Anjali Sachdeva, Tous les noms qu’ils donnaient à Dieu

Continuons le mois de la nouvelle avec ce recueil d’une jeune autrice américaine d’origine à la fois polonaise et bengali, ayant grandi à Pittsburgh. Ce livre a reçu le Chautauqua Prize et a été retenu en 2018 parmi plusieurs sélections des meilleurs livres de l’année.
Dans « Le monde, la nuit », pendant la Conquête de l’Ouest, une jeune femme albinos préfère vivre la nuit. Alors que son mari est parti au loin pour travailler, elle découvre une grotte où elle prend l’habitude de se réfugier. Cette nouvelle est-elle fantastique ou bien montre-t-elle la grande force de l’imagination, ça peut se discuter.
Dans « Poumons de verre » un père, lourdement handicapé par un accident industriel, se préoccupe de l’avenir et du bonheur de sa fille, ce qui va le mener bien loin, jusqu’en Egypte.
Dans « Logging Lake » un jeune homme va subir, subir est vraiment le mot exact, car le moins qu’on puisse dire est qu’il n’est pas partant, une parenthèse aventureuse avec son amie du moment, dans une vie bien calme.
« Tueur de rois » évoque le poète John Milton au soir de sa vie, aidé à écrire par une étrange comparse ailée. J’avoue que je ne connaissais pas trop Milton, ce qui ne m’a pas empêchée d’apprécier la nouvelle.
Dans « Tous les noms qu’ils donnaient à Dieu » deux jeunes femmes, enlevées par la secte Boko Haram au Nigeria, découvrent au fil des années un étrange pouvoir qu’elles possèdent sur les hommes.

« Robert Greenman et la sirène » est l’histoire d’une pêche miraculeuse et d’une belle créature marine, mais aussi celle d’une emprise.
Rien de fantastique dans « Tout ce que vous désirez » sauf peut-être dans l’esprit de Gina, jeune fille empêchée de vivre à sa guise par un père despotique, et qui cherche par quel moyen quitter sa petite ville du Montana.
« Les Pléiades » montre encore une fois la grande imagination d’Anjali Sachdeva. Elle met en scène ici des parents croyant farouchement à la Science, qui donnent naissance, par la magie de la génétique, à des septuplées, sept parfaites petites filles semblables. L’une d’entre elles raconte leur histoire, son histoire.
Je n’ai pas cité une nouvelle ? Ah oui, il s’agit de « Manus », un texte d’anticipation, où, dans un avenir plus ou moins proche, un peuple de Maîtres remplace des membres humains, comme les mains, par des prothèses plus fonctionnelles. C’est celle qui m’a le moins plu.
L’aspect fantastique n’est pas toujours marqué dans les textes, il est même parfois très discret. C’est la magie de l’écriture, très évocatrice, qui permet de se plonger rapidement dans des mondes dissemblables, et d’y croire immédiatement, malgré un soupçon d’étrangeté, et grâce à une psychologie des personnages très subtilement observée.
Je recommande ce livre aux fans de nouvelles, qui ne manqueront pas d’y trouver leur compte et d’élire leur préférée parmi ces textes originaux et captivants. Pour ma part, j’hésite entre Tous les noms qu’ils donnaient à Dieu et Robert Greenman et la sirène.

Tous les noms qu’ils donnaient à Dieu, d’Anjali Sachdeva, (All the names they used for God, 2018), éditions Albin Michel, Terres d’Amérique, 2021, traduit de l’anglais par Hélène Fournier, 288 pages.

Repéré grâce à Cathulu et Jostein.

Bonnes nouvelles, c’est en janvier chez Doudoumatous.






