Lecture du mois (28) décembre 2022

Pour finir l’année, je vous propose quelques retours sur des romans, dont certains plus exposés que d’autres, mais qui ont tous un petit quelque chose d’original… mais lisez plutôt.

Nous étions le sel de la mer de Roxanne Bouchard, éditions de l’Aube, août 2022, 336 pages.
« Cyrille, il disait que, si on choisissait la mer, elle nous fiançait, pour le meilleur et pour le pire. Il disait qu’elle glissait à notre doigt l’anneau argenté du soleil, qu’elle promettait l’horizon et qu’elle tenait promesse. »

L’arrivée de Catherine Day en Gaspésie, où elle vient à la recherche de ses origines, coïncide avec la découverte d’un cadavre dans les filets d’un pêcheur. Nouveau aussi dans la région, le policier Joaquin Morales bute sur des personnages taiseux et ses recherches ne progressent guère. Roman d’ambiance plus que véritablement policier, j’attendais beaucoup de ce livre qui m’a laissé un goût d’inachevé. Pourtant, le style fait la part belle aux images inédites, les dialogues ont du mordant et les personnages ne manquent pas d’intérêt, mais l’enquête se traîne et les affres du policier finissent par lasser. C’est du moins l’effet que cela m’a fait.
A recommander plutôt pour ceux qui cherchent un roman à l’atmosphère dépaysante, sans forcément de trame policière, ou disons avec une trame policière peinarde.

Le pays des phrases courtes de Stine Pilgaard, éditions le Bruit du Monde, mai 2022, traduction de Catherine Renaud, 288 pages.
« La chorale répète une chanson du soir, pendant qu’il commence lentement à pleuvoir, et dans le potager le vent souffle entre les choux frisés, qui tremblent comme des amants qui viennent de se séparer. »

La narratrice du roman, toute jeune mère, s’installe dans une région rurale de l’Ouest du Danemark et tente de s’adapter à l’atmosphère locale, à commencer par la manière de s’exprimer par phrases parfaitement anodines. Son mari est enseignant dans une højskole, type de lycée assez particulier au Danemark, qu’il faut découvrir. La jeune femme tente de passer son permis de conduire, trouve un petit emploi à la rubrique courrier du quotidien local, s’occupe de son bébé… Avec un style frais et plein d’humour, le roman ne manque pas d’atout, mais cette sorte de chronique rurale a du mal à enchanter sur la longueur et ne m’a pas complètement séduite.

L’autre moitié du monde de Laurine Roux, éditions du Sonneur, janvier 2022, 256 pages, Prix Orange du Livre 2022.
« Les paysans sont coriaces, ils serrent les dents. De temps en temps, la Marquise enregistre un décès. Quand il s’agit d’un homme, elle propose à un fils de prendre la relève. S’il n’y a pas de garçon, Madame prie la famille de quitter les lieux. Elle possède la quasi-totalité du delta, l’exploite en fermage. Madame a tous les droits. »

Dans le delta de l’Èbre, dans les années trente, la vie est rude pour les paysans, et plus encore pour leurs femmes. La petite Toya, enfant unique de Juan et Pilar, observe et tente de comprendre ce qui se trame, de quoi discutent les hommes, le soir, à la veillée. Alors que Pilar doit faire face à une situation terrible, sa fille grandit et s’éveille grâce à la proximité d’Horacio, le jeune enseignant de l’école communale.
Une deuxième partie plus contemporaine va apporter un autre éclairage sur cette très belle histoire, portée par une écriture qui donne des frissons, et de très beaux personnages.

Argonne de Stéphane Émond, éditions de la Table Ronde, août 2022, 128 pages.
« Le ciel est d’un bleu intrépide, bravache, il tend son orgueil, drapé dans ses plus beaux atours. La rosée fait scintiller une myriade de perles d’eau dans les hautes herbes. En y glissant la main on pourrait laver le visage des enfants. »

En juin 1940, toute une famille entasse possessions et enfants sur une charrette tirée par un cheval, pour fuir l’avancée allemande. Quelques jours seulement pour atteindre un village de l’Aube où des avions allemands font malheureusement une victime parmi les membres de la famille. Stéphane Émond refait le chemin emprunté par ses arrière-grands-parents, quatre-vingt ans après, interroge des maires et des personnes âgées. Et de retour dans son village, il questionne aussi sa famille, recherche de vieux documents.
L’auteur m’était inconnu, mais le titre et le sujet me parlaient. Dès les premières pages, l’écriture m’a séduite, et rien n’est venu gâcher mon plaisir de retrouver cette région de collines et de forêts, de croiser des noms pas vraiment inconnus, de toucher grâce à l’auteur des traces du passé récent d’une région souvent chamboulée par l’Histoire.
Dans le genre témoignage familial, voire filial, le texte est délicat, sans pathos, et les précisions toujours bienvenues et pleines de justesse.

