Goldie Goldbloom, Division avenue

« Dès le moment où elle avait relevé les premiers symptômes, elle avait su, au plus profond, ce qu’ils signifiaient. Malgré sa honte, elle s’y était presque résignée, cela jusqu’à ce que Val lui annonce que c’était des jumeaux. »
Surie Eckstein a cinquante-sept ans et dix enfants lorsqu’elle se rend compte qu’elle est enceinte. Bien que s’entendant parfaitement avec son mari Yidel, elle hésite à lui annoncer sa situation, juste au lendemain du mariage d’une de leurs filles. Elle craint aussi les réactions de ses voisins, proches et enfants, notamment sa fille aînée, si rigide, qui ne tarde pas d’ailleurs, voyant sa silhouette, à lui suggérer de faire un régime. Surie vit à Williamsburg, sur Division Avenue, un quartier juif orthodoxe de Brooklyn. Au fil des visites à la maternité, en discutant avec Val, la sage-femme, Surie, sans trop s’écarter des innombrables règles qui régissent sa communauté, s’émancipe à tout petits pas, par exemple en proposant son aide pour traduire d’anglais en yiddish les propos du médecin pour les femmes hassidiques. Elle qui n’a jamais fait que s’occuper de la cuisine, du ménage et de la conduite de la maisonnée, cela lui ouvre des perspectives.

« Elle ne se sentait pas comme la Surie qui s’était rendue à Manhattan plus tôt dans la journée. Elle ne se sentait plus comme la femme qui avait préparé ce matin-là cinq omelettes et un énorme pot de café. Mais elle n’aurait su dire en quoi elle était différente. Sa seule pensée était qu’elle allait traverser le pont à pied au lieu de prendre le bus et que l’air frais ferait du bien à son organisme. »
Mais surtout, si Surie ne réussit pas à annoncer cette grossesse tardive, c’est qu’il lui reste en travers de la gorge des non-dits à propos de la disparition de son fils Lipa, quelques années auparavant. Une honte qui pèse sur la famille, qu’elle a l’impression d’être sur le point d’aggraver avec la divulgation d’une future naissance.
Avec ce roman, l’auteure australienne Goldie Goldbloom fait plonger dans le quotidien d’une (très large) famille hassidique, régi par des règles aussi innombrables qu’absurdes aux yeux d’une athée dans mon genre ! L’auteure et le traducteur ont laissé un certain nombre de mots en yiddish, sans doute sans équivalents, et il faut souvent se référer au lexique à la fin du roman, mais cela en vaut la peine. Surie se révèle extrêmement attachante, et entrer intimement dans sa manière de penser laisse assez pantois. On a beau connaître par des films (je pense à Kadosh, d’Amos Gitaï), des séries comme Unorthodox ou des témoignages comme Celui qui va vers elle ne revient pas de Shulem Deen, la manière dont ces communautés sont refermées sur elles-mêmes, fermées au progrès, et profondément rétives à toute idée d’émancipation des femmes, ce roman apporte une pierre des plus intéressantes à l’édifice. Le fait que le mari de Surie soit somme toute assez ouvert, et que le couple ait une relation saine, est un excellent choix de l’auteure. C’est vraiment le poids de son éducation et celui de la communauté qui pèsent sur Surie, pas celui du couple.
J’ai beaucoup aimé son dialogue avec la sage-femme, qui évolue au fil des pages, l’amitié qu’elles nouent, et aussi l’évocation du fils disparu de Surie, son rapport avec lui, la nature des liens familiaux dans leur ensemble, le personnage de l’arrière-grand-mère aussi.
L’auteure maniant aussi bien une ironie douce que les moments d’émotion, j’ai trouvé cette lecture très éclairante et en même temps, très touchante.

Division avenue de Goldie Goldbloom, (On Division, 2019) éditions Christian Bourgois, janvier 2021, traduction d’Eric Chédaille, 345 pages.

Repéré sur les blogs de Electra et Jostein

34 commentaires sur « Goldie Goldbloom, Division avenue »

  1. Ma pensée première : 57 ans, cela fait tard pour une grossesse (je transpose…).
    En dehors de cette remarque, très personnelle, c’est le genre d’ouvrage qui a toutes les chances de me plaire. Je note.

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    1. Je vois… son médecin nomme cela une « grossesse gériatrique » ce que Surie n’apprécie que modérément. On la comprend !
      Tu devrais aimer, je crois.

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    1. Le sujet est vraiment intéressant, l’écriture sans être exceptionnelle, est très agréable à lire… mais le roman vaut surtout par ses personnages.

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  2. Hmm intéressant comme sujet ! Je note d’autant plus que l’auteure est australienne et que je n’ai pas beaucoup d’auteurs australiens sur mes étagères.

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  3. j’aimerais beaucoup le lire aussi, surtout comme tu le soulignes pour le choix de cette relation de couple saine, qui évite le cliché du vilain mari.

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  4. Je ne m’explique pas vraiment mon intérêt pour cette communauté, vu que je suis loin de toute pensée religieuse, mais le fait est qu’elle m’intrigue. Je te recommande aussi L’élu de Potock, un très beau roman d’apprentissage. Tout cela pour dire que je lirai ce titre dès sa parution en poche.

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    1. Je ne connais pas, merci pour la recommandation. Tu devrait trouver matière à réflexion avec ce roman de Goldie Goldbloom, et un très beau personnage !

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  5. C’est un sujet qui m’intéresse . Pour le côté religieux mais aussi pour les grossesses tardives . Je pense que c’est moins vraie aujourd’hui mais c’était une angoisse des femmes avant la contraception et le droit à l’avortement. Arès les frayeurs de la jeune fille celles de la femme mûre… pas toujours drôle d’être une femme.

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    1. Nous avons tous dans nos familles des exemples d’oncles ou de tantes qui ont l’âge de leurs neveux… Le terme « grossesse gériatrique » employé par le médecin de Surie la fait frémir, à juste titre !

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  6. J’hésite, car comme toi, les traditions de cette communauté me paraissent détestables à bien des points de vue…. J’ai d’ailleurs regardé la série « Unorthodox », j’étais ahuri. Mais bon le changement de Suri peut tout de même être intéressant à lire. A voir !

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    1. J’ai commencé Unorthodox, et trouvé bien des points communs avec ce roman. Mais les personnages sont à des âges très différents, et c’est intéressant de voir leurs réactions.

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