Elizabeth Brundage, Point de fuite

Rentrée littéraire 2022 (6)
« Il ne fut bientôt plus possible d’échapper au succès de Rye. Pas un magazine prestigieux du pays qui ne publiât une ou deux de ses photos, et dans les soirées on parlait de lui comme de l’oeil de sa génération.
Adler ne gagnait pas seulement sa vie. Il avait réussi. »

Un soir, en rentrant de son travail, Julian Ladd apprend la disparition de son ancien ami et colocataire Rye Adler. Vingt ans plus tôt, tous deux avaient étudié la photographie à l’atelier Brodsky, mais seul Rye avait percé dans ce domaine, pendant que Julian trouvait un travail alimentaire loin de ce domaine artistique. Les informations sont étranges sur la mort présumée de Rye, qui se serait jeté d’un pont sur l’Hudson, près duquel seule sa voiture a été retrouvée.
Tout ceci remue les souvenirs de Julian, qui décide de se rendre à une cérémonie organisée à la mémoire du célèbre photographe.

« Vingt ans qu’il ne lui a plus parlé. Ils se sont fréquentés pendant une brève période, juste assez pour qu’il reconnaisse en elle le genre de femme capable de faire ressortir la part d’ombre qu’on a en soi. »

Après le très bon Dans les angles morts, j’attendais avec intérêt ce deuxième roman traduit en français. Il est fort bien fait, à plusieurs points de vue. Tout d’abord, il tient tout du long sur les interrogations suscitées par la disparition du photographe, jusqu’à des éclaircissements finaux qui tiennent parfaitement la route… Et même plus.
Ensuite, l’intérêt repose sur la psychologie des personnages, toute en finesse, puisque des chapitres sont consacrés à chacun d’entre eux, Julian, Rye, Magda, leur ancienne collègue de l’atelier, Simone, l’épouse de Rye, Theo, un jeune homme… Adoptant à chaque fois leur point de vue, ils font habilement progresser l’intrigue, en mêlant passé et présent. Je craignais au départ que tout soit trop centré sur le passé étudiant de Rye et Julian, ce n’est pas le cas, le monde actuel tient une grande place dans le roman, avec ses inquiétudes et ses excès.
L’autrice s’intéresse aussi réellement au monde de la photographie, et en parle très bien, on sent qu’elle n’a pas choisi d’attribuer ce métier à un personnage au hasard.
Entre thriller et roman psychologique, une lecture très prenante que je vous recommande.

Point de fuite d’Elizabeth Brundage, (The vanishing point, 2021), éditions de la Table Ronde, août 2022, traduction de Cécile Arnaud, 375 pages.

Bernhard Schlink, Couleurs de l’adieu

« Quand on n’a rien d’autre à son actif, on aimerait au moins avoir été une victime. Une victime a subi le mal et ne peut donc en avoir fait. Une victime a été victime de coupables et ne saurait être elle-même qu’innocente. Lena n’a pas accompli grand-chose, dans sa vie. Si elle ne pouvait pas être elle-même une victime, elle voulait être la fille d’une victime. »

Neuf nouvelles composent ce recueil. Voici quelques résumés rapides pour vous donner une idée des thèmes abordés. Dans Intelligence artificielle, un scientifique dit adieu à l’ami avec lequel il a longtemps travaillé en coopération, mais ce flot de pensées cache bien des choses… Dans La musique d’une fratrie, un homme âgé retrouve une femme qu’il a aimée, et se souvient aussi du frère de celle-ci… Dans L’été dans l’île, il s’agit du souvenir d’un été où le narrateur enfant était parti seul en vacances avec sa mère…
Chaque histoire plonge dans l’esprit tourmenté d’un personnage au moment où il prend conscience d’un tournant passé de sa vie. Finalement ces adieux divers et variés se teintent parfois de remords, de regrets ou de chagrin, ou alors il arrive qu’ils ne cèdent à aucun de ces sentiments.