Michel Jean, Kukum

« C’est difficile d’expliquer le territoire d’avant. Le bois d’avant les coupes à blanc. La Péribonka d’avant les barrages. Il faut imaginer une forêt sautant d’une montagne à l’autre jusqu’au-delà de l’horizon, visualiser cet océan végétal balayé par le vent, réchauffé par le soleil. Un monde où la vie et la mort se disputent la préséance et au milieu duquel coule, entre des berges sablonneuses ou des falaises austères, une rivière qui ressemble à un fleuve. »

C’est la voix d’Almanda Siméon, arrière-grand-mère de l’auteur, qui nous arrive par-delà les années, pour raconter sa région et ce qu’elle est devenue. Kukum signifiant grand-mère en langue innu.
Orpheline d’origine irlandaise recueillie par un couple de fermiers québecois, elle a quinze ans lorsqu’elle rencontre Thomas, un jeune indien innu, et tombe amoureuse. Ils se marient très vite, et elle part avec lui, adoptant les us et coutumes du peuple de Thomas, notamment les pratiques nomades, l’hiver passé dans la forêt, où les hommes chassent pour recueillir des peaux qu’ils vendent au printemps, de retour au bord de Pekuakami, autrement dit le lac Saint-Jean. Almanda s’adapte bien, apprend la langue et toutes sortes de techniques, de chasse, de cuisine ou d’artisanat, qui lui étaient inconnues, elle entretient toujours une très belle relation avec Thomas, et aussi avec sa famille, puis des enfants naissent…

« Le bois arrivait de la rivière. Notre rivière, sur laquelle dansait des hommes armés de longues piques munies de crochets de métal à leur extrémité avec lesquelles ils dégageaient les troncs coincés par le courant entre les rochers. Dans nos canots, nous étions paralysés par l’effroi. Devant nous, la Péribonka, étouffant sous le poids des troncs, vomissait la forêt dans le lac. »

Jusqu’au jour où commence une déforestation massive, qui coupe à ces nomades tout accès à la rivière qu’ils remontaient chaque année, les obligeant à s’installer de manière pérenne au bord du lac, puis la scolarisation forcée des enfants, ainsi que l’arrivée du chemin de fer…
Malgré la très belle voix de Michel Jean, et sa manière toute pudique de raconter la vie d’Almanda, je suis restée un peu en marge de l’histoire, et j’en suis bien marrie ! Peut-être est-ce que retrouvant le même décor que La rivière de Peter Heller, dans un genre pourtant très différent, je n’aurais pas dû lire les deux successivement.
Je m’attendais aussi certainement à ce que la jeune mariée rencontre plus de difficultés au début pour s’intégrer à sa nouvelle famille, alors que tout se passe plutôt bien. Almanda est le prototype de la femme forte qui s’adapte avec facilité. La suite est moins rose, mais toujours sobrement racontée. Je reconnais volontiers que c’est un beau roman, aisé à recommander à toutes sortes de lecteurs.

Kukum de Michel Jean, éditions Points, 2022, 240 pages. (paru avant chez Dépaysages, 2020)

Michel Jean, journaliste et écrivain, est issu de la communauté Mashteuiatsh qui est la seule communauté autochtone du Nitassinan (« notre-terre » en langue innu) sur la rive ouest du lac Saint-Jean. Avant d’être une réserve, cette endroit, nommé aussi Pointe-Bleue, était un lieu de rassemblement commercial, mais aussi culturel, pour un peuple nomade, se déplaçant sur les rivières, ce que l’on retrouve dans le roman.
Cette communauté compte actuellement environ 6000 membres, dont un tiers réside sur place.
Un lien pour ceux qui veulent aller plus loin.

Lecture dans le cadre d’une activité autour des minorités/groupes ethniques lancée par Ingannmic (ce qui m’a incitée à mettre en mots mon avis sur Kukum, lu il y a plusieurs semaines !)

