Abnousse Shalmani, Les exilés meurent aussi d’amour

exilesmeurentaussiRentrée littéraire 2018 (17)
« C’est quelque chose, l’exil : une claque qui vous déstabilise à jamais. C’est l’impossibilité de tenir sur ses deux pieds, il y en a toujours un qui se dérobe comme s’il continuait à vivre au rythme du pays perdu. »
S’il est clair qu’il est question d’exil dans ce livre d’Abnousse Shalmani, ici, contrairement à son précédent livre (Khomeiny, Sade et moi) relatant son arrivée à Paris à l’âge de neuf ou dix ans, il s’agit d’un roman, et d’une famille imaginaire.
La famille de Shirin, des bourgeois intellectuels de gauche, quitte Téhéran dans les années 80, son père tout d’abord, puis elle-même et sa mère. À Paris, ils retrouvent les trois sœurs de sa mère, et son grand-père, personnages autour desquels tout le roman est construit. Il faut dire qu’entre Mitra la tyrannique, Zizi, l’artiste, et la jeune révolutionnaire Tala, les trois sœurs sont des femmes envahissantes, écrasantes, surtout pour la mère de Shirin, qu’elles traitent quasiment comme une domestique. La précarité économique les contraint de plus à cohabiter dans un petit appartement.

« Je pris l’habitude de la regarder dans son laboratoire, admirant sa patience, sa concentration, ses choix, ses mains qui n’hésitaient jamais, sa volonté qui ne connaissait pas l’impossible. D’une table basse boiteuse, elle faisait deux tables qui se superposaient, l’une rouge, l’autre noire agrémentée de roses. »
L’extrait montre le regard d’enfant que Shirin pose sur sa mère et ses doigts de fée, regard qui en fait une magicienne, une alchimiste, comme l’enfant s’exclame, ravie de trouver ce nouveau mot français dans le dictionnaire. J’ai commencé à vraiment apprécier ce roman au bout d’une cinquantaine de pages, avec le portrait de la mère, l’apprentissage acharné par la petite fille de la langue française et l’apparition d’Omid. Shirin tombe sous le charme de cet ami juif de sa tante Tala, et lui aussi se prend d’affection pour la petite fille, lui ouvrant les portes des musées pour parfaire sa culture.

« Le cinéma fut prohibé pour cause d’attentat, les restaurants pour cause d’hygiène, le théâtre et l’opéra pour une cause oubliée, ou plutôt : parce que ma famille n’osait pas y aller. Elle sentait le déclassement à plein nez et se révélait incapable de l’assumer. »
L’immense atout de ce roman d’apprentissage et d’exil, un sujet somme toute assez présent dans la littérature, c’est la langue très chatoyante, très personnelle, de l’auteure, parfois un peu péremptoire dans les affirmations qui viennent clore certains paragraphes, mais cela fait partie de son charme aussi « Les Iraniennes n’ont jamais rien compris à l’amour. » « Téhéran achetait l’idéal et dédaignait l’amour. » « Ils étaient des survivants. La seule chose qui me rassure, c’est qu’ainsi programmés pour la survie, ce sont ces tempéraments-là qui repeuplent la terre après les catastrophes. »
Le thème de la politique en exil, la vision qu’en a Shirin du haut de ses neuf ou dix ans, puis de ses vingt ans, est particulièrement intéressant, mais ce n’est pas le seul. Les thèmes sont nombreux, s’entrelacent, se répondent, se trouvent mis en parallèle avec des légendes persanes ou des histoires constitutives de la légende familiale. Le tout de manière subtile et avec toujours ce style qui sublime tout. C’est souvent assez drôle, par les mots choisis, et par le surgissement de scènes tragi-comiques. L’apparition du personnage du « tout petit frère », né après treize mois de grossesse, apporte une once de réalisme magique à l’iranienne qui s’intègre fort bien à l’ensemble.
Après un démarrage un peu hésitant, je me suis laissé emporter par le foisonnement de ce roman, son écriture pleine d’esprit, et sa galerie de personnages fascinants.

Les exilés meurent aussi d’amour d’Abnousse Shalmani, éditions Grasset (août 2018), 400 pages.

 Repéré grâce à Clara, Delphine qui s’est aussi entretenue avec l’auteure, Lili et Sylire.

40 commentaires sur « Abnousse Shalmani, Les exilés meurent aussi d’amour »

  1. Je suis bien contente que ce roman t’ait plu ! Abnousse Shalmani a une manière vraiment personnelle et colorée d’évoquer l’exil, l’amour, la famille. J’ai beaucoup aimé ce ton à part, un peu magique. Du coup, j’ai hâte de découvrir son premier titre que j’ai reçu à Noël ^^

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  2. La littérature de l’exil m’intéresse toujours ! J’avais noté Khomeiny, Sade et moi, j’aimerais bien commencer par celui-là.

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    1. Moi aussi, c’est un thème que j’aime à retrouver. J’avais lu quelques pages de Khomeyni, Sade et moi, et je trouve « Les exilés meurent aussi… » plus abouti, plus attachant aussi.

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    1. Évidemment ! Merci pour ton billet et ton entretien avec Abnousse qui m’ont poussée à franchir le pas. (En fait je l’ai conseillé à Mr K et l’ai lu avant lui, pour parachever ma mission de conseil) 🙂

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  3. J’étais très hésitante devant « Désorientale », mais vu ton billet sur celui-ci et les commentaires ci-dessus, je me lancerais bien.

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  4. Why not? Le thème m’intéresse, les avis souvent enthousiastes sur ce roman et cette auteure en particulier me tentent… mais je n’arrive pas à me décider.

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    1. Je n’étais pas particulièrement décidée, mais je cherchais un bouquin qui puisse plaire à Mr K (et que je puisse lire aussi) et celui-ci s’est imposé tout seul (je n’y suis pour rien) 😉

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    1. Pour moi, c’est l’inverse, je n’avais pas réussi à accrocher à Khomeiny, Sade et moi, que je trouvais un peu fourre-tout comme son titre, et là, je suis entrée dedans tête baissée ! 🙂

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  5. J’avais entendu l’auteure dans une émission littéraire, et elle était passionnante. Mais je n’ai pas encore lu son livre. Ca viendra.

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  6. Abnousse Shalmani.. merci je la découvre grâce à ta critique. L’exil c’est toujours une thématique forte. J’accorde beaucoup d’importance au style aussi. Tu dis qu’il est beau. Je note donc ce livre. Belle soirée à toi 🙂

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  7. Il faut dire qu’elle est un peu péremptoire elle-même…je l’ai vue dans une émission sur LCP, après un docu sur la jeunesse de Téhéran, et elle était intéressante à écouter même si un peu péremptoire, donc. J’ai son roman, il faut que j me décide à le lire. C’est bien de savoir qu’il faut persister au début…

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