid’s tale, 1985), Robert Laffont, 1987, 2015 pour cette édition de poche, traduction de Sylviane Rué, 522 pages, dont une postface de l’auteure.

Repéré chez Ariane Je lui ai donné une deuxième chance.
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