Eric Plamondon, Oyana

« Je n’ai jamais oublié cette phrase qu’il m’avait dite : une langue c’est un patois qui a gagné la guerre. »

En 2018, l’organisation séparatiste basque ETA annonce sa dissolution. C’est alors qu’Oyana, qui vit depuis plus de vingt ans à Montréal avec son époux, décide de partir sur un coup de tête pour retrouver sa région d’origine. Elle écrit à son mari une longue lettre où elle dévoile petit à petit les circonstances dramatiques qui l’ont forcée à partir et à se protéger sous une autre identité. Comme dans Taqawan, des écrits documentaires retracent en parallèle l’histoire du mouvement ETA.

« Une fois que l’on s’est arraché à la géographie d’un lieu, on doit s’accrocher à son pays intérieur. »

Pour terminer Québec en novembre, j’aurais préféré finir en apothéose, mais mon ressenti reste un peu mitigé. Je ne me suis pas trop attachée au personnage d’Oyana, malgré son parcours mouvementé.
La présentation sous forme d’aveux écrits par Oyana, revenant sur sa jeunesse, ne m’a portée à me sentir concernée, et j’ai trouvé que le texte manquait de rythme. Ce qui s’explique peut-être par le dénouement. En effet, celui-ci marque par son intensité et la surprise finale semble avoir été présente à l’esprit de l’auteur dès le début. N’ayant pas ce final en tête, bien évidemment, je n’ai pas vu où l’auteur voulait aller, et me suis retrouvée sans perspective, hésitante, pendant une bonne partie du roman.
Pourtant les thèmes de la lutte armée, de la culpabilité, de l’exil aussi, sont très intéressants et amènent des pages qui ne manquent pas de force, mais l’ensemble m’a paru ou trop long, ou trop court, sans m’embarquer tout à fait.

Ce n’est que mon avis : Keisha ou Mes échappées livresques ont été emportées par ce texte. Et vous, l’avez-vous lu ?

Oyana de Eric Plamondon, éditions Quidam, mars 2019, 147 pages, existe au Livre de Poche.

Québec en novembre, c’est chez Karine et Yueyin.

Antoine Desjardins, Indice des feux

« La vie non plus, elle comprend rien à la mort. »

La première nouvelle est frappante, elle fait partager le quotidien d’un adolescent hospitalisé en oncologie, dans une ville noyée par la pluie. Son monologue dans un québecois débridé, inventif, formidable, lui va fort bien, mais les autres textes reviennent à une langue plus classique. Un couple s’interroge sur l’extinction des baleines, un grand-père s’éteint mais lègue son amour des arbres, un jeune homme très brillant quitte la voie tracée par sa famille pour une vie toute simple, un ivrogne croise un coyote après une nuit de beuverie, un jeune garçon explore le bois proche de chez lui, une femme observe la disparition des oiseaux de sa commune… Les thèmes se rejoignent, mais les personnages varient, de tous âges et de tous milieux, et leurs points de vue ne sont bien évidemment pas les mêmes.

« Nos chemins, aujourd’hui, se séparent temporairement pour que l’existence que je me souhaite puisse advenir. Un jour, Je vous reviendrai. Je te le promets. A savoir quand, toutefois, rien n’est moins sûr. Qui peut prédire la trajectoire d’un ruisseau encore à naître ? »

J’avais repéré dès l’hiver dernier ce recueil de nouvelles, aux éditions de la Peuplade que je suis de près. Le thème général de l’écologie, réchauffement climatique, extinction des espèces et destructions diverses dues à l’activité humaine insatiable, le tout en sept nouvelles, voilà qui me parlait. Et je n’ai pas été déçue !
Les textes sont assez longs pour bien installer les personnages, ressentir leurs désarrois et leur peurs ou partager leurs batailles pour l’environnement. L’écriture m’a beaucoup plu sans que je ressente de décalage ou d’incompréhension, comme cela m’arrive parfois avec les romans québecois. Quelques termes de franglais sont regroupés dans un lexique à la fin, mais nul besoin de s’y référer sans cesse, le sens général est limpide. Mais surtout, j’ai aimé l’adroit mélange entre amour de la nature et humanité : il ne s’agit pas de mettre l’humain en accusation, mais de consigner les moments de prise de conscience et l’évolution possible, quoique pas toujours probable, des comportements individuels.
Je conseille donc ce livre à tous les lecteurs amateurs de nouvelles, ou soucieux d’écologie, ou encore friands de littérature québecoise. Quant à moi, je vais le garder précieusement !

