Rentrée littéraire 2020 (9)
« L’idée qu’il puisse écrire un livre digne d’être lu l’avait séduit, et il imaginait que s’il suivait le conseil et l’exemple de Tom, le bon sujet lui apparaîtrait tôt ou tard. Mais cela ne s’était jamais produit. Le problème étant qu’aucun sujet ne lui semblait plus urgent que le suivant, et les deux se défendaient. Peut-être que pour lui le bon sujet n’existait pas, ou, à l’inverse, ils étaient tous bons, ce qui, ironiquement, revenait au même. »
Trois amis qui ne se sont pas vus depuis plusieurs décennies se retrouvent dans la maison de l’un d’eux, à Martha’s Vineyard. Lincoln, agent immobilier et père de famille bien établi, qui a hérité de cette maison, hésite à la vendre. Teddy, universitaire resté célibataire, se demande s’il a bien fait d’accepter cette invitation. Mickey, le plus secret, musicien de rock un peu marginal, arrive sur sa Harley Davidson. Entre les trois plane le souvenir de Jacy, amie des trois lorsqu’ils étaient étudiants, et disparue précisément à la suite d’un week-end à Martha’s Vineyard. C’était l’époque du tirage au sort pour la guerre du Vietnam, et la chance ne souriait pas à chacun de la même façon…
D’ailleurs, n’allez pas croire qu’il s’agissait de trois jeunes gens nés avec une cuiller en argent dans la bouche, non, leurs parcours d’étudiants boursiers et obligés de travailler en plus de leurs études les rapprochent bien des portraits habituels dressés par l’auteur américain.
Richard Russo a accoutumé ses lecteurs fidèles à des chroniques de petites villes américaines, avec de nombreux personnages, il a davantage concentré ici sa narration autour de trois hommes d’âge mûr, de leur jeunesse étudiante, de leur rapport à la vie, du bilan qu’ils en tirent, et du destin. Et ça marche !
« Était-ce cela qu’il attendait de ses vieux amis ? La confirmation que le monde dont on se souvenait avec tendresse existait encore ? Qu’il n’avait pas été remplacé par une réalité dans laquelle on était moins impliqué ? »
Qui ne s’est jamais demandé ce qui serait arrivé, quelle aurait été sa vie, si ne s’était pas produite la rencontre avec telle ou telle personne, ou si tel événement était survenu un peu plus tôt ou plus tard, et ainsi de suite ? Ces réalités alternatives possèdent des variations infinies, et si, dans la vie, il est préférable de ne pas trop s’attarder dessus, justement à cause de leur multitude, dans un roman, il est très intéressant que chacun spécule plus ou moins sur ces éventualités, selon son caractère.
L’auteur tricote un roman particulièrement réjouissant et passionnant sur le thème de la vie et du destin, de la chance ou de la malchance. Le point de vue du narrateur passe de l’un à l’autre de ses trois personnages masculins alternativement, donnant de quoi s’attacher à leurs personnalités, et parmi eux, leur amie Jacy peut sembler une figure un peu plus inconsistante que les personnages masculins. C’est le cas pendant une bonne partie du roman, mais des éclaircissements dans l’ultime partie de l’histoire redonnent à la jeune femme un caractère beaucoup plus fort qu’il n’y paraît. Comme toujours chez Richard Russo, c’est fort bien fait, de manière à ce que le lecteur y trouve son compte, et ne ressorte pas frustré de sa lecture !
Je me suis régalée (comme d’habitude, dirais-je, si je n’avais pas calé lamentablement sur Le pont des soupirs, mais c’est une autre histoire) !
Retour à Martha’s Vineyard de Richard Russo (Chances are…, 2019) éditions de la Table Ronde (août 2020), traduction de Jean Esch, 377 pages.
C’était une lecture commune autour de Richard Russo, allons voir ce qu’ont pensé de ce roman ou d’un autre : Aifelle, Ingannmic, Keisha, Krol…
Tous les liens sont chez Ingannmic.
Mes billets sur A malin, malin et demi, Ailleurs, Trajectoire…