« Je suis désolé, Sabine. Ce qu’il y a eu, ce que j’ai fait, ce que je n’ai pas fait : j’en suis désolé. Mais, plus que ça encore, ça me rend triste. Ma tristesse s’étend sur tout, elle m’épuise, c’est une eau noire, un lac noir où je me noie, je me noie sans cesse. »

J’ai dans toutes les nouvelles apprécié la façon dont chacune débute par une phrase ou deux qui plantent très vite l’action, les personnages et leurs interactions. La subtilité de l’écriture, l’usage modéré mais efficace de l’ellipse, la montée imperturbable de la tension suivie d’une conclusion qui n’est pas une chute brutale, tout m’a beaucoup plu, comme lors de mes lectures précédentes de l’auteur : Olga, Mensonges d’été ou Le week-end, et dans une moindre mesure avec Le liseur et La femme sur l’escalier.

Couleurs de l’adieu de Bernhard Schlink (Abschiedsfarben, 2020) Gallimard, février 2022, traduction de Bernard Lortholary, 256 pages.

Première participation aux Feuilles allemandes de novembre à retrouver chez Patrice et Eva et Livr’escapades.

Elizabeth Jane Howard, Étés anglais

« Mais au fil des années, des années de douleur et de dégoût pour ce que sa mère avait appelé un jour « le côté horrible de la vie conjugale », des années de solitude remplies d’occupations futiles ou d’ennui absolu, de grossesses, de nounous, de domestiques et d’élaboration d’innombrables menus, elle avait fini par considérer qu’elle avait renoncé à tout pour pas grand-chose. »

Voici, pour terminer le mois anglais, le début d’une saga beaucoup vue sur les blogs et les tables des libraires, et qui ne saurait être plus anglaise. Nous sommes au sein d’une famille élargie, les parents âgés, une sœur célibataire, et trois frères, leurs épouses et leurs enfants. Tous vivent à Londres et se retrouvent pour l’été dans la demeure familiale du Sussex, avec, comme il se doit, une armée de cuisinières, femmes de chambres et jardiniers. Nous les suivrons lors des étés 1937 et 1938. Il est bien sûr question de la guerre, celle qui est passée et où deux des frères ont combattu, et celle qui menace l’Europe. Mais les petites inquiétudes de chacun prennent aussi une grande place. Hugh, le fils aîné, revenu blessé de la guerre, et Sybil, son épouse dévouée, Edward, le cadet, grand séducteur, et Viola qui ignore cet aspect de son époux, Rupert, le plus jeune et sa seconde épouse Zoë, ont chacun des enfants, et les cousins se retrouvent avec plaisir, mais certaines failles apparaissent rapidement dans le tissu familial. Les préoccupations vont bien au-delà de savoir qui vient boire le thé ou quelle robe porter pour aller au théâtre. Cela n’est pas absent, mais d’autres thèmes bien plus graves apparaissent, qui vont très certainement prendre plus de place dans les tomes suivants.

« La Duche appartenait à une génération et à un sexe dont l’opinion n’avait jamais été sollicitée pour quoi que ce soit de plus précieux que les maux des enfants ou d’autres préoccupations ménagères, mais cela ne voulait pas dire qu’elle n’en avait pas ; la guerre faisait seulement partie de la multitude de sujets jamais mentionnés, et encore moins discutés, par les femmes, non par pudeur, comme dans le cas de leurs fonctions corporelles, mais parce que, dans le cas de la politique et de l’administration générale des affaires humaines, leur intervention était inutile. »

Tout entier centré sur la psychologie des personnages, le roman s’avère passionnant une fois qu’on a bien assimilé les différents membres de la famille (repérés si besoin par un arbre généalogique au début du livre). Il faut se rappeler que l’auteure est elle-même née en 1923 comme les jeunes Polly ou Louise, que ce premier tome correspond à l’époque de son adolescence, et a sans doute beaucoup à voir avec ce qu’elle a connu.
C’est le réalisme qui frappe d’abord, avec beaucoup de petits détails aussi précis qu’indispensables, la finesse psychologique ensuite. Les portraits féminins très réussis alternent sans se ressembler, et hormis quelques petites longueurs, l’ensemble se lit avec délectation. J’ai de beaucoup préféré cette histoire à celle racontée dans Une saison à Hydra, il y a une forme d’humour dans l’observation de la famille et de ses travers que je n’avais pas décelée dans cet autre roman de l’auteure
Je me procurerai sans faute le deuxième tome qui retrouvera la famille Cazalet en septembre 1939.