Indice des feux d’Antoine Desjardins, éditions La Peuplade, 2021, 350 pages.

Repéré chez Ariane, Delphine-Olympe et Fanny.

Québec en novembre, c’est chez Karine et Yueyin.


Eric Plamondon, Taqawan

taqawan.jpg« Depuis des millénaires, la sagesse de l’évidence suffit à ce peuple : si on pêche trop de poissons cette année, il y en aura moins l’année prochaine. Si on pêche trop de poissons pendant des années, un jour il n’y en aura plus. »
Taqawan tire son titre du nom donné par les populations autochtones au jeune saumon qui remonte vers la source de la rivière. Tout débute avec une intervention musclée et disproportionnée de la sureté du Québec, qui vise à prendre les filets à saumon des pères de famille de la tribu des Mig’maqs. Une toute jeune fille assiste depuis le bus de ramassage scolaire à cette scène traumatisante, qui malheureusement sera le début pour elle d’une suite d’événements terribles. Passée à toute vitesse à l’âge adulte, elle trouvera toutefois de l’aide pour tenter de se reconstruire.

« Sachant que le saumon a un odorat très développé, mille fois plus puissant que celui d’un chien, certains pensent qu’il retrouve sa route grâce à l’odeur des rivières. »
J’avoue que je ne savais rien de trop au sujet du roman avant de le commencer, je l’avais noté dans l’intention de le lire assez vite, et dans ce cas, je ne rentre pas trop dans les détails des résumés que je peux trouver ici et là, je m’intéresse seulement à la tonalité générale…
Roman choral mais aussi roman engagé au côté des populations autochtones, c’est par son style qu’il surprend d’abord, par le rythme de phrases courtes, voire très courtes, donné au texte. Les chapitres aussi sont brefs, et alternent les points de vue des différents personnages avec des passages plus explicatifs, historiques ou scientifiques. Les personnages assez nombreux, demeurent bien incarnés, attachants et pleins d’humanité, et c’est le point fort du roman. Il apporte aussi des connaissances passionnantes sur la vie des Indiens Mig’maqs, et sur leur relation à la nature.


« Il faut se méfier des mots. Ils commencent parfois par désigner et finissent par définir.  Celui qu’on traite de bâtard toute sa vie pour lui signifier sa différence ne voit pas le monde du même œil que celui qui a connu son père. Quel monde pour un peuple qu’on traite de sauvages pendant quatre siècles ? »
Toutefois, les quelques passages plus mouvementés, faisant appel au genre thriller ou au western, et notamment la fin, ne sont pas ce que je préfère dans ce roman… Cela lui donne, à mon avis, un côté un peu bancal, entre les explications historiques ou écologiques, les scènes plus intimistes et les scènes d’action. J’espérais beaucoup de ce roman, et ce que j’en attendais, je l’ai trouvé dans un autre roman québecois, De bois debout, commenté précédemment. Quant à cette lecture, si elle a été rapide, prenante et somme toute, pas désagréable, elle ne fut pas exactement à la hauteur de mes attentes. Je serais curieuse de lire les avis des autres lecteurs et lectrices du jour !

Taqawan, d’Eric Plamondon, éditions Quidam (janvier 2018), 208 pages.

Lecture commune de Québec en novembre avec A propos de livres, Argali et Yueyin.
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Jean-François Caron, De bois debout

deboisdeboutLA VOIX D’ALEXANDRE
Pour pas pleurer, j’imagine une centaine d’oiseaux blancs s’envoler.
Je suis ravie de commencer Québec en novembre, mois thématique consacré à la littérature québecoise, avec ce livre gagné chez Karine, pour l’anniversaire de son blog. J’ai choisi parmi ses romans québecois préférés, aux éditions La Peuplade déjà rencontrées avec Nirliit, et bien m’en a pris.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que le roman commence très fort, lorsque Alexandre, un adolescent, prend la fuite après avoir assisté à la mort de son père, abattu par un policier en pleine forêt. Comment cela a-t-il pu arriver, qui était vraiment son père, cette homme parlant peu, sauf pour dire au jeune homme que la vraie vie n’était pas dans les livres. Et qui est ce personnage surprenant, défiguré, surnommé Tison, chez qui Alexandre s’est réfugié ? Comment aussi le jeune homme va, à seize ans, prendre sa vie en mains, lui qui n’a plus ni père, ni mère. C’est ce que la suite du roman va dévoiler progressivement.


