Daniel Mendelsohn, Les disparus

disparus« Il se trouve que c’est précisément la façon dont les Grecs racontent leurs histoires. Homère, par exemple, interrompt souvent la marche de l’Iliade, son grand poème épique, pour remonter dans le temps et parfois dans l’espace. »
Deux éléments au moins se sont conjugués pour donner à Daniel Mendelsohn l’envie, ou plutôt le besoin pressant d’écrire ce livre. Tout d’abord le silence familial autour de la mort de son grand-oncle Shmiel, sa femme et ses quatre filles. Non que personne ne voulait en parler, mais cela se résumait à dire qu’ils avaient été tués par les nazis pendant la guerre. Pourtant le grand-père de Daniel Mendelsohn n’était pas avare d’histoires, et la manière sinueuse dont il les mettait en valeur, enchâssant toujours un récit dans un temps historique plus lointain, tournant autour jusqu’à la chute finale, avait toujours séduit son petit-fils.
La mort de son grand-père, et surtout la lecture de lettres pleines de désespoir et d’urgence provenant de Shmiel resté en Pologne à son frère installé en Amérique, vont être les éléments déclencheurs…

« Pendant longtemps, c’est tout ce que nous avons jamais cru savoir ; et compte tenu de l’étendue de l’annihilation, compte tenu du nombre d’années qui avaient passé, compte tenu du fait qu’il n’y avait plus personne à qui demander, cela paraissait beaucoup. »
Comme dans Une Odyssée, Daniel Mendelsohn part de l’histoire familiale pour faire une œuvre formidable de recherche. Malgré les nombreuses difficultés, il va retrouver des rescapés, installés en Scandinavie, en Israël ou en Australie, et les interroger sur la famille de Shmiel. Sa femme, ses quatre filles, décrites comme superbes, ont laissé des souvenirs variés. Shmiel possédait une boucherie et des camions, il était une figure marquante de la petite ville de Bolechow, à l’est de la Pologne, son épouse est décrite comme accueillante et aimable. Petit à petit, les portraits se précisent, les circonstances de leurs morts aussi, l’implication diverse des voisins, de la communauté polonaise n’est pas occultée.

« À cet instant-là, les soixante ans et les millions de morts ne paraissaient pas plus grands que le mètre qui me séparait du bras gras de la vieille femme. »
Ce n’est pas tant le sujet, enfin, si, c’est bien entendu d’abord le sujet de ce livre qui est passionnant, l’idée même de faire renaître, revivre quelques temps six disparus, sur six millions, en faire des personnes réelles, dont quelques détails de caractères, d’habitudes ou de personnalité peuvent être retrouvés : il était sourd, elle avait de jolies jambes… Mais c’est surtout la manière dont cette enquête est construite, patiemment, pas à pas, mais aussi avec beaucoup d’émotion, lorsque les témoins survivants font remonter des souvenirs vieux de soixante ans, ou refusent de répondre à certaines questions, lorsque des photos ou des murs de maisons se mettent eux aussi à parler.
Écrit avant Une Odyssée, qui rendait hommage à son père et à sa famille, Les disparus redonne vie à la famille de la mère de l’auteur. Un arbre généalogique et de nombreux documents et photos viennent asseoir la réalité de cette recherche. Bien que j’ai trouvé ce livre passionnant, je n’ai pas hésité à faire durer la lecture plus de deux semaines, les 920 pages du livre de poche étant denses et puissantes à la fois. Heureusement, Daniel Mendelsohn ne manque pas d’humour, notamment envers lui-même, ce qui enlève toute lourdeur au texte.
Ce très beau travail de mémoire, de réparation en quelque sorte, qui s’est parfois joué « contre la montre » tant les rares témoins avançaient en âge, est, et restera à l’avenir, une lecture aussi forte que nécessaire, que je suis contente d’avoir entreprise.

Les disparus (The Lost, 2006) de Daniel Mendelsohn, éditions J’ai lu (2009), traduction de Pierre Guglielmina, 924 pages.

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48 commentaires sur « Daniel Mendelsohn, Les disparus »

  1. Je garde un souvenir très fort de cette lecture. Je pense que c’était la première fois que je lisais un ouvrage aussi détaillé sur la Shoah par balles.