Étés anglais, la saga des Cazalet I, d’Elizabeth Jane Howard (The light years. The Cazalet chronicles. Vol . I, 1990) éditions de La Table Ronde, 2020, traduction de Anouk Neuhoff, 557 pages.


Parmi beaucoup d’autres avis, ceux d’Enna, Eva ou Jérôme.

Ce mois de juin aura été totalement anglais, vous pouvez chercher d’autres idées ici ou . C’est aussi mon premier pavé de l’été à retrouver chez Brize.

Barbara Abel, Je sais pas

« Le plus terrible dans le « je sais pas » d’Emma, c’est qu’il dit clairement son refus de parler, sans qu’on puisse en appeler à la moindre responsabilité.
A cinq ans, on est innocent. Dans tous les sens du terme. »

À la fin d’une sortie de classe en forêt, la petite Emma, cinq ans, manque à l’appel. Les recherches s’organisent très vite, les parents sont prévenus, mais pourquoi donc la maman d’Emma manifeste-t-elle des signes de culpabilité ? Et qui est vraiment Mylène, la jeune institutrice en charge de la classe d’Emma ? Quant au caractère d’Emma, malgré son jeune âge, il semble bien compliqué, voire impénétrable. Lorsque les choses vont évoluer, dans un sens qu’on n’imagine pas au début du roman, les « je sais pas » de la petite fille vont mettre tout le monde à cran.

« Qu’importe l’âge de nos enfants, le monde s’écroule autour de nous lorsqu’ils sont dans la tourmente. »
Le mois belge est l’occasion pour l’amateure de polars que je suis de programmer une lecture de Barbara Abel. Je l’avais découverte l’année dernière avec Derrière la haine, roman psychologique qui m’avait laissée un peu mitigée, malgré les idées intéressantes à l’origine de l’intrigue. On se retrouve dans le même genre de roman ici, mais je l’ai trouvé plus réussi, avec une tension dont il est difficile de s’arracher une fois le livre commencé ! Ballottant le lecteur de surprises en rebondissements inattendus, il fait la preuve de l’immense imagination de l’auteure, capable de créer les méandres d’une aventure des plus vraisemblables et aussi de sa capacité à maintenir sur la longueur un suspense psychologique digne de ce nom.
Les caractères et les difficultés des personnages, leur proximité avec tout un chacun, poussent à s’intéresser à leur sort. Les similitudes entre les destins de deux d’entre elles sont très intrigants. Bref, c’est une histoire qui fonctionne bien, et qui me donnera envie de relire l’auteure à l’occasion.

Je sais pas de Barbara Abel, éditions Belfond, 2016, 304 pages. Sorti également en poche (Pocket, 2017).

Le mois belge est à retrouver chez Anne (Des mots et des notes)

Polars en vrac (5)

Je réserve souvent le mois de mars à la lecture de romans policiers, en préparation des Quais du Polar. L’édition 2020 a été virtuelle, et donc pour les rencontres d’auteurs en chair et en os, il faudra attendre ! J’ai quand même sorti de ma pile à lire quelques livres, avec des fortunes diverses, vous allez le voir.
Peut-être en connaissez-vous déjà certains ?