 
LE PÈRE
D
ans
un livre, t’apprends rien d’autre qu’un
livre. Les mots disent pas la moitié de ce que
tu peux vivre. 
Impossible de ne pas être intriguée tout d’abord par la narration très originale, une façon très particulière, proche des didascalies théâtrales, de présenter les pensées aussi bien que les paroles des personnages, particularité d’écriture à laquelle on s’habitue rapidement, et même à laquelle on s’attache. Le langage aussi est très travaillé, riche en mots et expressions pour nous assez originales, et, avec un peu d’entraînement, j’arrivais presque à entendre les dialogues avec l’accent québecois.


« Alexandre en fait du chemin, à pied ou à vélo, pour lire des histoires aux Pariboisiens. Toutes sortes d’histoires, à toute sorte de monde. »
Le début du roman, situé à Paris-du-Bois (d’où le nom des habitants) fait imaginer un roman noir, à l’américaine, avec des abîmes de noirceur dans lesquels pataugera le personnage principal jusqu’au dénouement. Mais ce n’est pas du tout cela. Ce roman est essentiellement une ode à l’amour filial, avec ce qu’on apprend au détour d’une phrase, ce qu’on découvre petit à petit du père, ce qu’il aurait aimé être, et ce qu’il était réellement. Il m’a rappelé en cela Les étoiles s’éteignent à l’aube
ou encore Les huit montagnes, romans que j’ai beaucoup aimés.
À cet aspect, s’ajoute un beau parcours de vie et de résilience, où le pouvoir de la littérature prend toute sa place, et c’est l’un des aspects très plaisants du roman. Peut-être beaucoup de drames s’accumulent-ils au fil des pages, mais sans que l’espoir ne soit jamais perdu, il faut vraiment insister là-dessus. J’ai été complètement sous le charme de l’écriture et je me suis demandé pourquoi les auteurs français, à de rares exceptions près, n’osent jamais de telles audaces sur la forme, parce que je peux vous assurer que cela ne fait rien perdre de sa force à l’histoire, bien au contraire.

De bois debout, de Jean-François Caron, éditions La Peuplade (2017), 414 pages.

Karine a « aimé ces détours qui nous ramènent à nous-même malgré les épreuves et notre façon d’y réagir ». Un énorme merci à toi, Karine, pour la découverte !
Québec en novembre, à retrouver chez Karine ou Yueyin.
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L’auteur était à Étonnants voyageurs, je l’ai raté, ne le connaissant pas encore, mais on peut lire son portrait ici, et l’entendre là dans un débat sur le thème de la résilience (mais, attention, il y raconte tout de même beaucoup du roman).

 

Juliana Léveillé-Trudel, Nirliit

Nirliit« Je sors de l’avion comme un jouet d’une boîte de céréales et cinq secondes plus tard les enfants s’enfoncent dans mon estomac en m’étreignant comme de petits boas constricteurs. C’est bon d’être à la maison. »
Nirliit, ce sont les oies sauvages qui reviennent du sud, ou bien ce sont les travailleurs saisonniers qui débarquent dans le Nord avec régularité chaque été, sur les chantiers de construction ou, comme la narratrice, en tant que travailleuse sociale, pour s’occuper des enfants laissés désœuvrés par les grandes vacances. Elle s’apprête à retrouver son amie Eva, jeune grand-mère de quarante ans, mais Eva a disparu, jetée dans les eaux du fjord par un meurtrier qui n’a pas été appréhendé.

« Ton corps dans l’eau et ton esprit partout, sur la mer, dans la toundra, au ciel jamais noir de l’été arctique, danse, Eva, danse, je dis avec le même français cassé que le tien : « Je manque toi. ».
La narratrice raconte le Groenland, Nunavik, c’est-à-dire « le grand territoire », et ses habitants, avec passion, rage et finalement peu d’espoir. Ses mots sont très beaux pour dire l’amour qu’elle porte notamment aux enfants, dont elle ne sait jamais si elle va les retrouver d’une année sur l’autre, si la fillette si mignonne ne va pas être devenue une adolescente bouffie et droguée, si le jeune garçon dynamique ne va pas s’être tué dans un accident de motoneige. Car quel que soient les messages de préventions dont les « blancs » les abreuvent, concernant l’alimentation, la sécurité, la prévention sexuelle, l’alcool et les drogues, rien n’y fait, le désœuvrement et la solitude, la colère et la vie de famille déréglée poussent malheureusement jeunes et moins jeunes vers les comportements à risque, peu aidés en cela par l’économie locale qui fait que, par exemple, les produits les moins onéreux sont : chips, coca, cigarettes !

