Colson Whitehead, Nickel boys

Rentrée littéraire  2020 (2)
« Les reportages photo de Life l’emmenaient en première ligne, dans le boycott des bus à Baton Rouge, dans les sit-in de Greensboro, partout où des jeunes guère plus âgés que lui prenaient les commandes du mouvement. Ils essuyaient des coups de barre de fer, le jet de lances à incendies, les crachats de femmes blanches en colère, et ils étaient capturés sur pellicule dans de formidables actes de résistance. »

L’histoire de la Nickel Academy devient sous la plume de Colson Whitehead, essentiellement celle d’Elwood Curtis, jeune garçon puis jeune homme, grandi au son du discours de Matin Luther King à Zion Hill, le seul qu’il possède et passe régulièrement sur sa platine.
Dans les années soixante, Elwood, au gré de petits boulots, notamment dans un restaurant et chez un marchand de journaux, prend conscience des inégalités, s’intéresse à la lutte pour les droits civiques, se rêve même en jeune militant. Survient un enchaînement malheureux de circonstances, et Elwood, à dix-sept ans, se retrouve entre les murs de la Nickel Academy.
Inspirée d’une école qui a réellement existé, maison de « redressement » pour garçons en Floride, avec une partie réservée aux Noirs et une autre pour les Blancs, Nickel semble regrouper tous les pervers et les racistes, enchantés de ne pas être obligés de revêtir la tunique du Ku Klux Klan pour assouvir leurs penchants. Ces sévices demeureront bien camouflés, tant et si bien qu’il faudra attendre la découverte, des décennies plus tard, d’un cimetière clandestin, pour deviner où étaient passés les jeunes soit-disant évadés.
Si Elwood n’ignorait pas la discrimination, il fait connaissance à Nickel avec le racisme dans ce qu’il a de plus cruel et de plus systématique. Entre les garçons qui ont atterri là, c’est un peu le règne du « chacun pour soi », favorisé par des privations et des tyrannies en tous genres. Elwood s’y lie cependant avec Turner, moins idéaliste et plus dégourdi que lui.

« Fuir était une folie, ne pas fuir aussi. En regardant ce qui s’étendait à l’extérieur de l’école, en voyant ce monde libre et vivant, comment ne pas songer à courir vers la liberté ? À écrire soi-même son histoire, pour changer. S’interdire de penser à la fuite, ne serait-ce que pour un instant volatil, c’était assassiner sa propre humanité. »
Sur un thème déjà rencontré sous la plume de Richard Wagamese dans Jeu blanc, j’ai eu le sentiment que, comme dans Underground railroad, l’auteur n’avait pas fait le choix d’une gradation dans l’horreur, qui aurait mis le lecteur dans la position d’attendre toujours pire des penchants racistes exercés par les plus cruels des responsables de l’école. Il a, semble-t-il, fait plutôt le choix inverse, et je lui en suis très reconnaissante.
Cependant, sa très grande, son immense colère contre ceux qui ont perpétré ou cautionné ces exactions racistes est bien réelle et irrigue le roman. L’écriture, fluide et sobre, ne cherche pas à provoquer ou diriger les sentiments du lecteur, pour lequel les faits parlent d’eux-mêmes. Le personnage d’Elwood est intensément touchant, avec son idéalisme, et le contrepoint apporté par son ami Turner est le bienvenu.
Une ellipse temporelle intervient environ aux deux tiers du roman, qui amène à s’interroger sur les événements passés, et à y revenir avec le point de vue d’un homme mûr toujours hanté par sa jeunesse. C’est un coup de maître de la part de l’auteur, mais je n’en dirai pas davantage… Un roman à lire, assurément, et qui me restera longtemps en mémoire.

Nickel boys de Colson Whitehead, (The Nickel boys, 2019) éditions Albin Michel, août 2020, traduction de Charles Recoursé, 259 pages.

Lilly trouve le roman bouleversant, Mes pages versicolores est plus mitigée. C’est un roman essentiel pour Jostein, un roman marquant pour Mumu dans le bocage et pour Plaisirs à cultiver.

Le mois américain est à retrouver ici.

58 commentaires sur « Colson Whitehead, Nickel boys »

    1. Trop d’auteurs contemporains alourdissent leurs romans par des scènes violentes, au prétexte qu’il faut montrer la violence existante. Certes, mais on peut aussi suggérer au lieu de montrer et réduire les images choquantes…

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    1. C’est sûr, surtout quand on sait que ces endroits ont existé… mais l’art de l’auteur est de permettre de s’attacher aux personnages sans être complètement submergé par ce qui leur arrive.

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  1. Je suis d’accord tout l’art est de suggéré sans jamais forcément décrire dans le détail, laissant aux lecteurs le travail d’imagination et là nous serons de toutes façons toujours en dessous de la réalité. Je dois avouer qu’un détail à semer le doute à un moment dans mon esprit et le twist final est une parfaite réussite. Colson Whitehead écrit les faits, dénonce d’une voix sobre mais tellement forte 🙂

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  2. C’est Lilly avec deux « L », mais merci pour le lien !

    Comme tu l’as vu, j’ai beaucoup aimé aussi, même si avec quelques jours de recul je trouve qu’il a quand même des défauts au niveau du ficelage (le saut dans le temps, le « coup de théâtre). Mais j’ai beaucoup apprécié sa sobriété.

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    1. C’est noté, Lilly !
      Je dois être bon public, puisque j’ai tout aimé de ce roman… Il faudrait que je le lise une seconde fois pour repérer d’éventuels défauts. 😉

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  3. Ohlala je commence à me sentir noée par la rentrée scolaire,la rentrée littéraire… J’ai l’impression (c’est même bien réel) de ne pas avoir assez de temps pour lire tous les billets des blogueuses amies sur la rentrée et de ne pas avoir assez de temps pour rédiger mes propres billets. Mais j’essaye de rester zen, d’accepter ça, sinon je vais encore plonger dans la déprime bloguesque comme l’année passée 😉

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    1. Reste zen, Anne, je t’en prie ! 😉
      Tu sais, malgré le temps dont je dispose, je n’ai lu que trois romans de la RL, et encore, pas trop volumineux. Et je peine à écrire mes avis, la pile « à chroniquer » ne diminue pas !

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    1. Tu ne sais pas à quoi tu t’engages, là ! 🙂 Comme il génère beaucoup d’attentes, je crains quelques déceptions, notamment pour ceux qui ne se sentiront pas à l’aise avec l’écriture assez « sèche » de l’auteur (très bien traduite, je pense). Mais il est vrai que c’est uniquement sur l’achat que tu te prononces ! 😉

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    1. La violence n’est pas absente, bien sûr, mais mise un peu « à distance », quant au choix du sujet, l’auteur a lu un article sur des fouilles dans le jardin d’une « école » en Floride et a été obsédé par ces faits.

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  4. Du même auteur, j’avais bien aimé « Underground railroad » même si j’avais eu un peu de mal avec l’écriture. Je lirai celui ci aussi je pense.
    Daphné

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  5. Très tentée par ce roman de Colson Whitehead mais je n’ai toujours pas lu Underground Railroad encore, ça reste ma priorité !

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