Julie Otsuka, Certaines n’avaient jamais vu la mer

Rentrée littéraire 2012
L’auteur : Julie Otsuka est née en 1962 en Californie. Diplômée en art, elle abandonne une carrière de peintre pour  se consacrer pleinement à l’écriture. En 2002, elle publie son premier roman  Quand l’empereur était un dieu (Phébus, 2004 – 10/18, 2008), qui remporte immédiatement un grand succès.  Son deuxième roman, Certaines n’avaient jamais vu la mer, a été considéré dès sa sortie aux États-Unis comme un chef-d’œuvre et a reçu le PEN/Faulkner Award for fiction.
144 pages
Editeur : Phébus (août 2012)
Titre original : The buddah in the attic
Traduction : Carine Chichereau

Cela commence sur un bateau, où des dizaines et des dizaines de femmes, jeunes ou très jeunes, s’entassent dans des cabines pour traverser le Pacifique. Elles viennent du Japon pour épouser, par correspondance, de jeunes japonais vivant aux Etats-Unis, fermiers ou patrons de petites entreprises… Hélas, l’arrivée réserve bien des surprises, l’homme de la photo est le même, mais beaucoup plus vieux, ou c’était la photo de son voisin ou meilleur ami, les maisons avec joli jardin sont des cabanes, des tentes ou des chambres miteuses. La nuit de noces, le travail harassant, la découverte d’une culture différente, les premiers enfants, le labeur toujours épuisant, d’autres enfants, le Japon toujours plus lointain, le départ des enfants devenus grands, les années défilent avec plus de malheurs que de bonheur pour ces femmes. La communauté reste repliée sur elle-même et se soude davantage lorsque survient la deuxième guerre mondiale.
L’histoire de ces femmes est déjà passionnante, mais plus encore sous la plume de Julie Otsuka qui réussit un livre magnifique en donnant la voix à ces exilées en employant constamment la première personne du pluriel. Ce « nous » collectif donne une force et un rythme exceptionnel au roman qui ne ressemble de ce fait à aucun autre.
C’est une pépite incontournable pour ceux qui aiment les épisodes historiques méconnus, le début du XXème siècle, l’histoire des femmes, les romans choraux, les parti-pris d’écriture originaux, le Japon… et pour tous les autres aussi !

 

Extraits : Sur le bateau nous étions dans l’ensemble des jeunes filles accomplies, persuadées que nous ferions de bonnes épouses. Nous savions coudre et cuisiner. Servir le thé, disposer des fleurs et rester assises sans bouger sur nos grands pieds pendant des heures en ne disant absolument rien d’important. Une jeune fille doit se fondre dans le décor : elle doit être là sans qu’on la remarque. Nous savions nous comporter lors des enterrements, écrire de courts poèmes mélancoliques sur l’arrivée de l’automne comptant exactement dix-sept syllabes. Nous savions désherber, couper du petit bois, tirer l’eau du puits, et l’une d’entre nous – la fille du meunier – était capable de parcourir les trois kilomètres jusqu’à la ville en portant sur son dos un sac de trente-cinq kilos de riz sans jamais transpirer. Tout est dans la façon dont on respire. Nous avions pour la plupart de bonnes manières et nous étions d’une extrême politesse, sauf quand nous explosions de colère et nous mettions à jurer comme des marins.

Sur le bateau, chaque nuit nous nous pressions dans le lit les unes des autres et passions des heures à discuter du continent inconnu où nous nous rendions. Les gens là-bas, disait-on, ne se nourrissaient que de viande et leur corps était couvert de poils ( nous étions bouddhistes pour la plupart donc nous ne mangions pas de viande et n’avions des poils qu’aux endroits appropriés). Les arbres étaient énormes. Les plaines, immenses. Les femmes, bruyantes et grandes – une bonne tête de plus, avions-nous appris, que les plus grands de nos hommes. Leur langue était dix fois plus compliquée que la nôtre et les coutumes incroyablement étranges. les livres se lisaient de la fin vers le début et on utilisait du savon au bain. On se mouchait dans des morceaux de tissu crasseux que l’on repliait ensuite pour les ranger dans une poche, afin de les utiliser encore et encore. Le contraire du blanc n’était pas le rouge mais le noir. Qu’allions-nous devenir, nous demandions-nous, dans un pays aussi différent ?

 

4 commentaires sur « Julie Otsuka, Certaines n’avaient jamais vu la mer »

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