« Aida violée elle aussi au début de l’été, je ne savais pas, je m’excuse, Aida abusée des années auparavant par son propre père et moi la dinde je te chicane pour une job lâchée, vous savez des fois j’en ai plein mon cul de ne jamais pouvoir me fâcher après qui que ce soi parce que vous avez toujours un drame démesuré pour excuser vos manquements. »
L’écriture est fougueuse et séduisante à la fois, les thèmes abordés très forts, et j’aurais pu choisir une page au hasard pour y trouver une citation, tant la tentation est grande de noter une phrase sur deux ! Cette alliance d’une langue percutante et poétique à la fois, et d’un constat très rude des conditions de vie des Inuits fonctionne très bien, mais a aussi ses limites.
J’ai été séduite par l’écriture, par ce que j’ai appris sur le Nunavik, mais je n’ai pas toujours apprécié la narration fragmentaire, et je pense aussi que l’emploi de la deuxième personne du singulier, qui me demandait toujours un temps d’adaptation en reprenant ma lecture, m’a fait rester à côté du texte bien souvent, et pas vraiment dedans…
La deuxième partie relate les amours difficiles d’Elijah, le fils d’Eva, elle est plus fluide, mais m’a un peu moins touchée, c’est juste un sentiment personnel. Au final, j’ai admiré l’écriture, mais c’est aussi elle qui m’a maintenue un peu à l’écart du texte. Sinon, une mention spéciale pour le très beau travail d’édition, beau papier, couverture à rabat, format agréable… j’aurai l’occasion, grâce à Karine, de retrouver La Peuplade avec le roman de Jean-François Caron, Bois debout.

Nirliit de Juliana Léveillé-Trudel, éditions La Peuplade (2015), 174 pages.

Je comprends l’enthousiasme d‘Aifelle et d’Anne (Les couleurs de la vie) mais je partage plutôt l’avis d’Anne (des mots et des notes) que je viens d’aller relire.
Merci à Babelio pour ce « Masse critique ».

tous les livres sur Babelio.com

 

Dany Laferrière, L’énigme du retour

enigmeduretourAu moment de choisir dans ma pile à chroniquer ma prochaine proie, c’est le livre à l’apparence la plus modeste qui m’est venu entre les mains. Outre qu’il m’a permis d’enfin découvrir les écrits de Dany Laferrière, il fait le lien entre le Festival Étonnants voyageurs où je l’ai acheté, et le Festival America où l’écrivain d’origine haïtienne sera présent également.

« Le temps passé ailleurs que
dans son village natal
est un temps qui ne peut être mesuré.
Un temps hors du temps inscrit
dans nos gènes. »
Sur le moment, ce roman racontant son retour à Haïti après la mort de son père et trente ans d’exil me semblait idéal pour faire connaissance avec Dany Laferrière, que j’avais écouté avec délice. C’est un conteur inlassable doté d’un sens de l’humour étonnant ! Mais en ouvrant le livre après achat, j’ai eu un moment de frayeur et de solitude en voyant les pages écrites en vers, libres certes, mais en vers tout de même… La poésie et moi, nous ne nous côtoyons que très rarement, et jamais bien longtemps !

« Un bruit mat.
Celui que fait ce gras lézard
en tombant près de ma chaise.
On se regarde un moment. »
Je me suis heureusement rendu compte aussi que certains paragraphes reprenaient une forme de texte plus habituelle, et que le fond et la forme se mariaient tellement bien que rien n’empêchait une lecture plutôt fluide, ponctuée uniquement d’arrêts pour apprécier une formule, relire un aphorisme, savourer quelques lignes ressemblant à un haïku. Dany Laferrière n’a-t-il pas écrit d’ailleurs un livre intitulé « Je suis un écrivain japonais » ? En voici la preuve !