etrangesrivagesArnaldur Indridason, Etranges rivages, éditions Points, 2013, traduit par Eric Boury, 354 pages.
« 
Il aimait s’allonger sur le dos, la tête posée sur son sac, les yeux levés vers les étoiles en méditant sur ces théories qui affirmaient que le monde et l’univers étaient encore en expansion. Il appréciait de regarder le ciel nocturne et son océan d’étoiles en pensant à ces échelles de grandeur qui dépassaient l’entendement. »
Tout d’abord, un refuge pour temps difficiles, un doudou islandais aussi confortable qu’un bon gros pull en laine de mouton (mais qui gratte moins). Dans Étranges rivages, on retrouve Erlendur qui avait disparu de Reykjavik dans le précédent roman, si je me souviens bien. Il a retrouvé la maison de son enfance, en ruines, et il y campe en réfléchissant au sens de la vie. La rencontre avec un chasseur lui fait reconsidérer une histoire dont il avait entendu parler, la disparition d’une jeune femme lors d’une tempête presque soixante ans auparavant. Il enquête auprès des rares personnes qui ont connu cette femme et cet événement, et se remémore aussi la nuit où son jeune frère a disparu.
Aussi solide et attachant que d’habitude, ce roman s’apprécie beaucoup plus toutefois si on connaît déjà le personnage, sinon, mieux vaut commencer par La cité des jarres ou La femme en vert.


undeuildangereuxAnne Perry, Un deuil dangereux, éditions 10/18, 1999, traduit par Elisabeth Kern, 477 pages.
« Elle s’apprêtait à occuper dans la maisonnée une position qui ne ressemblait à aucune autre, légèrement au-dessus des domestiques, mais bien inférieure à une invitée de la famille. »
Encore une série et une valeur sûre avec ce roman à l’ambiance victorienne parfaitement reconstituée. Je n’avais lu que L’étrangleur de Cater Street, et j’ignorais que dans celui-ci l’enquêteur était différent. Il s’agit de William Monk, un policier souffrant d’amnésie, ce que ses supérieurs ignorent. Drôle de situation !
Monk doit enquêter sur la mort violente d’une jeune veuve au domicile de ses parents, frères et sœurs. Il semble que nul n’ait pu pénétrer dans la maison, et que le coupable soit à chercher parmi la famille ou les domestiques. Monk requiert l’aide d’Hester Latterly, une infirmière engagée et n’ayant peur de rien.
Ce roman bien construit emmène dans un XIXe siècle londonien où l’on se coule confortablement. Ce qui n’empêche pas de s’indigner du rôle dévolu aux femmes, de l’indigence de la médecine, et du décalage immense entre les différentes couches de la société !

passagedelaligne

Georges Simenon, Le passage de la ligne, paru aux Presses de la cité en 1958, 186 pages
« J’étais au bord de la vie comme au bord de l’eau, la vraie vie, la vie anonyme, celle dont on ne sait encore rien et où on va essayer ses forces. »
En prévision du mois belge, j’ai aussi sorti de ma pile ce Simenon, mélange habile, comme savait le faire l’auteur, de roman d’apprentissage et de roman noir. C’est un livre qui prend son temps, pas un roman policier à proprement parler, mais une analyse fine des prédispositions qui amènent une personne à « franchir la ligne », concept qui s’éclaire au fur et à mesure la lecture. Le narrateur revient sur son enfance, sa jeunesse pauvre avec une mère célibataire et un père anglais qu’il voit rarement. Comment accède-t-il ensuite à la vie à laquelle il rêve, sans états d’âme, voilà le sujet de ce roman avec lequel j’ai pris parfois quelque distance. C’est cohérent avec la froideur du personnage toutefois. Un roman intéressant, avec une belle écriture dont je ne me lasse pas.

derrierelahaineBarbara Abel, Derrière la haine, éditions Pocket, 2012, 344 pages.
« Rien n’est droit dans l’existence. La vie ressemble à un immense terrain accidenté, parsemé d’obstacles, de virages et de détours, une sorte de labyrinthe bourré de pièges dans lequel la ligne droite n’existe pas. »
Barbara Abel est une auteure belge que je me réjouissais de découvrir, et cette histoire de voisinage jouant sur le titre qui pourrait être Derrière la haie me semblait parfait pour commencer. D’un côté de la haie, donc Tiphaine et Sylvain, de l’autre Laetitia et David. Ils deviennent vite amis, leurs garçons qui ont le même âge sont inséparables. Jusqu’à ce qu’un drame fasse tout dégringoler dans le délire paranoïaque, la jalousie, la construction monstrueuse de la vengeance… Sans en dire plus sur l’intrigue, ce que j’ai surtout remarqué ce sont des personnages proches du cliché, et des phrases un peu toutes faites qui gâchent la bonne idée de départ du livre, déroulé jusqu’à un final qui se dessine assez vite et qui tourne à la semi-déception. Je ne le qualifierais pas de mauvais, mais je l’ai lu rapidement, et il ne me laissera pas un souvenir durable.

