Sana Krasikov, L’an prochain à Tbilissi

Sana Krasikov est née en Ukraine, a vécu ensuite en Géorgie. Lorsqu’elle a eu huit ans, sa famille s’est installée aux Etats-Unis. Elle a fait des études de droit avant de se mettre à écrire des nouvelles. Certaines sont parues dans des magazines avant de constituer son premier recueil, sous le titre One more year. Elle vit à New York où elle termine actuellement son premier roman.
288 pages
Editeur :
 Albin Michel (octobre 2011)
Traduction : Esther Ménévis
Titre original : One more year

Voici, entre deux lectures de rentrée littéraire, un recueil de nouvelles paru l’année dernière et qui mérite votre attention cinq minutes ! Dans ces textes, il est souvent question de déracinés, d’expatriés russes, ukrainiens ou géorgiens installés aux Etats-Unis, sans envie de retour ou au contraire tentés par l’idée de revoir leur pays maternel. Les personnages en sont souvent des femmes, et leurs relations avec les hommes se compliquent du fait de la différence de culture, de l’éloignement ou de leur soif d’aisance matérielle. Les nouvelles sont racontées davantage comme des chapitres de romans, des tranches de vie, il ne faut pas s’attendre à une chute spectaculaire à la fin, la situation a simplement un peu évolué, un espoir se profile ou au contraire s’éloigne. L’auteure a un talent certain pour entrer dans le vif du sujet, présenter tous les protagonistes en peu de mots, décrire leur situation avec sensibilité et précision à la fois. On reconnaît le style américain d’écritures de nouvelles, façon Lorrie Moore ou Lauren Groff, avec un petit quelque chose en plus avec le thème de l’immigration et de ces familles transplantées que l’auteur semble bien connaître, comme l’indiquent les dialogues plein de vivacité, et cette jolie image donne une idée du thème du recueil : « Il faut dire qu’ils étaient si nombreux à avoir échoué de ce côté-ci de l’Atlantique.Tout un monde transposé, tel une tache d’encre sur une carte repliée, d’un continent sur un autre. »

Extrait : Depuis son arrivée en Amérique et son divorce, on avait à trois reprises essayé de caser Ilona Siegal. Le premier homme n’était pas n’importe qui, mais un Moscovite titulaire d’un doctorat, lui avait dit l’amie qui avait organisé le rendez-vous. Lorsqu’Ilona ouvrit la porte, elle le trouva sur son perron, vêtu d’un short jaune fin comme du papier. Il était maigre, à la manière famélique des ruminants et des coureurs de fond, avec des replis de peau autour des genoux et des muscles secs de lapin entrelacés sur la face interne des cuisses. Il tenait sous le bras quelque chose que, dans un instant d’égarement, elle prit pour une bouteille de vin. Quand il entra, elle vit que c’était seulement un litre d’eau qu’il portait ainsi. Ils avaient eu comme projet de se promener dans un parc voisin et de sortir déjeuner. Mais il revenait justement du parc. L’endroit n’avait rien d’exceptionnel, disait-il. Il venait d’aller y courir. Il n’aimait pas manquer son jogging, et comme il avait fait un détour d’une heure et demie en voiture pour venir la rencontrer, il en avait profité pour courir en premier. Ilona lui servit un verre de jus de pamplemousse et l’écouta parler de son travail aux Laboratoires Bell. Il était affalé dans son fauteuil, genoux écartés, inconscient que l’un de ses testicules dépassait légèrement de la doublure de son short. Elle fixait son visage, s’efforçant de ne pas baisser les yeux.
Le deuxième homme était un Américain, un collègue qu’on avait amené à une fête pour qu’il la rencontre. Il avait des cheveux roux grisonnants et des cils clairs couverts d’un genre de pellicules. Il l’emmena à un concert en plein air dans un centre universitaire du coin. Ensuite elle patienta pendant qu’il fouillait dans les placards de sa cuisine, dont il finit par sortir un plateau de crackers et un morceau de Brie desséché. Tout ce qu’elle se rappelait maintenant de son petit appartement, c’était la lumière aveuglante de son réfrigérateur vide.

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