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  2. C’est avec ce titre que j’avais entamé ma participation au Pavé 2018… un vrai coup de cœur, et je te rejoins sur le fait que la quête et ce qu’elle induit sont tout aussi passionnants que son objet. Je n’ai pas encore lu Une odyssée mais il est sur ma PAL.

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    1. Tu verras, Une Odyssée est plus littéraire, son sujet le veut, mais tu as déjà eu un aperçu lorsqu’il cherche le sens de passages de la Bible (l’analyse du texte d’Homère m’a plus intéressée, mais je ne rejette pas totalement ces passages qui pourraient sembler indigestes)

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        1. Moi aussi, même si je ne l’ai pas mentionné dans mon billet, (il y aurait eu tant d’autres choses à dire !) c’est ce que j’ai eu un peu plus de mal à digérer… ça passe beaucoup mieux dans Une Odyssée, je trouve.

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  3. Il est noté depuis longtemps dans ma liste à lire et j’espère bien le découvrir bientôt. La police de caractère n’est pas trop petite dans la version poche ?

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    1. J’espère aussi que tu pourras le découvrir… je n’ai pas été gênée par la police, certaines éditions (je pense notamment à Actes Sud/Babel) ont des caractères plus petits.

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    1. Celui-ci a mis du temps à trouver le chemin de mes lectures, sinon j’ai tout de suite accroché, malgré la narration « en spirale » qu’on retrouve un peu aussi dans Une Odyssée… Ton billet est bien plus complet que le mien, mais à ma décharge, j’ai fini il y a une quinzaine de jours, et pas pris de notes !
      PS ton ancien blog est bizarrement « squatté », notamment par une publicité pour des vélos pliants au beau milieu du texte…

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    2. Oui, je sais. Un inconnu a pris les rênes de mon ancien blog… qui ne devrai plus exister puisque j’ai résilié le nom de domaine et mon abonnement chez l’hébergeur…. Il en profite pour diffuser de la pub incluse dans les anciens billets et d’en publier de nouveaux qui ne sont que promotionnels. J’ai essayé de laisser un commentaire pour avertir que je n’était plus aux commandes du blog, mais les commentaires sont modérés… et jamais publiés.
      Si j’étais un tant soit peu doué en technique, je pense qu’il serait possible de reprendre la main. Mais tant pis, au moins, il me reste une trace de mes anciens billets qui, sans ce squatteur, ne seraient plus disponibles.

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      1. Dans le cas de mon ancien blog, c’est un peu différent… Je l’avais supprimé au bout d’un moment, et quelqu’un a récupéré l’adresse. Du coup, il faudrait (je ne sais comment) que je supprime tous les liens qui pointent vers le blog, et qui lui procurent des (rares) visites.

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    1. Le magazine ? Oui c’est vrai qu’ils en avaient fait un coup de cœur. C’est un pavé, certes, mais l’écriture et une sorte de suspense permettent d’avancer assez vite.

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  4. Ce livre est une merveille. Je viens de me rendre compte que je l’ai lu il y a exactement 8 ans : aujourd’hui, je me souviens encore de certaines scènes comme si je les avais vues dans un film.

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  5. Ah oui, ça c’est un beau choix de pavé ! Je n’y avais pas pensé et pourtant, depuis sa parution, ce roman me tente mais son volume m’a toujours fait remettre sa lecture au lendemain.

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  6. Un pavé qui mérite que l’on prenne le temps de s’y plonger on dirait. Pas une lecture qui peut se faire à la va vite je pense. Du coup ce ne sera pas mon pavé de l’été. Du moins cette année.

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  7. Au vu de ton ressenti et des commentaires, je ne peux que le rajouter à ma liste. C’est une belle entreprise que d’essayer de rendre une identité à des personnes dont la vie peut trop facilement être résumée en disant « qu’ils avaient été tués par les nazis pendant la guerre » (pour te citer). Il n’y a pas besoin de beaucoup se promener en Pologne (notamment) pour être frappée par l’étendue des histoires personnelles qui ont disparu, en laissant si peu de traces individuelles.

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    1. Parfait pour l’été, les lectures au long cours ! J’ai lu un roman d’Elsa Morante il y a (très) longtemps, je ne sais pas si j’aurai envie de la relire…

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