Sarah Waters, Ronde de nuit

« Combien de temps allait-on encore laisser cette guerre tout gâcher ? On avait été tellement patient. À vivre dans l’obscurité. À vivre sans sel, sans parfum. À ne se nourrir que de petites rognures de joie comme des croûtes de fromage… Soudain, elle avait conscience de chaque minute qui passait : elle les ressentait brusquement pour ce qu’elles étaient, des fragments de sa vie, de sa jeunesse, qui s’écoulaient sans retour, comme autant de gouttes qui tombent. »
Quatre personnages attachants au cœur d’une époque et d’un lieu remarquables, et que j’avais envie de mieux connaître, le Londres d’après-guerre, voici ce que propose le roman de Sarah Waters. Il y a Helen, qui vit avec Julia, un couple interdit voué à la plus grande discrétion, même lorsque l’histoire d’amour se défait peu à peu. Il y a Viv et son amant de longue date qui semble ne pas pouvoir se décider à quitter son épouse. Il y a Duncan, le frère de Viv, à jamais marqué par plusieurs années de prison. Et enfin Kay, la plus mystérieuse, que cherche-t-elle ou que fuit-elle ? Après une mise en place un peu longue, mais jamais ennuyante, qui permet de situer les personnages et leurs relations plus complexes que ma présentation ne le laisse voir, la structure originale du roman apparaît : il est composé de trois parties, d’abord en 1947, puis 1944 et ensuite 1941. Cette construction à rebours éclaire les pans de l’histoire qui demeuraient méconnus à la fin de la première partie, et donne un éclairage différent aux événements.

« Il ouvrit ses yeux et rencontra son propre regard dans le miroir. Ses cheveux bien peignés montraient une raie impeccable, son pyjama était boutonné jusqu’au menton ; mais ce n’était pas un petit garçon. Il n’avait plus dix ans, il n’en avait même plus dix-sept. Il en avait vingt-quatre et il pouvait faire ce que bon lui semblait. »
Une bonne pioche que cette Ronde de nuit, livre de poche trouvé il y a quelques mois en bouquinerie, alors que je n’avais jamais rien lu de cette auteure (mais je me souvenais que des lectrices de confiance aimaient bien ses romans !). Je l’ai trouvé passionnant pour cerner l’état d’esprit des Londoniens après-guerre, et aussi pendant la guerre. Je faisais des comparaisons en imaginant que l’après-Covid, toutes proportions gardées, allait être un peu semblable. En effet les privations des Londoniens dépassaient largement ce qui nous concerne aujourd’hui. De quoi relativiser un peu…
C’est un roman plutôt original, par bien des aspects, notamment par sa progression temporelle singulière, et aussi par le thème de l’homosexualité à une époque où elle était fortement condamnée. Les nombreux dialogues fluidifient la lecture et donnent un ton assez enjoué malgré les conditions difficiles. L’évolution des personnages, traitée de cette manière, les rend plus attachants encore que si la narration était chronologique. Le personnage de Kay, ambulancière de nuit lors des bombardements, donne lieu à des scènes terribles et saisissantes, qui rappellent que la guerre n’est pas seulement un arrière-plan commode à cette histoire, mais une fracture immense dans la vie de chacun des protagonistes.
Un ensemble d’arguments qui m’a assez séduite pour que je projette de continuer à lire Sarah Waters. Avez-vous lu ce roman ou d’autres de sa plume, et lesquels me conseillerez-vous ?

Ronde de nuit de Sarah Waters, (The Nightwatch, 2006), éditions 10/18, traduit par Alain Defossé, 563 pages.

44 commentaires sur « Sarah Waters, Ronde de nuit »

  1. Un roman que j’ai envie de lire depuis longtemps, mais … difficile de lui faire une place. Il me semble en avoir lu un il y a longtemps, mais je ne sais plus lequel.

    J’aime

  2. J’ai découvert cette auteure avec Affinités, qui m’avait laissé un sentiment mitigé, mais par la suite j’ai beaucoup aimé Caresser le velours et Du bout des doigts (les deux se passent à l’époque victorienne, et évoque des amours lesbiennes, mais pas que…) que je recommande sans bémol. L’indésirable est bien aussi, mais un peu moins original à mon avis… Je n’ai pas lu celui-là, un peu refroidie par plusieurs avis négatifs lus à sa sortie, il faut peut-être que je revois ma copie..

    J’aime

    1. Je lis beaucoup de bien de Du bout des doigts, qui revient dans tous les commentaires, ça risque d’être mon suivant. Des avis négatifs sur celui-ci, ah bon ? Sans doute des attentes déçues !

      J’aime

  3. Il a l’air bien ! Je cherche justement aussi à découvrir d’autres romans de l’autrice après avoir eu un immense coup de foudre pour sa plume dans Du bout des doigts – que je me permets, du coup, de te conseiller. Un roman à tiroir dans le Londres pauvre du XIXème siècle qui m’a complètement happé.

    J’aime

  4. J’avais beaucoup aimé celui-ci ( lu sur les recommandations des blogueuses :)), un peu déstabilisée au départ par ce choix narratif à rebours. Je n’ai pourtant pas poursuivi avec l’auteure, je vais donc attendre maintenant que tu me conseilles 😉

    J’aime

  5. J’avais adoré Du bout des doigts, lu cette année. Je pense poursuivre avec cette auteure mais je ne sais pas encore avec quel roman.

    J’aime

  6. Je n’ai jamais lu Sarah Waters. Mais la Seconde Guerre mondiale, ne me demande pas pourquoi !, est un sujet pour moi complètement anti-littéraire !

    J’aime

    1. Je pourrais te répondre qu’il n’y a pas de sujet anti-littéraire, mais bon, je dois bien avoir cette impression aussi sur d’autres thèmes… Je ne sais pas, l’économie, par exemple ? 🙂

      J’aime

      1. Je suis d’accord avec toi Kathel ! On peut faire un excellent livre à partir de n’importe quel sujet – et inversement d’ailleurs, on peut en faire de très mauvais à partir de sujets qui semblaient pourtant passionnants. Je me suis mal exprimée : ce que je voulais dire, c’est que je ne suis absolument pas attirée par les romans qui traitent de cette période et que j’ai plutôt tendance à les fuir. Et je ne sais pas pourquoi…

        J’aime

  7. Je me suis arrêtée à Affinités, que j’avais eu bien de la peine à terminer, des longueurs, des digressions … Le thème de l’homosexualité semble récurrent chez cette auteure, c’est ce qui m’avait intéressée, de même que l’époque victorienne. Et pourtant, un flop ! Je note quand même Du bout des doigts vu les multiples recommandations.

    J’aime

  8. J’en ai lu beaucoup de bien, mais ma seule tentative avec l’auteur s’était soldée par un échec (plutôt un mauvais timing, j’avais prévu de retenter). J’ai l’impression qu’on en entend moins parler, ton billet ravive ma curiosité.

    J’aime

  9. Hello Kathel ! Du bout des doigts, je pense que c’est le meilleur roman de l’autrice. J’en ai lu plusieurs mais j’avoue m’être ensuite lassée par une trame que l’on retrouve à chaque fois.

    J’aime

Et vous, qu'en pensez-vous ?