« Cet épisode, avant-goût d’une liberté irréelle, avait duré huit jours. Il l’accompagna à l’internat, contribua à son instabilité et au flou de ses ambitions entre vingt et trente ans, et renforça ses réticences à chercher un emploi normal. Cela devint un handicap : quoi qu’il fasse, il était poursuivi par l’idée qu’ailleurs existait une plus grande liberté, une vie émancipée presque à sa portée, laquelle lui serait refusée s’il acceptait tout engagement définitif. »
Il s’agit dans cet extrait d’un épisode de l’enfance de Roland Baines, dans les années 50 en Libye, là où son père était en garnison. Quoique le roman commence lorsque Roland est le jeune père d’un petit garçon de quelques mois, quitté brusquement par sa femme, il revient sur de nombreux faits marquants de son enfance et de sa jeunesse. Sa vie de presque enfant unique en Libye, puis l’internat en Angleterre, où il prendra à la demande de son père des leçons de piano. C’est une jeune professeur, à la fois autoritaire et perverse, qui le fait répéter, et qui va l’éveiller à la sexualité un peu plus tard, mais alors, il est encore trop jeune, toutefois.
Parvenu à la maturité, Roland se demande souvent quelle a été l’influence de ces leçons sur le cours de sa vie. Il s’interroge aussi sur ce qui se serait passé si tel ou tel événement n’avait pas eu lieu. Il a l’impression de passer un peu à côté de sa vie, ayant du mal à s’engager dans une relation comme à trouver autre chose que des petits boulots alimentaires.
« Il apercevait parfois Miriam Cornell au loin et veillait à ce qu’il ne se croisent pas. Pendant ses longues promenades à vélo sur la péninsule, il prenait soin d’éviter son village. Il n’irait jamais la voir, même si elle tombait gravement malade et lui envoyait de son lit de mort un message implorant. Elle était trop dangereuse. Il n’irait jamais la voir même si la fin du monde approchait. »
Je ne peux pas finir l’année sans vous parler de cette lecture qui a répondu à toutes mes attentes. J’aime beaucoup les écrits de Ian McEwan, mais n’avait jamais été autant éblouie que par Expiation, mais cette fois, je ne peux que placer les deux romans sur un pied d’égalité. J’ai adoré l’ampleur du texte, couvrant plusieurs décennies des années cinquante à 2021, passant de l’Angleterre à l’Allemagne, pays d’origine d’Alissa, l’épouse de Roland. J’ai admiré la virtuosité de Ian McEwan à traiter de tous les sujets : l’adolescence, les rapports parents-enfants, la vie de couple, le travail d’écriture, autant que de la situation politique ou sociale, de passer de l’introspection à un débat de politique internationale… le tout avec une chronologie qui, sans être bouleversée, n’est ni linéaire, ni sagement alternée. Pas une fois au long des 650 pages, je ne me suis sentie égarée. Ni n’ai ressenti de longueurs. J’ai aimé aussi la façon dont il décrit avec bienveillance ses personnages, fussent-ils peu pourvus de qualités, pourtant.
C’est vraiment une réussite, un roman bien dans son époque, qui ne cultive pas une nostalgie stérile, ni ne se voile la face sur les défis qui attendent l’humanité dans l’avenir.
Leçons de Ian McEwan (Lessons, 2022) Gallimard, octobre 2023, traduction de France Camus-Pichon, 650 pages.