« En fin de compte vous n’écrivez que sur l’identité ? Je n’écris que sur moi-même. »
Donc, comme il le dit avec humour en racontant un entretien avec une journaliste dans un café, Dany Laferrière dans ses romans est son propre sujet, ses pensées, ses doutes et ses souvenirs, son expérience de l’exil, mais aussi sa famille, ce qu’il voit autour de lui. Il est un observateur inlassable et un tantinet cynique, quoique plein de tendresse pour l’humanité en général. Emportée par la narration, je n’ai pas noté beaucoup de phrases pour que vous vous fassiez une idée, mais il suffit d’ouvrir le livre n’importe où pour trouver de ces petits joyaux d’écriture qui donnent le sourire et émeuvent tout à la fois.
Si je le recommande ? Mais oui, ce livre est une parfaite entrée en matière pour faire connaissance avec l’auteur haïtien, permet en outre de faire le lien entre le jeune homme de Port-au-Prince et l’homme de Montréal, entre le fils de son père (exilé lui aussi) et celui qui revoit sa mère après trente ans, entre l’exilé et celui qui retrouve enfin les saveurs et les couleurs de son pays. Je ne regrette pas cette découverte assez fascinante, et réfléchis déjà à ma prochaine lecture de l’auteur. Auriez-vous des recommandations à me faire ?

L’énigme du retour de Dany Laferrière, (Grasset, 2009) édition Livre de Poche (2011) 280 pages.

Les avis de Luocine et Sylire.

Christian Guay-Poliquin, Le poids de la neige

Guay-Poliquin_poids-neige.indd« Il neige depuis deux jours. On ne voit plus les montagnes qui ondulent au-dessus du village ni la ligne tracée par la forêt. Les flocons se pressent vers le sol et l’immensité du décor se restreint aux murs de la pièce. »
Ce roman fait partie de ce qui devient depuis peu un genre à part entière, le roman de survie, dont on peut trouver de nombreux exemples dans la littérature contemporaine, notamment venant du continent nord-américain, et qui pose de nombreuses questions. À partir de quel moment la vie devient-elle survie, à partir de quel manque, nourriture, électricité, eau courante ? À partir de quelle hauteur de neige ? Et quelle part d’humanité va rester en l’homme, au fur et à mesure que les besoins naturels vont avoir du mal à être satisfaits ?
Dans ce presque huis-clos, deux hommes se trouvent par la force des choses obligés à cohabiter. Rien ne les relie au départ, Matthias, l’homme le plus âgé, est tombé en panne près d’un village juste avant une coupure d’électricité généralisée qui l’a obligé à se réfugier dans une maison en bordure de la forêt. Le plus jeune, le narrateur, a réchappé de justesse d’un accident de voiture, et les villageois l’ont confié à Matthias, pour qu’il le soigne et le nourrisse, en espérant sa guérison. Au début, le plus jeune reste allongé à observer le temps, la neige qui s’accumule, il ne parle pas. Matthias lui fait la conversation, prépare les repas, lui raconte des passages des livres qu’il lit. Ils reçoivent des visites, celle de la jeune vétérinaire qui reste la seule médecin du village, celles de villageois qui leur apportent des vivres.


« Matthias lit beaucoup, et comme je ne manifeste aucun intérêt pour les bouquins qu’il laisse près de mon lit, il me raconte quelques histoires. Comme ces deux vagabonds qui discutaient au pied d’un arbre en attendant quelqu’un qui n’arrive jamais. »
Plus qu’un roman post-apocalyptique, c’est surtout le face à face qui est au cœur du texte, et la question de l’isolement qui devient de plus en plus préoccupante au fur et à mesure que les centimètres de neige s’accumulent, qui fait évoluer les rapports entre les deux hommes. L’envie de dialoguer ou non, la dépendance, la méfiance ou la confiance, la peur, la colère, vont les animer tour à tour et modifier leur relation. Comme dans le roman de Jean Hegland, Dans la forêt, se pose, mais peut-être moins fortement, la question de ce qui est préférable, la vie dans les grandes villes ou une certaine forme de retour à la nature, choisie ou consentie. J’ai beaucoup apprécié le côté très nuancé du roman, aucune réponse n’est assenée, aucune situation n’est exagérée, ni dans un sens dramatique, ni dans un sens optimiste.