Retrouvez le mois belge chez Anne et Mina.
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Juli Zeh, Nouvel an

nouvelan.jpgRentrée littéraire 2019 (7)
« Sur tout le flanc de la montagne, il n’y a pas une ombre, pas un arbre, pas un palmier, pas un mur, que des petits buissons d’épines et des éboulis. Au-dessus de leurs têtes, le soleil blanchit tout ce qui l’entoure, comme s’il était en train de brûler le bleu du ciel. »

Pour les vacances de fin d’année, Henning, jeune père moderne qui partage avec sa femme Theresa la garde de leurs deux jeunes enfants, décide une escapade en famille sur l’île de Lanzarote. Se retrouver, profiter des enfants, se reposer… L’occasion pour Henning d’échapper aussi aux crises d’angoisse incompréhensibles qui lui gâchent la vie. Jusqu’au jour de l’an où il se lance enfin, seul, dans la grande balade à vélo, vers l’un des points culminants de l’île, qu’il se promettait.

« En attendant Theresa et les enfants à la table 27, il repensait à cette semaine sans la Chose. Une semaine de vie normale, de sommeil normal, de problèmes normaux, de joies normales. Le plus long répit depuis deux ans. Les jours d’avant, Henning s’était interdit de penser à la Chose, car une simple pensée risquait de la faire sortir de sa tanière. Ce qui ne l’empêchait évidemment pas d’y penser tout le temps. »
Les romans de la rentrée littéraire commencent à arriver dans mes bibliothèques ! Et ainsi, ce roman de la jeune auteure allemande, dont j’ai lu il y a quelques années Corpus delicti, un procès, et que j’avais bien envie de relire. Une histoire qui commence avec l’auscultation, du point de vue de Henning, de la vie de couple de jeunes parents débordés. Mais l’excursion à vélo va faire apparaître bien autre chose, et remonter des souvenirs d’enfance très perturbants. L’écriture claire et l’introspection du personnage principal très soignée, font de ce roman une lecture très prenante.
Une fois de plus,
je ne vais pas trop vous dévoiler les dessous de l’histoire, pour que vous gardiez l’envie de découvrir ce roman. Quant à moi, je pense que je vais me pencher sur les romans de Juli Zeh que je n’ai pas encore lus !

Nouvel an de Juli Zeh, (Neujahr, 2018) Actes Sud, septembre 2019, traduction de Rose Labourie, 192 pages.

Lu aussi par Lewerentz.

Fiona Barton, La veuve

Repéré sur le blog d’Athalie peu de temps avant le mois anglais, ce roman m’a rappelé que j’avais l’intention de jeter un coup d’œil du côté de cette auteure, journaliste venue aux Quais du Polar en 2017 et qui vit dans le Sud-Ouest de la France.

veuve« L’inspecteur principal Bob Sparks fait partie de ma vie depuis si longtemps ; plus de trois ans maintenant. Mais je crois qu’il disparaîtra peut-être avec toi, Glen. »
Tout commence avec Jane. C’est elle, la veuve, elle vient de perdre son mari, et tout recommence comme trois ans auparavant, lorsqu’il avait été accusé d’avoir enlevé et fait disparaître Bella, une fillette de deux ans. Les policiers veulent de nouveau interroger la jeune femme, les journalistes assiègent sa maison, car elle représente l’information la plus croustillante qui soit pour les tabloïds, et qu’elle va peut-être, enfin, parler. Une journaliste plus persuasive que les autres réussit à la convaincre de la suivre dans un hôtel, à l’abri des regards, et à lui parler.