« A ses pieds, la neige fond, l’eau dégoutte et s’étend devant lui. On dirait qu’il est assis sur un rocher et qu’il regarde au loin, vers notre île déserte. »
J’ai été complètement conquise par le style. Raconté du point de vue du jeune homme qui au début, après son accident, a du mal à reprendre pied dans la réalité, le texte s’accroche à de petits détails quotidiens sans jamais être lassant, et au contraire, devient de plus en plus prenant. Les pages tournent rapidement, en surveillant d’un œil la hauteur toujours plus impressionnante de la neige, jusqu’au dénouement. Une découverte enthousiasmante, et un grand bravo aux éditions de l’Observatoire pour cette très jolie couverture qui a encouragé mon choix !

Le poids de la neige de Christian Guay-Poliquin, éditions de l’Observatoire (janvier 2018), 256 pages.

A propos de livres et Marilyne sont séduites, Jostein un peu moins…

Andrée A. Michaud, Bondrée

bondree« Il lui faudrait classer cette affaire parmi celles qui vous hantent longtemps après que la poussière est retombée, les cas boomerangs, ainsi qu’il les nommait, qui vous reviennent en plein visage un soir d’été, alors que vous buvez tranquillement une bière dans le jardin, et vous pourchassent jusqu’aux premières neiges, sinon jusqu’à Noël. »
Cela faisait un moment que j’avais repéré ce roman et bien envie de le lire, tous les avis étant assez unanimes à son sujet. Le roman démarre assez lentement, en annonçant de manière voilée ce qui va ce passer, à savoir qu’une jeune fille va disparaître. J’ai bien aimé ce début subtil et installant l’ambiance petit à petit. A l’été 1967, les alentours d’un paisible lac de vacances dans une région frontalière, entre Québec et état américain du Maine, sont un lieu où plane une légende, celle Landry, le trappeur amoureux malheureux d’une femme à la robe rouge flamboyante. Les jeunes filles qui fréquentent le lac sont tout aussi brillantes, surtout Zaza Mulligan et Sissy Morgan, « les princesses de Boundary, les lolitas rousse et blonde qui faisaient baver les hommes depuis qu’elles avaient appris à se servir de leurs jambes bronzées pour appâter les regards. »

« Il était revenu à son idée de départ, la mort n’avait de sens que si le cœur s’arrêtait de fatigue, que si elle était le résultat d’un geste conscient, d’une trop grande inadaptation à la vie. »
Le thème de la mort omniprésente et l’atmosphère délétère qui envahit petit à petit ce lac, pourtant évocateur de loisirs en famille, sont bien rendus par l’auteure, mais au bout d’un moment, mon intérêt a faibli parce que je n’ai pas réussi à m’accoutumer au style à la fois lyrique et basé sur un certain nombre de répétitions, et ponctué de phrases dites en anglais, ou répétées en anglais puis en français. Le lieu induit ce mélange de langues puisque les vacanciers autour du lac de Bondrée sont tant québécois qu’américains du Maine, comme le policier en charge de l’enquête, mais cela m’a semblé assez fabriqué. Le mélange de roman noir et de poésie n’a pas fonctionné pour moi. Dans un roman, je suis sensible à la musique des phrases et cette composition n’a pas résonné agréablement à mes oreilles. Je précise que ce n’est nullement une question de lenteur du roman, je ne suis pas fan des thrillers où l’action est privilégiée à la psychologie, non, j’aurais pu m’accommoder de cette relative lenteur, mais j’ai eu vraiment du mal avec le style.

« Michaud aurait voulu imprimer ce tableau dans un album parlant d’immortalité, deux fillettes et un chien dans la lumière de l’été, le photographier en vue de le garder à portée de la main, pour les moments durs, pour pouvoir l’opposer aux tableaux rongés de grisaille qui encombraient son esprit, mais il savait la chose inutile. »
Certes, l’auteur réussit parfaitement à créer une ambiance inquiétante à souhait, à faire intervenir différents narrateurs avec fluidité, à installer des points de vue originaux, notamment celui de la petite Andrée qui observe tout, rêve de faire comme les jeunes filles qu’elle regarde, et qui comprend bien plus que les adultes ne l’imaginent. Je me rends bien compte que je suis relativement seule à ne pas être emballée par l’écriture de ce roman, mais cela permettra de relativiser un peu les attentes des futurs lecteurs, sans les décourager pour autant.

Bondrée d’Andrée A. Michaud, éditions Rivages (2016) prix des lecteurs Quais du Polar 2016, 363 pages

Les avis sont élogieux, d’Aifelle et Cathulu à Eva, parmi beaucoup d’autres…

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