« Tout journaliste qui se respecte dispose de sa propre technique d’approche. […] Elle suivait ses propres règles : toujours sourire, ne jamais se tenir trop près de la porte, ne pas commencer par des excuses, et essayer de détourner l’attention du fait que l’on court après un sujet. »
Racontée alternativement par Jane, par Kate la journaliste ou par le policier en charge de l’enquête, l’histoire revient sur les débuts du mariage de Jane et Glen, sur la période où il était suspect principal d’un crime horrible, et examine les moindres pensées de Jane maintenant qu’elle se retrouve seule. Jane a trente-huit ans, mais semble raisonner encore comme lorsqu’elle a rencontré son futur mari, à dix-sept ans. C’est très bien fait et assez perturbant.
Quant à Kate, elle dévoile les ficelles de son métier de journaliste spécialisée dans les affaires judiciaires. Cette disparition, suivie plusieurs années après de la mort du principal suspect, est pour elle le sujet idéal, et elle n’entend pas lâcher Jane tant qu’elle ne lui aura pas tout dit. Mais que sait Jane, que veut-elle bien dire, que garde-t-elle pour elle ? Des indices sont lâchés au détour d’une page, les paroles ou pensées de Jane sèment le doute, les rares faits avérés ne suffisent pas…
C’est toujours intéressant lorsque le lecteur manque de certitude quant à la sincérité d’un narrateur. C’est l’un des points forts de ce roman, avec la description « de l’intérieur » du travail de journaliste. Ce n’est peut-être pas le meilleur thriller psychologique que j’ai lu, mais il est parmi les plus prenants, très bien structuré et soulevant beaucoup de questions.

La veuve de Fiona Barton, (The widow, 2016) éditions Fleuve Noir, 2017, traduction de Séverine Quelet, 446 pages (en Pocket).

Le mois anglais est chez Lou et Titine.
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Elizabeth Brundage, Dans les angles morts

danslesnaglesmorts« Une chose à savoir à propos des maisons : c’étaient elles qui choisissaient leurs propriétaires, et non l’inverse. Et cette maison les avait choisis, eux. »
C’est l’histoire d’une ferme maudite et probablement hantée dans l’état de New York… non, c’est le récit d’un mariage mal assorti, qui tient par des mensonges… non, c’est un roman avec de beaux portraits de femme… c’est un roman noir, un thriller psychologique, un roman choral, une saga familiale, peut-être ?
Ce roman est tout à la fois, et le réduire à un seul angle pour en parler serait vraiment dommage.
Au commencement, un mari rentrant de l’université retrouve sa femme morte, dans la maison qu’ils ont achetée quelques mois plus tôt dans la campagne. Ils ont imaginé pouvoir restaurer leur vie de couple chancelante dans ce nouvel environnement bucolique, mais les choses n’ont fait qu’empirer. Mariés sans amour, parents d’une petite fille de trois ans, George et Catherine tentent pourtant de s’intégrer à la petite ville de Chosen. Ils reçoivent des voisins, des collègues de George. Catherine semble un peu fragile, et personne ne lui révèle que la maison où ils vivent a été le théâtre d’un drame de la pauvreté, quelques temps avant qu’ils ne l’achètent. Les enfants de la famille Hale, les anciens propriétaires, vivent encore en ville, et reviennent même faire des petits travaux dans la maison qui n’est plus la leur.

« C’étaient des hommes aux cœurs brisés, qui ne pouvaient pas faire grand-chose, même pas aimer. C’était la chose la plus simple, aimer quelqu’un, sauf que c’était aussi la plus dure, parce que ça faisait mal. »
Ce roman est aussi riche et ambitieux que prenant. Le genre « thriller psychologique » fait florès, mais n’atteint que rarement cette maîtrise, et d’ailleurs, ce n’est pas vraiment, pas tout à fait, ce genre qui est proposé dans ce roman. Il s’agit plutôt de tracer le portrait d’un couple et autour d’eux, le visage d’une maison, et autour encore, la peinture d’une communauté rurale et néo-rurale. Et ça fonctionne ! Il n’y a pas à proprement parler d’enquête policière, ni même trop de suspense concernant le coupable, et pourtant de nombreuses questions se posent, et la tension monte progressivement, implacablement, et de manière vraiment très addictive. L’écriture, à la hauteur de la construction, participe bien à faire monter la tension. La fin est cohérente et bien menée, elle aussi.
Bref, pas de fausse note pour cette lecture qui me laisse impatiente des futures publications de l’auteure. Renseignements pris, il ne s’agit pas de son premier roman, mais du premier traduit en français, et de celui qui a, semble-t-il, le mieux marché aux Etats-Unis.

Dans les angles morts d’Elizabeth Brundage (All things cease to appear, 2016) éditions de la Table Ronde (janvier 2018) traduction de Cécile Arnaud, 528 pages.


Elles ont aimé : Krol, Valérie et Cathulu.

Ayelet Gundar-Goshen, Réveiller les lions

reveillerleslionsRentrée littéraire 2017 (7)
« Un homme est mort qui semble ne rien avoir laissé derrière lui, or c’est faux : il a laissé à sa femme une chaise, un paysage et un cours d’eau asséché. Quand on y pense, ce n’est pas rien. »
La nuit, les dunes aux alentours de Beer-Sheva… le neurochirurgien Ethan Green, dont le nom laisse croire qu’il sort de la série Urgences (mais il n’en est rien), renverse un homme et le laisse mourant au bord de la route. Tout ce qu’il pense à cet instant, ou ne pense pas, ses sensations brutes, sont détaillés. C’est le début d’un engrenage qui va l’amener à passer de plus en plus de temps à soigner clandestinement des malades dans un camp de réfugiés, en plus de son travail. Sa femme a beau s’inquiéter de ses absences nombreuses, il ne peut plus se dépêtrer de son acte, et des mensonges qui ont suivi. D’autant que son épouse Liath est le lieutenant de police qui mène l’enquête sur le délit de fuite.

« Comme il lui en veut à présent. À sacraliser ainsi le bon côté de la personnalité de son mari, elle avait, sans le vouloir, occulté le mauvais, poussé sous le tapis tout ce qui ne cadrait pas avec ses valeurs, avec l’homme qu’elle voulait voir en lui. »

Autour de cette situation inextricable, l’auteure israélienne brode avec virtuosité sur les thèmes de la culpabilité, de la confiance, de la paternité, de la manière dont chacun perçoit l’autre dans un couple, des choix qu’on fait dans sa vie, du respect de soi opposé à celui que les autres vous portent, peut-être pas pour de bonnes raisons…
Elle pose des mots sur des sentiments de manière claire et fluide. S’y greffent aussi des réflexions sur la différence, le racisme, surtout celui qui, bien enfoui au fond de personnes pourtant bien pensantes, fait qu’ils trouvent que les Bédouins « se ressemblent tous ». Les différentes communautés qui cohabitent dans cette région désertique, les israéliens blancs, les bédouins habitants du désert et les réfugiés érythréens, n’échappent en effet pas aux tensions raciales.

 

« Car on a tous besoin d’un endroit au monde où il n’y a ni questions ni doutes. Sinon, c’est vraiment trop triste. »
J’ai trouvé une voix neuve, singulière, dans l’écriture de Ayelet Gundar-Goshen. Elle a déjà publié un roman en France, que je n’ai pas encore lu, mais nul doute que je me pencherai dessus un de ces jours. L’enchaînement infernal de circonstances qui font approcher ce roman psychologique du thriller lui donne un petit air du Secret du mari de Liane Moriarty, en beaucoup plus fouillé en terme d’introspection. Seuls les lecteurs qui n’aiment pas l’approche psychologique dans les romans n’y trouveront pas leur compte.

Réveiller les lions d’Ayelet Gundar-Goshen (paru en Israël en 2014) éditions des Presses de la Cité (août 2017) traduit de l’hébreu par Laurence Sendrowicz, 416 pages

L’avis de Cuné.